Tout a commencé par cette question de fond :
MAIS la question que je me pose, parce qu’elle s’est récemment imposée à moi, en tant que mère est la suivante :
Ma fille, esprit curieux qui aime jouer avec les mots depuis ses premiers mots, à l’âge de trois ans, a d’elle-même manipulé la combinatoire. B I O "C’est du lait Bio maman !"
Je l’ai entendu ânonner chaque lettre pour ensuite trouver une correspondance, alors que j’étais occupée dans la cuisine.


Peut-on en conclure que le déchiffrage appartient bien à la lecture et qu'il constitue nécessairement la première étape comme les nouveaux programmes le laissent entendre ?
Bien sûr que non.
D'abord, toute mère a connu quelque chose comme cela avec ses petits bouchons.
Et comme, en général, la première chose que font les parents en matière de lecture, c'est de faire découvrir les lettres à leurs rejetons, il est tout à fait normal qu'un enfant, bien dans sa peau donc naturellement curieux, essaie de s'en servir.
L'un des premiers objectifs d'enseignement, c'est d'aider les petits à se débarrasser de ce mouvement, car cette manière de procéder
* d'une part, ralentit l'exploration de la chose à lire
* et d'autre part, met en difficulté l'installation du comportement de lecteur.
C'est pourquoi, sans jamais culpabiliser les enfants et sans leur interdire de se servir de ce premier moyen, la tâche d'un enseignant doit être de développer parallèlement les conduites de lecture expertes, le plus tôt possible, afin d'éviter que ce comportement spontané ne s'enkiste dans la tête des enfants et ne devienne la cause n°1 des difficultés de compréhension plus tard. En particulier l'habitude prise par beaucoup d'enfants de lire mot après mot, linéairement, sans avoir exploré l'ensemble auparavant, est responsable d'une majorité de difficultés dans les disciplines autres que le français et également en littérature : aucun roman, par exemple, ne peut se lire ainsi.

Ne peut-on partir du principe que chaque enfant met en œuvre des stratégies de lecture propre à leurs compétences particulières et leurs univers personnels? Et qu’à ce titre il me semble dommage de refuser à priori d’utiliser telle ou telle demande.

Il n'est évidemment pas question de refuser quoi que ce soit, mais d'aider les enfants à transformer leurs stratégies vers des pratiques plus efficaces.
Il va de soi qu'on s'appuie toujours sur leurs manières de faire spontanées, mais sans jamais laisser les petits mariner dans leur jus ! On est là pour qu'ils grandissent, et qu'ils fassent évoluer leurs savoirs.
Apprendre, ce n'est pas combler des manques, c'est transformer les savoirs déjà-là .
On peut noter, au passage, que notre ministre n'a toujours pas compris cela!

Dans une classe ne faut-il pas varier les approches, accepter ce qui nous paraît parfois contraire à la norme?

Accepter, oui, mais confirmer, jamais : respecter les enfants, c'est cela, selon moi.
Quant à la variété des approches, elle ne présente d'intérêt que comme terrain d'expérimentations, vers la stratégie la plus efficace et la mieux adaptée aux diverses situations et aux divers projets de lecture.
Contrairement à ce que laisse entendre le projet de nouveaux programmes, il n'y a pas de "lecture en général". Les conduites dépendent absolument du projet de lecture, et c'est là que doit se situer la diversité des approches : toujours en liaison avec le projet de lecture.

Vous parlez de "lectures expertes", entendez-vous par là différents modes de lecture ? Comme la lecture rapide d’une comptine, la lecture diagonale à la recherche d’une information, la lecture oralisée et mise en scène d’un petit dialogue, la lecture silencieuse avec questionnaire à la fin, la lecture chronométrée sous forme de jeu relais par équipe, la lecture « exacerbée »( en chuchotant, en riant, à voix grave, à voix aiguë, en canon, à plusieurs voix…) , la lecture sans les « i », sans les « s », etc.

En fait, pas du tout.
D'abord, comme très souvent, j'observe ici une confusion entre lecture et lecture à haute voix.
La lecture à haute voix n'est pas du tout de la lecture, c'est de l'oral.
Et j'ajouterai que c'est l'activité orale la plus difficile qui soit, qui exige donc un apprentissage approfondi à partir du CE2. Il n'est en effet, pas possible d'apprendre à lire à haute voix tant qu'on ne maîtrise pas la lecture des yeux.
Notons au passage que parler de "lecture silencieuse", est chose assez absurde : lire étant une activité visuelle, il n'est pas évident de faire du bruit avec ses yeux! Lire est essentiellement et uniquement une activité silencieuse. On opposera donc "lecture" tout court et "lecture à haute voix" qui est tout à fait autre chose, et qui peut donner lieu à toutes sortes de jeux avec la voix, comme ceux que vous évoquez, qui sont tout à fait intéressants, mais qui n'ont rien à voir avec la lecture.
Ce que nous appelons "lecture experte", et qui constitue l'objectif à long terme de l'enseignement de la lecture, c'est ce qui est détaillé dans le document de mon site que l'on peut trouver à l'adresse suivante :
http://www.charmeux.fr/lectexperte.html
et qui se caractérise d'abord par une certaine attitude à acquérir d'exploration du texte entier avant toute lecture linéaire. C'est ce qu'interdit le déchiffrage oralisé, qui est une habitude catastrophique chez les enfants qui n'ont que l'école pour lire et qui n'ont pas de situations de lecture à la maison. Pour ceux qui ont chez eux des lecteurs, ce comportement d'exploration a été observé et a donc quelques chances d'être imité.
Il me semble essentiel que les enfants aient acquis cette stratégie avant d'entrer au collège, car il y a peu de chances qu'on la leur enseigne là-bas, alors qu'ils vont en avoir continuellement besoin, dans les tâches scolaires de toutes disciplines !!

Dans ma classe de CP, jadis, j'ai fait comme je pouvais, mais je ne me souviens pas de grandes catastrophes en fin d’année. Certains bien sûr ont attendu le CE1 pour maîtriser la lecture.

C'est le cas de tous les enfants, vous savez!! Savoir lire à la fin du CP est impossible. Je l'ai maintes fois démontré dans mes travaux.
On peut avoir des déchiffreurs (donc de mauvais lecteurs plus tard !), mais des lecteurs, capables d'utiliser ce qu'ils ont lu pour réaliser leurs projets, non !
Et lorsque vous dites que vous aviez des résultats finalement satisfaisants dans votre classe, tout dépend de ce qu'on appelle "résultats" : si l'on trouve qu'un enfant qui oralise des mots, "sait lire", alors on peut dire que les résultats sont satisfaisants !!
L'ennui, c'est que cela n'a rien à voir avec la lecture, et qu'on a même des raisons de penser que cette manière de faire est une obstacle réel à une vraie lecture, je veux dire une lecture efficace, celle qui permet de résoudre les problèmes qui l'ont motivée.

En Cm1 j’ai des élèves qui ânonnent et ne se sont pas débarrassés de la combinatoire mais qui en fin de lecture savent très bien de quoi il était question.

Mais chère Ostiane, "savoir de quoi il est question", c'est loin de correspondre à ce qu'on appelle "comprendre un texte".
Quand on lit des petits trucs simples, cela donne l'impression que les enfants comprennent, car il n'y a pas grand chose à comprendre, et surtout, la compréhension ne sert à rien, qu'à répondre aux question du maître... Ce n'est donc pas de la "compréhension".
Dans la vie, comprendre, c'est savoir utiliser ce qu'on a lu pour résoudre les problèmes que l'on a à résoudre : trouver les réponses aux questions que l'on se pose, pouvoir brancher sa chaîne Hi-Fi, programmer son réveil, apprendre sa leçon d'histoire, se détendre ou faire une tarte Tatin !
Et pour arriver à cela, il faut impérativement ne pas avoir pris de mauvaises habitudes, ne pas subvocaliser (ce qui ralentit le regard et empêche la compréhension), et surtout, savoir lire ce qui n'est pas écrit. Comprendre, même dans les messages les plus quotidiens, c'est toujours comprendre des choses qui ne sont pas écrites, qu'il s'agisse d'une étiquette de prix, d'un panneau indicateur de route, d'un roman, etc.
Tout mon travail m'a démontré que les enfants qui déchiffrent et qu'on a laissés déchiffrer sont incapables d'effectuer ces opérations et viennent grossir le peloton des "mauvais en maths" et ailleurs !

J'ai des élèves qui, donnent l'impression de faire entrer du sens entre chaque lettre et chaque mot dans leurs phrases. Leur lecture...

Non, leur diction... Pas leur lecture.

est saccadée, sans rythme ni liaison…et pourtant elle est efficace !
Et d’autres qui lisent avec un grande fluidité et une intonation irréprochable mais qui in fine, sont incapables de répondre aux deux ou trois questions « de base ». Comme s’ils étaient trop occupés à bien lire pour s’occuper du bien comprendre !


Exactement ! C'est bien la preuve que la lecture à haute voix gêne la lecture, si elle n'a pas eu lieu (AVEC LES YEUX) avant !!

Et pourtant, à les écouter, ils sont très convaincants !

Vous voyez bien qu'il y a ici confusion entre lecture et lecture à haute voix... Vous n'êtes pas la seule, chère Ostiane, rassurez-vous ! C'est une confusion hyper répandue, mais qui n'en est pas moins assez catastrophique en classe, comme, du reste toutes les autres confusions dont l'école traditionnelle regorge...

On peut lire pour soi-même, pour un autre, pour plusieurs autres. On peut lire pour expliquer, raconter, découvrir, demander…LIRE et ECRIRE vont donc ensemble.

Oui et Non ! Ces deux activités ont des points communs mais demandent des apprentissages spécifiques. Nombreux sont les lecteurs qui sont peu capables d'écrire et vice-versa.
Il faut dire que l'enseignement scolaire habituel de la production d'écrits avoisine le zéro pointé : l'activité de rédaction n'a rien à voir avec les productions d'écrits dans les disciplines scolaires, et encore moins avec celles de la vie sociale.
Lire et écrire ont en commun d'être les deux pôles de la communication à distance, et d'utiliser l'une comme l'autre un fonctionnement du langage également éloigné de l'oral quotidien. Mais pour tout ce qui est des conduites, de production et de lecture, les différences sont importantes... Tiens, une idée pour de prochains échanges...

Il me semble que ce qui ressort en premier de ce riche dialogue, c'est la nécessité de se méfier des prétendus résultats obtenus ici ou là : dès l'instant où l'on ne précise pas ce que l'on entend par "résultats en lecture" — et vous constatez que cela n'est jamais précisé dans les statistiques — la comparaison n'a pas grande valeur.
Rigueur de pensée et méfiance à l'égard des affirmations à l'emporte-pièce, n'est-ce pas tout bêtement de l'honnêteté simple... qu'on ne retrouve guère dans le projet de nouveaux programmes ? !