Parlons de poésie d'abord : on en parle si peu aujourd'hui !
Je voudrais commencer par donner la parole à ceux qui, en leur temps, ont dit des choses, bien oubliées aujourd'hui, mais essentielles sur la poésie et l'école. En commençant par rappeler le cri d'alarme poussé par Josette Jolibert, en 1971, à ce propos, sous le titre : "Il faut réconcilier poésie et pédagogie".

Nous sommes tous des sous-développés en poésie, comme lecteurs et comme créateurs .
Pour combien d’entre nous la poésie est-elle autre chose qu’un “supplément d’âme” occasionnel ?
Et quelle poésie,
plus récente que celle de Baudelaire,
et autre que celle qui “veut dire” quelque chose immédiatement ?
Pour combien d’entre nous René Char ou tel autre poète de notre temps sont-ils confrontation quotidienne?
Et combien d’entre nous écrivent ? créent ?
Prenons-en acte sans nous culpabiliser. C’est une situation historiquement datée. Il est facile de situer les responsabilités en posant ces questions :
quelle formation ?
quelle disponibilité ?
quel environnement culturel ?
quand a-t-on sollicité notre créativité
?

Quand on lit cela, on ne peut qu'être bouleversés : il y a trente-sept ans que ces choses ont été dites, et qu'y a-t-il eu de changé depuis ?
Pourtant, à cette époque, sous l'impulsion des propositions que Georges Jean avait développées dans le chapitre intitulé : "Poésie et approche de la langue poétique" du Plan de Rénovation de l'enseignement du français à l'Ecole Elémentaire, (dont il faut savoir qu'il devait devenir texte officiel, avec l'accord du ministre de l'époque, mais qui subit le veto absolu de Monsieur Georges Pompidou, nouveau président de la République), les propositions concrètes ne manquaient pas.
je souhaite ici faire connaître à nos collègues, quelques extraits au moins du texte de G. Jean, ne serait-ce que pour pouvoir les comparer à ce que disent les nouveaux programmes.

Il serait tout d'abord préférable de remplacer le terme de « récitation » par celui de « poésie ».
Non que la mémorisation des textes poétiques soit abandonnée mais parce que la "récitation" — la diction, plutôt — proprement dite n'est et ne doit être qu'un moment dans l'activité de poésie qu'il est souhaitable de voir instituer à tous les niveaux de l'enseignement élémentaire. (...)
La poésie est propre à rendre à l'enfance ce que l'enfance lui a donné. Et à susciter chez l'enfant le besoin de dire, enfin, tout ce que l'on a à dire, et à le faire partager.
La poésie aurait donc à l'école élémentaire la double fonction de «donner à voir» et de provoquer chez l'enfant le désir de rendre conscient l’inexprimable.
il serait bon d'introduire le plus souvent possible au cours de la classe, des lectures de un ou plusieurs poèmes, lectures faites par le maître ou par des enfants, que traverse la poésie.
Chaque semaine, le ou les textes ayant obtenu la plus grande audience ou celui qui plaît tout particulièrement à un enfant ou au maître, seraient plus spécialement étudiés en vue de la diction et éventuellement de la mémorisation.
Il s'agit d'une imprégnation plus globale qu'analytique et qui concerne aussi bien la sensibilité et l'imaginaire que la conscience claire des formes du discours. On ne cherchera pas à fixer des structures, mais à faciliter pour les enfants qui le désirent la constitution d'un « trésor » personnel de poèmes, susceptible de renaître à chaque appel. Cependant on n'oubliera jamais que la poésie est une langue « qui parle et qui se parle » et l'on accordera la plus grande importance à la perception par l'enfant de la respiration, de la prosodie, de l'accentuation, de l’articulation des textes poétiques. Le premier souci de celui qui dit un poème devrait être de faire entendre le poème, sans le trahir. En même temps, il devrait chercher à ne pas effacer l’originalité unique de sa voix. Car il ne s'agit pas de sacrifier la personnalité de chaque enfant à une perfection académique ou faussement expressive. On se gardera même dans ce sens d'imposer de l'extérieur une expression, une intonation qui ne peut provenir que du seul respect du texte. La plus grande difficulté résultant de cette orientation nouvelle concerne sans doute le choix des textes. « Le meilleur choix de poème est celui que l'on fait pour soi » disait Eluard. C'est-à-dire qu'il y a beaucoup à attendre dans ce domaine de la curiosité, de la sensibilité, de la culture des maîtres. Par ailleurs, il n'est pas vain de parler à ce sujet, « d'expériences poétiques », dans la mesure où le maître et les enfants «essaient» les textes les plus divers et retiennent ceux qui semblent convenir aux uns et aux autres, et même s'inscrivent dans certaines circonstances précises.


Je voudrais souligner, dans ce très beau texte, l'immense respect de l'enfant qui l'anime et le sens poétique profond qui s'en dégage.
Aujourd'hui, que trouve-t-on dans le projet de nouveaux programmes ?
1- Pour l'école maternelle : "Dire ou chanter une dizaine de comptines avec une bonne prononciation".
Il n'est pas précisé ce qu'est une "bonne" prononciation...
Il est vrai que dès la grande section, il s'agit d'avoir en plus "un ton approprié". On ne précise pas non plus ni à quoi doit être approprié ce ton, ni en quoi il consiste.
2- Au CP et au CE1 : "Dire de mémoire de courts poèmes ou des comptines, en mentionnant le titre et l'auteur, en respectant le rythme et en ménageant des respirations, et sans commettre d'erreurs (sans oublis ou substitutions)".
Avouez que c'est là une conception délicieusement romantique, et tout à fait propre à éveiller le sens poétique des enfants ! Josette Jolibert doit être rassurée...
3- Quant aux CE2, CM1 et CM2, ils devront "dire sans erreurs et de manière expressive, une dizaine de textes en prose ou de poèmes"
Comme plus haut, on ne précise pas ce qu'est une "manière expressive", mais on peut surtout remarquer que la sanction des erreurs prime de toute évidence le sentiment poétique... On est loin des "moments de poésie" ; on est loin du "trésor" personnel et de la langue "qui parle et qui se parle ", on est très loin de la culture.
Il est donc incontestable que le retour de ce terme de récitation a fait disparaître non seulement le terme de "poésie", mais tout l'esprit de cette "rose inutile et nécessaire" (G. Jean), dont le rôle dans l'éducation est une évidence démontrée depuis toujours.

Mais il y a plus grave.
Je vois dans l'utilisation de ce terme, — amalgame (encore un) entre mémoire et récitation —, une volonté, sans doute parfaitement consciente, de mise au pas des élèves.
Avez-vous remarqué que toutes les formes d'obscurantisme, religieux ou non, n'enseignent qu'avec de la récitation de textes appris par cœur ? Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi ?
C'est que, figurez-vous, pendant qu'on récite, on ne pense pas ! La récitation occupe tout le cerveau qui n'a plus besoin même de comprendre ce qu'il débite, et qui se laisse dévorer de l'intérieur par des mots étrangers à lui.
Rien à voir avec la mémoire, qui est nourriture de la pensée et qui se nourrit elle-même, non point d'apprentissage par cœur, mais de mille, cinq mille lectures. C'est en lisant et en relisant des poèmes chaque jour, avec le texte sous les yeux — parce que la poésie ne souffre pas que l'on ait des trous de mémoire, et parce que le vécu poétique n'a rien à voir avec un contrôle de mémorisation — que la mémoire se nourrit.
Qu'elle soit chose essentielle et qu'il faille la développer, cela va de soi.
Le problème, c'est que jamais le fait de "réciter" n'a développé la mémoire, ni quoi que ce soit d'autre, du reste.
Ce qui est essentiel, c'est de savoir par cœur des quantités de textes (pas une "dizaine"... !). Et ce n'est pas du tout pour les réciter : Ils servent, ces textes, à fabriquer le miel culturel de chacun, celui qui fait réfléchir, qui structure la pensée et qui équilibre la personne. La mémoire, il faut le répéter, n'existe et ne se développe que par des lectures, encore et toujours recommencées.
Est-il certain qu'une méthode syllabique d'enseignement d'icelle prépare bien à cela ?