Le système "récompenses/punitions", ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui qu'on en dénonce l'immoralité et la nocivité. Sur ce blog même, nombreux furent les billets qui rappellent que, substituant le dressage à l'apprentissage, il détruit tout sens des responsabilités et entretient une docilité incompatible avec les idéaux démocratiques, en matière d'éducation.
Mais en faire un système de fonctionnement social, et l'appliquer à des adultes responsables, cela dépasse les bornes de l'entendement.
Il faut donc y revenir encore et encore.
Pour varier les plaisirs, cette fois, je fais appel à la célèbre analyse du psychologue Kurt Lewin, telle que Roger Mucchielli nous la présenta dans les années 70, lors d'une de ses conférences.

Prenant le ton d'une démonstration mathématique, le raisonnement était le suivant :

Soit un sujet S, à qui l’on voudrait imposer une tâche T déplaisante, ou trop lourde, donc négative (ranger sa chambre, faire ses devoirs ou obtenir de bons résultats, etc.).
Cette tâche va aussitôt exercer sur S une pression d'évitement :



Alors, l'Autorité, va faire barrage à ce mouvement de refus de la tâche, en plaçant dans la direction de celle-ci une menace M-, chargée négativement aussi, qui va donc exercer une pression d’évitement dans l'autre sens.



D’ores et déjà, soumis à des forces contradictoires, qui risquent de s'annuler, S ne peut plus faire grand-chose et son existence en tant que sujet mis en question.
Pour renforcer la direction vers la tâche, l'Autorité placer alors, derrière la tâche T-, une récompense R +, chargée positivement, qui va pousser le sujet vers la tâche :



Mais, comme on sait, les sujets ne se laissent pas faire facilement et S va alors développer des stratégies de contournement de T-, pour bénéficier de R+ sans risquer de se heurter à M-.



Mais l'Autorité a la parade : elle a prévu de placer, autour du système, un dispositif de regard destiné à empêcher toute déviation. Ça s’appelle : « la surveillance » : une grand-mère, un pion, le Père Fouettard, le petit Jesus, une commission de contrôle ou… géniale trouvaille, la fameuse «conscience morale»…



On le voit : cerné de toutes parts, S n’existe plus en tant que sujet. Il est bien évident que, loin d'avoir reçu une éducation, il se trouve profondément détruit dans ce qui constitue ce statut : son autonomie et sa dignité.
Heureusement (si l’on veut !), un sujet ne se laisse pas démolir si facilement. Pour se défendre, il va utiliser les deux seuls moyens qui restent à sa disposition, aussi dangereux l’un que l’autre :
1) Il peut essayer de faire exploser le système. Les explosifs pouvant être, selon la situation, une crise de larme, de convulsions, d’épilepsie, d’asthme — ou encore, par exemple, les vapeurs des dames de jadis coincées à la fois par une situation difficile et par leur corset —. Mais si les choses durent, l'explosion peut aboutir à des maladies psychosomatiques, rapidement irréversibles et mortelles, comme l'a si bien décrit Balzac dans "le Lys dans la vallée", peut-être son plus beau roman (selon moi).

2) Il peut aussi chercher à se protéger, et se barricader, pour échapper à toute pression. Il va alors devenir un de ces jeunes (ou moins jeune !) que plus rien ne touche, ni menaces, ni récompenses, ni sévérité, ni gentillesse.. Protection dont la forme extrême n'est pas sans rappeler certaines formes d’autisme… ce qui est une autre forme de mort.

Certes, dira-t-on, mais la tâche T-, si négative soit-elle, il faut tout de même la faire, non ?
Evidemment oui !
Sauf que le seul moyen d’y parvenir, c’est de faire en sorte que les pressions évoquées soient internes au sujet et dirigées par lui, non par l’extérieur.
Cela s’appelle « la responsabilité » et la "motivation", qui seules, permettent de faire librement des choses dont on n'a aucune envie, parce qu'on en on a compris la nécessité.
Cela ne pousse pas tout seul comme la barbe au menton des garçons. Pour en devenir capable, il faut qu'un enfant, dès sa plus petite enfance, ait été reconnu et respecté en tant que sujet. C’est-à-dire, qu'on lui ait enseigné à trouver plaisir, ou déplaisir, uniquement dans les conséquences de ses actions, sans jamais avoir usé de de ces viles ficelles manipulatrices que sont récompenses et punitions (elles déresponsabilisent puisqu’elles sont extérieures aux acte commis), et que l’on n'ait pas tué la confiance par de la «surveillance» qui détruit tout, (= qu'on ait remplacé cette dernière par un contrat impliquant le devoir de rendre des comptes, symbole par excellence de la responsabilité).

Bref, que son éducation ait développé son intelligence, le contraire même du dressage.
Notons au passage, que même pour les animaux, les dresseurs découvrent que la contrainte et le dressage par punitions et récompenses, sont loin d’être le moyen le plus efficace…

Déjà catastrophique pour des enfants, utiliser un tel système avec des adultes responsables, c'est une entreprise inique.
Mais utiliser les difficultés engendrées par la crise pour flatter des instincts relativement vulgaires de l'appât du gain (même s'ils sont compréhensibles), et, cerise sur le gâteau, installer un dispositif de différenciation des personnes, — à la fois parfaitement pifométrique (le "mérite", c'est quoi ?), et pervers au plus haut degré, pour mieux régner en divisant, c'est ajouter le cynisme à l'iniquité.
Et nous, dans tout ça ?
Je sais bien ce que je ferais, moi, à la place des responsables ainsi asservis : non seulement je refuserais avec mépris de telles carottes ânières, sauf si elles sont offertes à tous, au nom des difficultés du métier, mais, sans cette condition, j'irais même jusqu'à déposer plainte pour insulte à ma personne.
On peut rêver, non ?

Au fait, vous avez vu comme l'actualité confirme l'analyse de K. Lewin... y compris au plan des nations ?