2-Les apprentissages précoces
Abordons maintenant le texte de l’ouvrage, il recense un nombre très important d’expériences, d’imageries cérébrales se rapportant au processus de la lecture.
Je passe sur les multiples comptes rendus mettant en jeu, les facteurs de reconnaissance des lettres et des mots isolés. En fait si nous voulons être plus précis, en reprenant le vocabulaire de Ferdinand de Saussure, il nous faut substituer à « mot » : « signifiant ». Je reviendrai plus loin sur cette remarque importante.
Et, j’en arrive au processus d’apprentissage de la lecture.
Selon l’auteur, en 1985 la psychologue anglaise Uta Frith avait proposé un modèle qui ferait toujours référence : celui des trois stades de lecture. : * le premier qui survient vers cinq ou six ans où l’enfant n’a pas compris la logique de l’écriture ou son système visuel essaie de reconnaître les mots de la même manière que les objets ou les visages qui l’entourent. La taille de ce lexique pictural varie considérablement d’un enfant à l’autre pouvant atteindre une centaine de mots.
* le second qui associe chaque chaîne de lettres à sa prononciation par une procédure, systématique et complexe de conversion des graphèmes en phonèmes, étape phonologique qui apparaît typiquement vers 6 ou 7 ans.
* le troisième ou étape orthographique qui se met en place progressivement ; elle dépend de plus en plus de la nature du mot tout entier et en particulier de sa fréquence dans la langue : les mots rares étant lus plus lentement. La voie lexicale vient progressivement suppléer à la voie de décodage graphème-phonème.
L’auteur note d’emblée que ces étapes ne sont pas cloisonnées de façon rigide. L’enfant passant continûment d’une étape à l’autre à l’échelle de quelques mois ou quelques d’années. Du lecteur novice à l’expert, la transition serait lente. Peut-être selon l’auteur serait-elle mieux représentée par certains modèles de réseaux de neurones dans lesquels les représentations émergent, spontanément.

Cette analyse du processus de lecture appelle plusieurs remarques ou observations.
L’auteur (donc Stanislas Dehaene) n’évoque pas le cas des lecteurs précoces et par voie de conséquence leur processus d’apprentissage.
Le cas le plus connu est celui du jeune Tommy âgé de trois ans et demi et cité par Glenn Doman (1) dans son ouvrage : «J’apprends à lire à mon bébé ». D’autres cas nous sont révélés par des écrivains Georges Simenon, Marcel Pagnol, Agatha Christie, lecteurs précoces clandestins. Leur entourage, soit craignant des conséquences neurologiques, soit le cachant au corps enseignant. Et leur comportement montre qu’il s’agit d’une véritable lecture et non pas une reconnaissance de formes de mots. Mais certains d’entre nous ont rencontré des cas semblables parfois cachés.
On me rétorquera qu’il s’agit de cas très isolés et donc non significatifs.
Mais les travaux de Rachel Cohen (2) répondent à ces critiques. En effet, il s’agit de classes de maternelles d’enfants de 4 et 5 ans au nombre de plusieurs centaines, qui ont ainsi appris à lire correctement. Rachel Cohen rend compte de nombreux travaux américains sur ce sujet. Et, elle démontre la nocivité des batteries de tests de pré-requis néo-piagétiens, ainsi par exemple, les tests de latéralisation se révèlent infondés et dangereux.
Et, comme des expériences d’imagerie cérébrale se révèleraient utiles pour comprendre ces mécanismes de lecture précoce...

3- La Polysémie
Soit la phrase à lire.
« La lecture n’est pas une simple reconnaissance des lettres » :
- lecture : action matérielle de lire ou délibération d’une assemblée législative ou …
- est : conjugaison du verbe être ou l’un des quatre points cardinaux.
- pas : adverbe ou enjambée ou…
- simple : élémentaire ou médicament ou…
- reconnaissance : identification ou se sentir redevable ou…
- lettres : signe graphique ou message ou…
Un lecteur moyen consacrera moins d’une seconde pour :
* la reconnaissance visuelle et peut-être phonétique.
* le ( signifiant) de chacun des cinq mots.
* la sélection pour chacun des mots et sa signification -(signifié)- dans le contexte de la phrase et du sujet traité.
* la compréhension de cette phrase.
Et si j’avais choisi une phrase un peu plus longue et à la structure un peu plus complexe comme le nombre de combinaisons sémantico-linguistiques se serait fortement accru...
Quel prodigieux mécanisme mental nous est ainsi révélé et suscite mon admiration. Et comme, il nous éloigne des conceptions traditionnelles prétendant expliquer le processus de lecture... !
Et, comme des expériences d’imagerie cérébrale se révèleraient utiles et fascinantes... !
Ceci dit, nous devons abandonner la définition traditionnelle de l’unité de la lecture : le mot. « C’est la phrase qui est l’unité du processus de lecture (3) »

4- L’anticipation.
Mais le processus de lecture ainsi décrit peut fréquemment être amélioré par une activité d’anticipation (feed before). Entendons-nous, il ne s’agit pas de prévoir, de deviner une suite de mots à venir. Non, mais de faciliter la compréhension du texte à venir.
La lecture engendrant la perception chomskienne d’un texte à la façon de l’écriture. Des chercheurs américains (4) et français nous confirment, par leurs expériences, ce comportement de lecteurs adultes et, peut-être plus jeunes.
Nous-mêmes avons testé les conduites d’un groupe de sujets adultes lisant soixante quatre phrases, prélevées aléatoirement dans l’ouvrage d’Alain sur l’éducation.
Les phrases les mieux retenues n’étaient pas les plus courtes, mais celles dont les structures syntaxiques permettaient certaines anticipations du texte à venir, grâce à l’emploi de mots outils de subordination tels qui, que, dont
Les structures syntaxiques récursives à droite se révélant plus efficaces que les structures énumératives qui ne permettent généralement aucune anticipation.
Mais tous ces travaux concernaient des adultes, et il me fallut attendre les recherches de David Pearson de l’université de Minnesota observant les comportements de jeunes lecteurs âgés de neuf ans, lisant des textes aux structures variées. Les textes les mieux mémorisés étaient ceux avec des structures d’avertissements, et composés d’une phrase au lieu de deux. Le chercheur concluant, « il préfère les formes les plus cohésives, les plus grammaticalement complexes »… celles (et c’est moi qui poursuis) permettant une anticipation.
Il ne serait pas impossible que l’on obtienne sur des lecteurs, plus jeunes un résultat analogue… La finalité de la lecture étant, non pas le déchiffrement d’une suite de mots, mais la production d’un sens suggéré par ces mots.

Eveline se permet d'ajouter ici combien cette dernière phrase lui semble capitale : c'est l'oubli constant de cette vérité qui ôte à ses yeux toute crédibilité aux conclusions des recherches sur la lecture, si souvent évoquées pour défendre l'indéfendable, l'enseignement de la lecture à partir de quelque chose qui n'en est pas, le déchiffrage syllabique !!

Notes
1 Gleen Doman. Apprenez à lire à votre bébé. Paris Retz 1978.
2 Rachel Cohen l’apprentissage, précoce de la lecture ; Pais. Puf. 1977
3 Le cas des phrases longues : elles sont souvent décomposables en ce que Paul Valéry appelle phrases élémentaires qui sont alors les unités de lecture.
4 Hans L.Teuber La fonction du regard ( The function of Gaze) colloque à l’Institut national de la santé et de la recherche du regard. Paris.1971.