« Sans un seul livre de pédagogie… » par Laurent Carle

Extrait de blog :
"J’ai fait toute ma carrière sans avoir jamais ouvert un seul livre de pégagogie (excepté pour mon CAP, j’avoue, pour avoir des références…). Je n’ai “pondu aucun livre pseudo-pédago” (c’est facile à faire avec le net…). Je me suis toujours éclaté en classe, mes élèves aussi. Pas besoin de Piaget, Meirieu, Bentolila et je ne sais qui ! et franchement je n’en ai rien à faire !"

Audace intellectuelle ou illusion de l'esprit ? Artiste rebelle à toute formation ou cible crédule de la désinformation et de la dé-formation ? Provocateur en apparence, l’aveu d’in-formation par un professionnel sans formation, qui croit savoir sans avoir rien appris, ressemble plus à une opinion façonnée par le chant des sirènes résolues à extirper toute tentation pédagogique qu’à la certitude d’un esprit libre.
On se demande quelle serait la stupéfaction suivie d’indignation de ce joyeux antipédagogue si un élève lui avouait avec autant de franchise n’avoir jamais ouvert un manuel scolaire en dix ans de scolarité, si son médecin lui déclarait avec le même aplomb n’avoir plus lu un livre de médecine après son doctorat. Le rebelle ne dit pas avoir bachoté, ça va de soi, il avoue seulement rouge au front avoir lu de la pédagogie pour homologation. Quelle compromission !

Pourquoi lire les pédagogues, en effet ? En lisant Bentolila, le blogueur saurait qu’il n’en est pas un.
En tendant une seule oreille, la plus candide, aux imprécations des prédicateurs de la propagande scientifique de masse, il s’épargne des heures de lecture et il « sait » sans vérification mais indubitablement que si les élèves ne savent plus lire aujourd’hui c’est la faute conjuguée de la « globale », des « pédagogistes », de la « dyslexie » et de la « dysphasie ». Et selon Bentolila, relayé par les médias, par déficit de vocabulaire. Économie de moyens ou paresse intellectuelle ?
Pourtant, dans toute activité professionnelle, les gestes du métier réputés spontanés ou intuitifs sont moins "naturels" qu'ils ne le paraissent. Une technique n’est jamais dépouillée d’hypothèses invérifiables, ni de présupposés. En éducation, technique n’est pas synonyme de neutre. Il y a en amont, à l’état de veille dans l’inconscient, une théorie non formulée qui ne dit pas son nom. Parfois, même, c'est toute une idéologie qui s'enracine dans la culture souterraine du professionnel, quel que soit son métier.
Pour exemple, la « vertu thérapeutique » de la douleur qui a prévalu chez les soignants jusqu'à la loi Kouchner et qui persiste inconsciemment chez beaucoup malgré la loi. Tout autant que l'hôpital et la charité, l'école est le lieu de croyances mythiques qui s’enracinent dans l’inconscient collectif. Le dogme religieux de l'enfant venant au monde, « souillé par le péché originel, que l'éducation devra corriger », contamine les laïcs à leur insu.
La théorie non maîtrisée m'ôte ma liberté. Peut-être en militant laïque, sûrement en maître consciencieux, croyant œuvrer à l'émancipation des consciences, je travaille parfois sans le savoir à la domestication des esprits et à la reproduction d’un système social.
Je crois transmettre des savoirs et je transmets des traditions qui font loi, plus, qui remplacent les lois. Un système scolaire stimulant ses élèves par l’esprit de compétition et de rivalité est concordant avec un système économique basé sur la concurrence et la guerre économique. Sans faiblir, le fort domine le faible et gagne. L’égoïsme est récompensé, l’entraide punie. Les arbitres chronomètrent et comptent les points, impartialement ; c’est-à-dire valident les savoirs acquis à l’extérieur.
Dans ce contexte, savoir exhorter au travail avec efficacité et récompenser les gagnants ne demande pas une formation spéciale en pédagogie. Prendre modèle auprès des anciens, tant les vieux maitres de notre enfance que les collègues « à bouteille », suffit.

Si je ne veux pas être l'agent d'une idéologie qui exerce sur moi un pouvoir insensible, j'ai intérêt à me documenter en lisant et en écoutant les différentes théories de l'enseignement et de l'éducation proposées aux professionnels. D'abord pour être mieux informé que les profanes, pour ne pas confondre Piaget, Meirieu et Bentolila, ensuite pour ne pas me laisser manipuler et instrumentaliser par les «docteurs de la loi», enfin pour pouvoir trier entre pédagogie et pédagogisme, entre vrais et « pseudo » pédagogues. Les (vrais) pédagogues mettent leur théorie au service de l'enfant sujet. Les faux mettent les enseignants et l'enfance au service de leur théorie (quand ce n'est pas au service de leur marchandise commerciale, qu'il nomme « les savoirs », pour mieux nous leurrer).
En son temps, Jésus chassait les marchands du temple. Depuis, les marchands se sont faits théoriciens, prédicateurs et gardiens pour échapper à la vigilance des fidèles. Pour mieux tromper les paroissiens, ils habitent et travaillent dans l'école. La divulgation des savoirs pédagogiques pourrait leur faire perdre de l’influence. C’est pour mieux nous circonvenir qu’ils nous mettent en garde contre les « pédagogistes ».

Indépendance d’esprit et liberté pédagogique sur le terrain supposent d'être bien au fait de la théorie et des dogmes pour échapper à leur emprise. La tentation de repousser du pied toute connaissance pédagogique par souci de conserver son libre-arbitre nous fait tomber, tête baissée, dans les filets de ceux à qui nous remettons trop facilement notre procuration. L'ignorance en ce domaine pousse à tout rejeter sans tri sélectif, surtout ce qu'on ne connaît pas, et à suivre aveuglément les excommunications des procureurs et idéologues futés qui se font passer pour les défenseurs de l'école.
Pour un enseignant sans formation professionnelle, c’est réconfortant de savoir que, sur toute la largeur du spectre politique, son ignorance est protégée. De l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par le centre, on pense la pédagogie comme une maladie : le philosophe républicain humaniste et le leader politique nationaliste dénoncent les dangers que font courir à l’école aujourd’hui les gauchistes de mai 68 et les pédagogistes. « C’était mieux avant parce qu’avant la pédagogie libérale n’existait pas ».
Pédagogie et anarchie auraient commencé à « empoisonner » l’école seulement en 68. Sans concertation mais avec le même ultra-conservatisme, ils tiennent des propos à la fois alarmistes, catastrophistes, crépusculaires et réactionnaires derrière des principes « républicains » de façade, propos qui, paradoxalement, rassurent les profs tandis qu’ils préparent en douce l'opinion à la privatisation de l'école publique et à la commercialisation à l'américaine de l'enseignement. L’école française en prend le chemin lentement et surement.
Deux choix s’offrent aux professionnels pour peu de temps encore. A gauche, pédagogie et réussite pour tous, à droite enseignement frontal, compétition et succès pour les gagnants, auxquels on attribue traditionnellement bien du mérite, oubliant qu’ils profitent « miraculeusement » de la culture et de l’aide scolaire de leurs familles. L’alternative à la pédagogie est sans échappatoire la rivalité, la concurrence, la compétition se concrétisant par une sélection.
Un enseignement sans pédagogie est un enseignement électif, sinon élitiste. Il s’adresse implicitement à ceux qui savent apprendre seuls, en famille, laisse se noyer ceux qui, ne sachant pas, ont besoin de l’école.
Les uns « s’éclatent », les autres crèvent sans roue de secours.
Cet enseignement sélectionne avant toute notation. Le classement entérine le tri déjà opéré en amont par le cours magistral.

Faute de vivre sous un régime d’exception qui, bafouant les droits de l’homme, encouragerait le racisme et la xénophobie, on trouve dans l’actualité médiatique les causes médicales et les boucs-émissaires indispensables à la « compréhension » passionnelle des problèmes propres à la profession.
Tout problème est a priori extérieur à l’institution et tout irait pour le mieux si les pédagogues étaient neutralisés et les élèves pris en charge par la médecine. Le travail accompli depuis vingt ans par les agitateurs politiques de l’antipédagogie semble avoir été assez efficace pour conduire certains à se réjouir de leurs ignorances professionnelles au point d’afficher leur illettrisme pédagogique et leur rejet de connaissances qui pourraient leur permettre de travailler avec plaisir et lucidité au bénéfice de leurs usagers.
Si usager est un gros mot, on peut le remplacer par citoyen d’école. On croirait que l’école est une institution d’état sans lien logique avec le système politique, le système social et l’histoire. En fonctionnant sur un modèle unique, peut-on former un homme universel et unidimensionnel, aussi bien sujet d’une monarchie, d’un empire, d’une dictature, que citoyen d’une république démocratique ? Des méthodes d’enseignement invariables, qui seraient valables pour un modèle de civilisation éternel quel que soit le système social et le régime ?

En matière de politique scolaire, les usagers de l’école, l’enfance scolarisée, bénéficiaire de l’enseignement ou victime, c’est selon l’orientation pédagogique de ses maîtres, ne manifestent jamais collectivement, ne protestent qu’individuellement. Après quelques années de dénigrement, agitation et propagande antipédagogiques bien orchestrés, la profession, pourtant plus rétive en apparence que l’enfance, est prête psychologiquement à la disparition de la formation continue. Quand les professionnels sous influence qui s’expriment sur les blogs en viennent à « penser » la pédagogie comme une dérive professionnelle, l’annonce de la suppression de la formation initiale ne devrait pas rencontrer de violentes oppositions.
Laurent CARLE (mai 2008)