Il est d'usage de distinguer parmi les personnes en difficulté de lecture, ceux que l'on nomme "illettrés", et ceux que l'on nomme "analphabètes", deux termes, du reste sont bien mal choisis, le dernier surtout qui laisse supposer une fois de plus que la connaissance de l'alphabet serait la première étape de l'apprentissage de la lecture.
Disons que ces derniers n'ont jamais appris à lire, tandis que les premiers ont appris, mais n'ont pas su se servir de ce qu'ils ont appris ou l'ont oublié.
En fait, la véritable différence entre ces deux groupes, c'est plutôt une question de scolarisation : les uns sont allés à l'école, et les autres, non. Cela entraîne d'importantes conséquences pour beaucoup de choses , mais pour la lecture, assez peu.
En voulant manier le paradoxe, on pourrait presque dire que ceux qui ont été scolarisés sont plutôt plus mal lotis pour la lecture que ceux qui ne l'ont pas été: les premiers ont en effet acquis des mécanismes qui font obstacle à la compréhension des écrits, et qui sont largement responsables de leur incapacité à utiliser l'écrit dans leur vie.
Pour avoir beaucoup travaillé avec des personnes analphabètes et illettrées, j'ai maintes fois constaté que les premières se sont souvent construit des stratégies de construction de significations constituant une base intéressante pour les aider à aller plus loin, tandis que les autres se révèlent totalement coincées dans leur déchiffrage et incapables d'effectuer les opérations de mises en relation et de raisonnement par lesquelles on peut comprendre un écrit, c'est-à-dire, s'en servir.

C'est bien ce qui était déploré à l'époque, et observé aussi bien dans les enquêtes de 1967 (celle qui fut menée par le syndicat des libraires, ou celles menées auprès des appelés du contingent : en général, les personnes observées savaient déchiffrer, mais elles étaient incapables de rendre compte de ce qu'elles venaient de déchiffrer.)
Les conclusions de nos travaux nous ont amenés à formuler l'hypothèse, étayée par les travaux sur la psychologie des enfants et sur celle des apprentissages, que le déchiffrage, acquis trop tôt, et considéré comme l'essentiel du savoir-lire est la principale cause d'illettrisme.
Deux raisons, au moins, militent en faveur de cette hypothèse :
1- les données sur le fonctionnement de l'œil et et de la vision, permettent de dire que l'habitude de repérer les lettres une à une pour les assembler, est si contraire à ce fonctionnement qu'il ne peut qu'être néfaste à l'acte de lecture.
2- la nécessité de mettre en relation des éléments épars dans le texte pour en saisir le sens, et de raisonner à partir de ces mises en relation, est incompatible avec l'existence d'un mécanisme acquis.

Un mécanisme, en effet, comme nous l'ont appris les théoriciens de l'Education Physique, est tout le contraire d'un automatisme. Le premier est un comportement acquis sans le sujet (d'où l'importance d'activités de répétition qui endorment la vigilance de l'esprit ; d'où aussi la difficulté à s'en débarrasser !) ; le second au contraire, est un comportement acquis théorisé, qui a été ensuite intériorisé, non par des "répétitions", mais par des emplois en situations diverses.
C'est la diversité des situations d'entraînement qui conduit à la maîtrise. La répétition à l'identique conduit, elle, au conditionnement, qui est le contraire des apprentissages, lesquels ne méritent ce nom que s'il s'agit de constructions conscientes et théorisées.
Quand on n'effectue jamais une activité, il est légitime de penser qu'on ne la maîtrise pas.
L'enquête de 1967 a fait apparaître que 53% de Français adultes ne lisaient jamais. On peut légitimement fomuler l'hypothèse que leur maîtrise de la lecture était largement insuffisante. C'est cela, que nous appelons "être illettré".

Même si cette définition peut paraître contestable, elle est pédagogiquement féconde, car elle invite à remettre en question la manière d'apprendre. Or, dans les rares classes où cela fut fait, cette remise en question est apparue positive sur ce point, ainsi que que le décrivent nos rapports de recherche.
Mais, comme vous le savez, cela ne peut avoir valeur de preuve.
C'est au nom du principe de précaution, que nous invitons nos collègues à être plus prudents sur les convictions de ceux qui disent le contraire...