1- Même si le fonctionnement du cerveau et ce qu'on en connaît de nouveau aujourd'hui est réellement important, il ne saurait suffire à définir ce qui se passe dans le fait d'apprendre.
La pédagogie est une science à part entière, non exacte (elle n'est pas la seule dans ce cas), qui, comme d'autres, pose ses hypothèses en prenant appui sur des recherches fondamentales, appartenant à des sciences diverses. Le métier d'enseignant a certes besoin des travaux des neuro-sciences, mais aussi et surtout de ceux de la psychologie des apprentissages, de la psychologie des enfants, de la linguistique, de la sociologie et de la sociolinguistique... (et ce n'est sûrement pas tout), mais sans être au service d'aucune d'entre elles.
Faut-il rappeler qu'un enfant n'est pas qu'un cerveau, qu'il a une personnalité, un vécu, un passé, des expériences, des peurs, et des désirs, qui n'ont rien à voir avec l'ordre prétendument canonique des apprentissages conçus comme un empilage, alors que toutes les autres études ont démontré qu'il n'en était rien dans la réalité ?

2- Lire est une activité visuelle, largement intelligente et nullement mécanique, que gênent vocalisation et subvocalisation, car elles ralentissent l'exploration du texte, nuisent au travail de raisonnement, et handicapent fortement la construction des significations.

3- Affirmer que la conscience phonique est indispensable à la lecture est hautement discutable. Elle n'a d'intérêt que pour la connaissance générale de la langue, et pour pouvoir valider des hypothèses de sens. Mais elle ne sert à rien dans les premiers apprentissages de la lecture.
Lorsque je lis une BD, l'essentiel du travail de compréhension porte sur des éléments qui ne sont pas prononçables : le graphisme, les codes de compensation, la taille des bulles, l'épaisseur des caractères ... Aucune conscience phonique là-dedans !
Si je lis un roman russe, je reconnais et comprends les noms de personnages sans pouvoir les prononcer.
Et sans avoir appris l'anglais, je peux lire un texte dans cette langue, avec un bon dictionnaire et quelques rudiments de sa grammaire : je n'ai aucune conscience phonique dans cette activité sachant pertinemment que je serais bien incapable de prononcer ce que je comprends.

4- L'apprentissage de la lecture est largement tributaire du fonctionnement de la langue considérée. C'est pourquoi, sauf exceptions très rares, aucune pratique d'enseignement de la lecture venue d'autres pays ne peut être transférée chez un autre.

5- La langue française a la particularité de ne pas traduire à l'écrit les syllabes articulée à l'oral. Plusieurs raisons à cela.
D'une part, l'articulation des syllabes en français varie, non seulement en fonction des régions, mais souvent en fonction de la place que le mot occupe dans la phrase, et dans son environnement, si bien qu'aucun mot n'a un nombre de syllabes fixe : un parisien prononcera : "la f'nêtre est ouverte" ; mais "il doit y avoir un'fenêtr' ouverte, si le déterminant se termine par une consonne.
A l'écrit, en français, il est impossible de repérer les syllabes, si l'on n'a pas reconnu le mot auparavant : pan : est ce une syllabe ? Seule ma connaissance du mot entier me permet de répondre, selon que j'ai reconnu le mot "pantin" ou le mot "panier". Faire croire à un enfant qu'il doit commencer par chercher les syllabes, pour reconnaître un mot, c'est lui donner une clé qui n'ouvre que les portes ouvertes, et le tromper doublement :
* en lui donnant une habitude d'anti-lecture, dont il lui faudra se débarrasser dès qu'il aura de "vraies" lectures à faire
* en le mettant en situation de ne rien comprendre à la relation oral / écrit, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.
Faire croire aux enfants que les syllabes existent de façon stables dans la langue ne peut que les mettre en grande difficulté.
Or, comme nous le disent les travaux de psychologie des enfants, quand un enfant entend un discours contraire à son propre vécu, c'est à ses ignorances personnelles qu'il attribue la contradiction et c'est ainsi que s'installe en lui une image d'échec "normal".
D'autre part, l'orthographe française a, depuis longtemps (le 16ème siècle environ), choisi une option d'indépendance oral/écrit, pour devenir une langue pour les yeux. Option fort intelligente, qui favorise la lecture — à condition qu'on n'en détruise pas les avantages par une oralisation qui ne peut que les perturber.

6- Commencer l'apprentissage de la lecture par de l'oralisation syllabique, c'est aussi détourner le regard de l'enfant de toutes les lettres essentielles des mots — qui généralement ne correspondent à aucune prononciation — qu'il s'agisse de l'orthographe lexicale (voix / voie ; doigt /doit), ou de l'orthographe grammaticale : (joue/joues/jouent ; les dattiers des panthères connus)...
C'est donc l'empêcher de découvrir à quoi elles servent, c'est l'empêcher de s'en servir pour comprendre ce qu'il lit, c'est donc l'empêcher de s'en servir pour se faire comprendre, quand il écrit.
C'est mettre d'emblée en difficulté sa compréhension du fonctionnement de l'orthographe...

Mais, — nom d'un petit bonhomme en bois ! — quand ces évidences — dont jamais personne n'a démontré qu'elles puissent être des leurres — seront-elles enfin admises, transformées en hypothèses d'action pédagogique, expérimentées dans les classes comme elles l'ont été dans nos CP, dans les années 70 ? Elles ont eu alors des résultats vraiment positifs, même si leur petit nombre et l'absence de suivi n'ont pas permis de mettre en place une évaluation scientifiquement menée.
Qu'attend-on pour faire mieux ?
Rappelons — à ceux qui manquent de mémoire, ou de connaissances sur le sujet — que les méthodes syllabiques, omni-présentes entre 1892 et 1970, dans les CP de France et de Navarre (à l'exception de quelques amoureux de Freinet et des hurluberlus de la Recherche pédagogique) ont, elles, été largement évaluées : plus de 50% d'échec en lecture dans les années 60, échec qui, précisément, a provoqué la naissance de cette Recherche Pédagogique, prétendument responsable de ces maux.