Poser une étiquette sur le front des enfants de cinq ans annonçant leurs chances de réussir à l'école primaire, ce n'est pas seulement se prendre pour Madame Soleil (ce qui, pour un ministre n'est pas sans dangers — heureusement, le ridicule ne tue plus guère), ni faire une proposition discutable en faisant pression sur les enfants de cet âge, c'est oublier des données élémentaires de psychopédagogie, dont l'importance est démontrée depuis presque cinquante ans, et mettre les enfants dans le plus grand des dangers.

Donc, stratégies de détournement ou pas, remettons les pendules — ou les mémoires... ou le bon sens — à l'heure.

Il y a, dans cette proposition, quatre erreurs majeures.
1- Une des grandes différences qui séparent les êtres humains, des objets qui nous entourent, c'est qu'il est impossible de les classer. Il faudrait pour cela avoir des critères très matériels et objectifs qu'on a bien du mal à trouver : la taille (et encore, elle varie !), la couleurs de cheveux (et encore, elle présente tant de nuances que les catégories éclateraient très vite), l'âge (et encore : cinq ans depuis onze mois ou depuis 15 jours, ça ne fait pas une catégorie homogène !), le montant de leur fortune (et encore, la connaît-on complètement ?), le nombre de leurs enfants (et encore, les connaît-on tous ?)... D'aucuns ajouteraient leur QI... Mais on sait aujourd'hui que ce n'est pas une donnée stable...
On le voit, la notion même de classement est incompatible avec celle d'enfants, à plus forte raison pour formuler un pronostic, selon une anticipation aberrante n'ayant rien à voir avec un calcul de probabilité...

2- Précisément, les critères de classement proposés (RAS, risques, hauts risques) sont si caricaturaux (quels sont les indicateurs permettant de les appliquer ?), qu'on se demande si ce n'est pas une plaisanterie.

3- Il ne faudrait tout de même pas oublier — ignorer ? — l'énorme travail effectué dans les années soixante, par les psychologues Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, popularisé sous le nom "d'effet Pygmalion", qui a démontré que, dans divers domaines, dont l'école (mais aussi la médecine) l'attente positive des adultes responsables (justifiée ou non : leur expérience ayant consisté, entre autres, à provoquer une attente positive sur un groupe d'enfants au QI très moyen) a un effet bénéfique sur la réussite des apprentissages. Dans les nombreuses expériences menées sur cette hypothèse, non seulement les enseignants qui ont vécu l'expérience ont trouvé tous ces enfants "très doués", mais il fut constaté chez certains de ceux-ci une augmentation significative de leur QI (mettant à mal la croyance en la stabilité de cette information).
Même si l'on n'a (pour des raisons de déontologie évidente) jamais pu prouver qu'une attente négative contribue à faire baisser le QI, ou à entraîner l'échec des enfants qui en sont la cible, le principe de précaution pose de façon incontestable que toute étiquette négative constitue une prise de risque considérable, et que le devoir sacré de tout enseignant est de n'avoir que des attentes positives sur chacun de ses élèves.
Impossible, direz-vous ?
Bien sûr que si, c'est possible.
Tout enfant possède un domaine d'excellence, quel qu'il soit : l'astronomie, la moto, le rock, le foot, la pêche à la ligne, la photo... parfois, le calcul mental ou le bricolage... Etre enseignant, c' est savoir trouver en chacun ce domaine d'excellence, lui donner droit de cité à un moment ou à un autre, et permettre ainsi à chacun de "briller" au moins une fois. Ce n'est qu'en prenant appui sur cette supériorité rendue publique, que l'on pourra les amener à s'intéresser aux demandes de l'école... Croyez-moi, ça marche !
Et chacun a pu vérifier que l'élève qualifié de "bon à rien" le devient.
Du reste, comme personne ne peut supporter longtemps d'être mal jugé ou rejeté, la seule porte de sortie, c'est de trouver une fierté dans ces jugements et ce rejet... Donc de les justifier. Si vous vous méfiez d'un enfant, vous le rendrez sournois — automatiquement ! Et considérer qu'il est "à risques", c'est le confirmer dans cette voie.

4- Enfin, un tel projet de catégorisation des enfants, par rapport à leurs chances de réussites en classe, oublie une donnée essentielle, qui lui ôte toute crédibilité : c'est que les difficultés des enfants ne viennent pas d'eux. Une fois de plus la comparaison médicale se révèle truffée de dangers. Aucun enfant n'a en lui des "microbes" ou des "virus" anti-apprentissages, qu'il faudrait dépister et vacciner.
Les difficultés des enfants sont le résultat de l'inadaptation du travail d'enseignement.
Attention ! Qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas : pas question de dire que le travail d'enseignement a été "mauvais". Il n'était pas celui qui convenait à ces enfants, tout simplement.
Et puisque la comparaison médicale a tant de succès, profitons-en : lorsque le médecin a prescrit un traitement qui ne fait aucun effet, voire des effets fâcheux qui aggravent le mal, il ne se suicide pas pour autant et ne donne même pas sa démission.
Que fait-il ? Il n'accuse pas non plus le malade d'être de mauvaise volonté, il n'en rejette pas la responsabilité sur sa famille, la télé ou les jeux vidéo...
Non, il rouvre ses bouquins, consulte éventuellement ses collègues, et même parfois ses vieux maîtres (mais si, j'en connais qui font cela !), et il définit un autre traitement.
Le jour où les enseignants auront appris (parce que, oui, ça fait partie de la formation qu'on leur refuse) à réagir ainsi face à l'échec de certains élèves, l'Ecole aura fait un grand pas.
Hormis quelque cas précis, l'échec scolaire n'a rien à voir avec une maladie : c'est l'enseignement qui est malade, et c'est lui qu'il faut soigner, par une formation professionnelle digne de ce nom, et une formation continuée énergique et intelligente (Tiens ! les médecins y ont droit, eux !)

Donc, même si Laurent a raison, même s'il s'agit vraiment d'une habile manœuvre de diversion sans lendemain, on se rend compte que les conséquences d'une telle proposition sont parfaitement cohérentes avec l'ensemble de la politique scolaire qui nous est infligée depuis quelques années.
Preuve qu'elle n'est sûrement pas seulement "de diversion", et qu'elle vise aussi à enfoncer un clou qui est cher à nos dirigeants, celui qui consiste à mettre, dès leur plus jeune âge, les enfants sous contrôle, à leur apprendre la soumission à un classement auquel ils ne pourront rien, à leur faire oublier, en le vidant de son sens, ce que signifie le mot "démocratie", pour qu'ils deviennent des adultes capables d'admettre qu'elle ne soit plus qu'un mot, sous lequel se cache tout autre chose, auquel ils auront appris à se résigner.