Avez-vous lu "l'Homme qui rit" de Victor Hugo ?
Question inattendue. Certes, on connaît... le titre, accompagné de quelques gloses d'un "Lagarde et Michard" quelconque. Mais l'œuvre, peu y sont entrés.
Alors, que ce soit ou non votre cas, dépêchez-vous d'aller à Avignon, au Théâtre du Chêne Noir, où quatre comédiens, Paul Chariéras, Gaële Boghossian, Paulo Correia et Mélissa Prat, en présentent une adaptation à la fois bouleversante et belle, d'une beauté vivante, intelligente, magique, une beauté d'aujourd'hui, d'où l'on ne sort pas indemne...
Et vous verrez : votre premier geste, au retour, sera de vous précipiter sur le bouquin, qui traîne, jamais ouvert, sur vos étagères, ou de filer à la bibliothèque municipale de votre quartier pour retrouver ce texte incroyable de force et d'actualité, écrit par un visionnaire il y a cent quarante six ans.
Il est là, le lien : entre autres bienfaits (et ils sont nombreux !), le théâtre fait lire. Contrairement à l'opinion généralement répandue, notamment chez les enseignants, qui y voient un substitut de la lecture, plutôt gênant, car il risque de remplacer la lecture, cette activité exigeante et scolaire — donc peu agréable et à laquelle il faudrait contraindre les élèves — il en est l'un des plus puissants moteurs.
En 1949, en terminale, nous avions à étudier le roman de l'abbé Prévost, "Manon Lescaut", alors que venait de sortir le film de G.H. Clouzot, avec Michel Auclair et Cécile Aubry. Or, lorsque nous avons évoqué le film, le professeur a eu un mouvement de recul frileux, nous rappelant fermement que le film n'était qu'un divertissement peu intéressant, assez éloigné de l'œuvre (c'était un des premiers films osant la transposition à l'époque moderne, une véritable hérésie à l'époque), et qu'il importait que nous ayons lu d'abord le roman.
Je ne suis pas sûre que cette opinion ait beaucoup varié depuis.
Dire qu'une adaptation cinématographique ou théâtrale d'une œuvre n'est pas cette œuvre, ce n'est pas seulement une évidence, c'est une lapalissade. Bien sûr que ce n'est pas le roman, puisque c'est un film ou une pièce de théâtre !
Mais par rapport à l'œuvre, c'en est TOUJOURS une lecture. Et c'est cela qui est passionnant ; et c'est cela qui ramène à à l'œuvre. Si je connais cette œuvre, l'adaptation me ramène à elle parce que, précisément, elle m'en offre une image qui n'est pas exactement celle que j'en avais à ma propre lecture. Il faut donc que j'y revienne, pour approfondir cette interprétation différente et apprécier le travail de l'adaptation, — au besoin, pour la juger négativement, mais avec des arguments que je ne trouverai que dans l'œuvre elle-même.
Et s'il s'agit d'une œuvre que je ne connais pas — ou mal —, j'ai tout autant besoin de revenir à la source, pour mieux la comprendre et prendre conscience ainsi du travail de l'adaptateur. Quand on reprend les deux volumes du roman de Hugo, et qu'on voit comment l'équipe du Chêne Noir a pu en tirer un spectacle de soixante quinze minutes, quels choix ont été les siens, et pourquoi ceux-là, on est doublement ébloui à la fois par l'écriture hugolienne, et par le prodigieux travail de réécriture des comédiens.

Vous me direz que bien rares sont ceux qui ont cette réaction, d'aller ainsi chercher le livre après le spectacle. Vous avez, hélas, bien raison. Pour moi, c'est une des innombrables aberrations de l'enseignement littéraire en France, de sa frilosité, de sa rigidité et de son conformisme, toutes caractéristiques largement majoritaires, même si de nombreux collègues font exception ici.
C'est à l'école à donner cette habitude. Ceux qui l'ont aujourd'hui, c'est dans leur famille qu'ils l'ont acquise, pas à l'école, malheureusement...
je suis même profondément persuadée que, au lieu d'obliger les élèves à lire telle œuvre théâtrale ou romanesque (dont ils n'ont aucune envie !), si l'on COMMENÇAIT par en regarder une adaptation ciné ou le film de la pièce qui en a été tirée par telle ou telle compagnie théâtrale, pour s'attaquer seulement ensuite à la lecture du roman qui en est la source, il y aurait double avantage. D'une part, cela apporterait quelques connaissances sur le monde du théâtre et du cinéma (parfaitement absentes chez la plupart des étudiants), mais surtout le travail littéraire en serait largement favorisé et enrichi.
C'est une expérience que j'ai maintes fois réalisée avec mes étudiants — et je sais qu'elle continue de l'être par quelques collègues courageux. En particulier, elle a été quasi imposée au jeune prof que j'étais, par les lamentables performances de mes élèves de seconde, dans leur "préparation d'explication de texte", activité centrale du cours de français. J'ai alors décidé de supprimer cet absurde travail à la maison (dont j'espère qu'il a fini tout de même par disparaître partout, quoique la rumeur n'aille pas vraiment en ce sens), pour installer à sa place une découverte des textes, en classe, à travers une approche audio-visuelle — souvent seulement "audio", lorsque le visuel était par trop compliqué à mettre en place. Et cela a complètement changé la relation des élèves à la lecture.
Il faut bien admettre qu'on ne peut comprendre une pièce de théâtre que sur scène : seuls les comédiens peuvent la faire vivre et ce sont eux qui en parlent le mieux.
Pour entrer directement dans une œuvre littéraire par la lecture, il faut être déjà cultivé. Les enfants, les adolescents, les jeunes adultes (et pas mal de vieux aussi) ont besoin d'y entrer par les sens d'abord : ils ont besoin d'entendre ces mots-là, tellement différents de ceux qu'on entend tous les jours, ils ont besoin de les voir en action; besoin aussi de les vivre par l'action, pour que s'ouvre la porte de leur intelligence. Le théâtre il faut le voir jouer et le jouer soi-même, pour pouvoir le comprendre.

Peut-être qu'une personne n'aimant pas "La Princesse de Clèves" objectera que ces lectures-là ne sont pas indispensables.
Elles le sont au-delà de tout. Elles sont ce qui est absolument nécessaire à tous. La culture littéraire est peut-être, comme le disent les pessimistes et les évaluations plus ou moins PISA, en perte de vitesse, voire en voie de disparition, elle est en tout cas la partie essentielle de la culture, donc de l'éducation.
Pas rentable cette culture qui ne débouche sur aucune profession ? Indispensable, au contraire, y compris aux professions qui n'ont rien à voir avec elle. Parce que c'est la seule qui ramène à soi, obligatoirement, parce qu'elle débouche directement sur le "connais-toi, toi-même" sans lequel notre équilibre est aléatoire, à la merci des vents changeants.

Voilà pourquoi, puisque c'est le spectacle vivant — ou filmé — qui permet à tous d'entrer dans cette culture-là autrement que par la contrainte du programme, il faut que ceux qui le produisent aient les moyens de le faire.
Nous avons tous besoin des compagnies, intermittentes ou non : elles sont les piliers indispensables de notre métier d'éducateur.
Vous me direz que c'est un autre problème... Sûrement pas. Leur survie, c'est le nôtre.