Présentée comme le pays de l'enfant-roi, un pays où, paraît-il, on ne punit jamais, où les châtiments corporels dont interdits et les enfants libres de faire ce qu'ils veulent, la Suède serait sur le point de "faire marche arrière", pour rétablir un peu d'ordre dans l'éducation.
Je ne connais pas la Suède et j'ignore le degré de vérité de cette présentation. Et ce n'est pas le propos de ce billet.
Ce qui me semble navrant dans ce reportage, ce sont les commentaires qui l'accompagnaient. Comme s'il n'y avait que deux types d'éducation au monde, d'un côté celui qui punit et distribue gifles et fessées et de l'autre le laxisme à l'état pur, le fameux "enfant-roi" !

J'entends d'ici la réponse de mes lecteurs : "C'est l'excès qui est nuisible ici : il faut rester dans un juste milieu !"
A mon humble avis, cette réponse n'est pas davantage satisfaisante. "Juste milieu" est une formule creuse, dépourvue de toute signification véritable. C'est une non-pensée. D'abord, le milieu n'est jamais juste : c'est un marais où l'on s'enfonce, une gadoue de n'importe-quoi.
La question de l'éducation des enfants n'est pas une question de degrés de sévérité, c'est une question d'enjeu et de raisonnement rigoureux :

* Qu'est-ce que ça veut dire, "éduquer" ?
* Quel résultat veut-on atteindre ?
* Quels adultes veut-on voir sortir des enfants dont nous avons la charge ?
* Et, compte tenu de ce qu'on sait aujourd'hui sur le fonctionnement d'un enfant, quels sont les moyens d'obtenir le résultat souhaité ?

Faut-il donc qu'on le rappelle sans cesse ? Un enfant n'est pas un objet que l'on manipule pour lui donner la forme qu'on veut. C'est un être humain à part entière, un partenaire, mais dont la particularité est d'être en plein développement, d'être en train de se construire, et donc, comme tout ce qui est en devenir, d'être fragile. Les expériences qu'on lui permet de faire ou qu'on l'oblige à subir, auront une énorme influence sur l'adulte qu'il deviendra. Ne pas faire n'importe quoi.
Essayons donc de comprendre, et pour cela d'analyser.
Une éducation reposant sur la sévérité, carotte et bâton, récompenses et punitions, prend appui sur un présupposé, dont peu ont conscience, celui que l'enfant serait un pseudo-être qu'il faudrait dresser comme un animal, en installant en lui des réflexes de changements de direction, du "mal" vers le "bien", liés à la douleur ou au plaisir, exactement comme pour le rat à qui on "apprend" le bon chemin.
Certes, il est vrai qu'une partie de nos comportements vient de ce type de situations, comme Henri Laborit et Alain Resnais l'ont malicieusement démontré dans "Mon oncle d'Amérique".
Mais l'on sait aussi que ces comportements sont ceux qui nous gênent le plus dans notre vie et ceux que nous essayons de guérir auprès des "psy" de toutes sortes. Ces comportements acquis n'ont rien à voir avec des apprentissages, lesquels, pour mériter ce nom, doivent être conscients, voulus et construits par celui qui apprend.
Quant aux châtiments corporels et aux humiliations, ils laissent des blessures quasiment inguérissables, dont les séquelles se paient lourdement.
Cela signifie qu'une telle éducation n'enseigne rien, qu'elle n'apporte aucun outil pour l'adulte à venir, et qu'elle ne peut aboutir qu'au triste tableau que la société d'aujourd'hui offre chaque jour : des individus poussés surtout par l'appât du profit, retenus uniquement par la peur du gendarme, et dont l'essentiel de l'intelligence consiste à imaginer des moyens de frauder sans se faire prendre, des individus qui ne savent gérer les difficultés et les drames que par l'esprit de haine, de vengeance et de violence.
Mais il est certain que, dire, comme cela s'est vu dans le reportage, que la seule alternative est de laisser les enfants faire ce qu'ils veulent, est tout aussi condamnable.

Il existe pourtant des travaux et des chercheurs qui ont apporté des propositions de réponses différentes, propositions que des journalistes pourraient connaître, ou au moins dont ils pourraient penser qu'elles existent et qu'ils peuvent s'en informer. Ce devrait être le B.A.BA de leur métier, au lieu de chercher à flatter comme ils le font l'esprit de café du commerce de l'opinion publique.

En 1976 (Eh oui : je suis assez vieille pour avoir, à une date aussi antique, été déjà professeur, déjà chercheur et déjà lecteur de thèses !), le numéro 190 de la revue "La Pensée" — numéro excellent : on n'a guère fait mieux depuis ! — consacré aux rapports entre le langage des enfants et les classes sociales de leurs parents, proposait un article de Jacques Lautrey, professeur, aujourd'hui émérite, de psychologie différentielle à l'Université Paris Descartes. Cet article, intitulé : "Classes sociales et développement cognitif", rendait compte d'une étude extrêmement approfondie, d'où il ressortait qu'on devait reconsidérer l'hypothèse binaire, toujours en vigueur, hélas, (la preuve !), selon laquelle les choses iraient par deux, notamment les types de milieux parentaux, les milieux dits "favorisé" et ceux que l'on dit "défavorisés". En fait, sa conclusion est qu'on observe trois types d'éducation parentale :

* ce qu'il appelle l'éducation "rigide", définie par un système de règles intangibles — religieuses ou non : on en trouve aussi chez des parents laïques (heures des repas, heures du coucher, activité permises ou interdites etc.) — Dans un tel milieu il a observé que les enfants ont un développement cognitif difficile, notamment parce qu'ils manquent de repères.
Cela pourrait paraître contradictoire, puisqu'ils vivent dans une véritable grille pré-installée, où les repères sont nombreux et forts.
Le problème, c'est qu'un repère imposé n'est plus un repère car on ne peut plus l'utiliser en dehors des situations où il se trouvait à l'origine. Pour être utilisable, un repère doit avoir été construit par celui qui devra l'utiliser.
L'éducation rigide apparaît dès lors comme une non-éducation : dès que la rigidité prétendument éducative faiblit ou disparaît, il n'y a plus rien ! Les adultes qu'ils deviennent, ou bien reproduisent ce type de milieu, parfois en le renforçant encore, ou bien s'y opposent de façon violente et destructrice.

* A l'opposé, il a trouvé des milieux "mous", de structuration faible, où il n'y a aucune règle préétablie. et il a constaté que les enfants qui y vivent ont eux aussi un développement cognitif difficile, — curieusement pour les mêmes raisons que ceux des milieux rigides : manque complet de repères. Les adultes qu'ils deviennent souffrent alors d'un besoin de structuration qu'ils ne savent gérer et deviennent souvent la proie d'organismes très structurés, bandes de truands ou sectes. Lautrey a remarqué que ce type de milieu existe aux deux extrémités de la Société, prouvant ainsi que le critère économique souvent utilisé pour distinguer un milieu familial favorisé ne peut être le seul. Ce type d'éducation "libre" existe en bas de l'échelle sociale, pour des raisons économiques évidentes, mais aussi tout en haut pour des raisons philosophiques diverses ou par absence de temps à consacrer à l'éducation des enfants.
Cette position extrême se retrouve dans la répartition des conséquences adultes observées : violence antisociale pour les premiers et sectes, pour les autres.
D'un côté comme de l'autre, un système d'éducation qui n'a pas installé d'éducation véritable.

* En fait, la véritable éducation se trouve, non au milieu, mais AILLEURS, dans ce qu'il appelle les éducations "souples", qui ne sont autres que simplement "démocratiques". Ce sont des familles où les règles de vie sont l'objet de négociation et de contrat, où l'enfant est un partenaire qui a droit à la parole, mais qui n'est ni tout puissant, ni prétendument autonome (en réalité abandonné à lui-même). Un milieu éducatif où la vie se construit en groupe, avec des projets communs, des difficultés assumées collectivement, et où les récompenses se trouvent dans les réussites du travail solidaire, vécues solidairement, et non dans des médailles.

S'il est vrai qu'il n'est guère facile d'être un tel type de famille, sans un minimum de moyens économiques — comment être "souple" et "démocratique" quand on ne sait pas si on va pouvoir manger demain ou avoir encore un toit pour s'abriter — l'école, elle, peut en être un. Elle est même là pour ça : aider les enfants, qui subissent chez eux les deux types de "non-éducation", à vivre la démocratie au moins à l'école et à construire les repères, notamment moraux, indispensables à leur vie de citoyen libre.
Puisqu'elle le peut il faut l'aider à le devenir, même si l'impression dominante de sa direction actuelle n'est pas vraiment ce chemin-là.
Mais surtout et d'abord, formulons le vœu que disparaisse cette insupportable pensée binaire qui fait tant de mal.
Un peu de pensée dialectique, que diable !