Mécanisme de lecture, déchiffrage, relations phonèmes-graphèmes, relations lettres-sons, un fatras de mots non explicités, une vraie gadoue dans la pensée.
Le pire, c'est la justification de cette priorité absolue, telle qu'elle est donnée par ces hauts personnages : s'il faut aussi vite que possible installer chez les enfants un mécanisme de déchiffrage, c'est que, une fois en place, il va pouvoir "libérer" l'esprit des enfants du souci de décodage, et leur permettre de se consacrer alors à la compréhension.
Je ne peux m'empêcher, lorsque je lis ces propos vigoureux et hautement scientifiques, de penser à une série télévisée, née en 1968...
Tels les Shadocks de Jacques Rouxel, les élèves auraient donc besoin qu'on libère une case de leur cerveau, pour se mettre à comprendre...
Cette conception de l'apprentissage, case cérébrale, par case cérébrale, nécessitant qu'on en libère une de temps en temps pour faire de la place, ne se contente pas de provoquer une intense rigolade, dès qu'on y pense un peu sérieusement, elle désespère aussi par les reculades qu'elle révèle : conception empilatrice de l'apprentissage, dénoncée depuis des lustres et reprise de façon ahurissante sans aucune raison ; négation pure et simple de tous les travaux sur l'acte de lire — toujours sans démonstration de leur éventuelle erreur ; négation pure et simple de tous les travaux sur le fonctionnement psychologique des enfants...
L'imagerie cérébrale démontre à elle seule que le déchiffrage est essentiel pour devenir lecteur. Ça fait chic. Mais en fait, on retrouve ici, dans ces affirmations impressionnantes d'Universitaires chevronnés, celles que tenaient de manière beaucoup plus modeste, les auteurs des Instructions officielles de 1923, qui parlaient d'un "entraînement intensif" pour que les élèves maîtrisent le déchiffrage des mots et des syllabes, et passent ainsi de la lecture "hésitante", à la "lecture courante", puis, à la lecture "expressive", pour aboutir en fin d'études primaires à la lecture "silencieuse".

Bon ! Essayons d'y voir un peu clair.
Il faut rappeler d'abord ce qu'il est, ce déchiffrage.
Une activité d'identification de chaque lettre, qu'on doit associer à un son, l'accrocher à la lettre qui suit pour prononcer la syllabe ainsi formée, et continuer ainsi jusqu'à la fin du mot. La relation lettre-son ayant été posée comme régulière, — on choisit avec soin les mots pour que ce soit effectivement le cas — l'association doit se faire de façon mécanique. C'est bien un "mécanisme de lecture".

Ici, surgit un certain nombre de questions :
* D'abord le "son" en question n'est pas toujours le même : dans une conversation, à propos d'une réussite sportive, entre un Toulousain, un Bourguignon et un Parisien, l'adjectif "fort" n'a pas le même "son" en terminale du mot. Et la différence est loin d'être minime : rien n'est commun, ni les organes convoqués, ni le son perçu. Pourtant, c'est bien, en français, le même PHONÈME. Le phonème n'est pas ce qu'on ENTEND, c'est ce qu'on reconnaît sous des formes différentes, comme ayant la même fonction de signification. C'est une donnée abstraite.
Il est donc impossible de dire que la lettre "r" aurait un "son" qui lui appartiendrait, puisque les enfants n'entendent pas la même chose selon l'accent qui est le leur.
Il n'est pas facile non plus, quand on n'est pas occitan, de distinguer le son [in] du son [a] à Toulouse : lorsque je suis arrivée à Toulouse, j'ai cru longtemps — jusqu'à ce que je voie son nom écrit — que l'Inspecteur d'Académie de l'époque se nommait monsieur "Sernin", comme le saint de la basilique, alors que son nom était "Cerna". Ce qui permet de penser que pour un petit de CP, un "pas" et un "pain" ne sont pas aisément repérables. Et la langue française foisonne de difficultés de ce genre.
On met donc les enfants en grande difficulté, quand on leur demande d'écouter des sons...

* Ensuite, ce mécanisme est imposé aux enfants sans qu'ils puissent le comprendre : rien à voir avec la connaissance du fonctionnement de l'écrit et la manière dont la langue française traduit à l'écrit ce qui est dit à l'oral. Cette connaissance serait, elle, nécessaire à la compréhension du fonctionnement de la langue car elle est en fait le degré n°1 de la grammaire. Mais ce n'est pas ce que fait le "déchiffrage" qui se veut mécanique comme on l'a vu.

* Se pose alors la question du mécanisme et de son pouvoir d'évoluer, comme Nicolas, un de nos lecteurs du précédent billet, l'affirmait en prétendant qu'il devait s'automatiser par la suite.
Mécanisme, automatisme, voilà encore deux mots générateurs de gadoue dans la pensée.
Comme je le lui ai dit — et semble-t-il sans me faire comprendre — un mécanisme ne peut pas s'automatiser, parce que, malgré la notion de rapidité qui les fait se ressembler, ces mots désignent deux conduites radicalement différentes.
Le mécanisme est un acte, résultat d'un conditionnement qui "endort" en quelque sorte le sujet pour qu'il n'intervienne pas, exactement comme pour les rats du film d'Alain Resnais : "Mon Oncle d'Amérique", film qui met en lumière que, loin d'être un atout, c'est plutôt une sorte de prison dont on a bien du mal à se débarrasser.
Un automatisme, au contraire, n'est pas un acte, c'est un pouvoir de décision ultra-rapide. Dans d'innombrables cas, nos actes ne peuvent être décidés à l'avance, il faut choisir, et vite. Un automatisme le permet, qui se construit autour d'une connaissance précise des choix possibles et d'un entraînement à la décision dans une situation donnée. Les exemples célèbres sont nombreux : on cite souvent celui du joueur de tennis qui pour renvoyer la balle de façon efficace doit effectuer une sorte d'activité de lecture d'indices divers, direction de la balle qui arrive, force de celle-ci et type de frappe, afin d'anticiper le lieu et le type de rebond probable et d'avoir le geste adapté pour le faire. Pour devenir capable d'effectuer cette lecture en une fraction de seconde, il faut un entraînement intensif, — non pas du geste, comme on l'a cru longtemps — mais de la lecture et de la prise de décision ; il faut aussi une connaissance théorique très solide... Rien à voir avec un mécanisme.
Effectivement, la lecture est bien un automatisme, ainsi défini. Car lire exige qu'on choisisse, constamment, parmi les prononciations et les interprétations possibles, celles qui sont en cohérence avec l'orthographe, et surtout le contexte. Or, cette activité d'automatisation est quasi impossible à installer si un mécanisme est en place — Dans le meilleur des cas, ce sera au prix d'un effort long et difficile, qu'il est donc préférable d'éviter aux enfants.

On le voit, la compréhension ne sortira pas toute seule du déchiffrage, ce que confirment les observations, même empiriques, des difficultés des élèves à utiliser ce qu'ils lisent.

Grâce à nos amis de l'enseignement en EPS, à qui on doit d'avoir pu comprendre comment aborder l'apprentissage de ce qui est, non un simple savoir, mais une situation à vivre, — ce que sont lecture et écriture — on connait aujourd'hui les conditions à remplir. On peut les résumer en disant qu'on ne peut apprendre à vivre une situation que si on est DANS cette situation. Les compétences qu'il faut acquérir pour la vivre dans la diversité de ses variations, c'est de l'intérieur qu'il faut les construire et non les unes après les autres. C'est en lisant, c'est en manipulant les écrits de la vie réelle, en observant comment ils sont faits et de quoi, en dégageant des règles de fonctionnement de cette langue nouvelle que l'on y trouve, en se servant de la lecture pour résoudre les problèmes qu'on rencontre, c'est en faisant tout ça qu'on devient lecteur. Et pas besoin d'évaluer pour savoir s'il faut continuer ou non : aucune pratique, jamais, ne sera transférable, d'un lieu à un autre ou d'une époque à une autre.
La seule chose efficace à coup sûr, c'est de travailler sur du vrai (lequel ne peut que varier !), de viser la fameuse zone proximale de développement des enfants (forcément différente chaque année), de se servir de ce qu'ils savent (qui est en constante évolution), et de les prendre au sérieux, sans leur faire ânonner des âneries.
Aucune évaluation, aussi scientifique soit-elle, et même comparée d'un pays à l'autre, ne permettra de trouver la pratique à utiliser. Du temps et de l'argent perdu.
Reste une question douloureuse : comment expliquer que des scientifiques puissent oublier tout ça, pour n'accorder de crédit qu'aux recherches sur le cerveau ?
Enseigner la lecture à un enfant : cela fait trois univers de complexité à explorer pour définir des pratiques possibles. Comment comprendre qu'ils puissent se contenter d'un quatrième, si abstrait, si loin des réalités des enfants qu'ils se croient autorisés à observer, à mesurer, évaluer, triturer...
Les raisons on peut les deviner. Elles donnent la nausée.