LE COURAGE MEDIATIQUE ET L’AUDACE INTELLECTUELLE DES INTELLECTUELS QUI FONT L’OPINION
Laurent CARLE (juin 2015)

En France, un intellectuel au sommet de la hiérarchie du savoir dévotement encensé (journaliste star, universitaire de renom, philosophe de best-seller) ne se donne pas la peine de visiter une école primaire et d’y observer une journée de classe pour s’autoriser à relater ce qu’on y enseigne et comment, tout ce qu’il n’a pas vu et ne verra jamais. Et tout particulièrement une « leçon de lecture » (le son du jour). Il préfère s’en tenir aux ragots de conciergerie qui déversent quotidiennement assez d’idées reçues et de calomnies pour lui fournir matière imaginaire à écrire un article bourré de préjugés et de lieux communs, entretenus à la criée par des milliers de mercenaires, lanceurs de rumeurs, armés des formules rhétoriques et des effets de manche les plus éculés. Un scientifique peut-il accorder crédit à la doxa en se passant délibérément des données de l’expérience et de l’observation, comme de la lecture des écrits pédagogiques ? Un sociologue peut-il traiter le terme « apprentissage » comme synonyme d’enseignement frontal ? Oui ! En France, c’est possible. C’est même une attitude ostensiblement affichée, une caricature de science de l’éducation.
L’enseignement de la lecture globale a été un échec. Il faut revenir à l’apprentissage syllabique !
Qui n’a pas entendu ma sentence et mon injonction ? Je les répète, aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain.


Les procureurs de la république du copinage n’ont nul besoin de preuve pour étayer leurs réquisitoires. Même au féminin, ces gardiens du temple sont intarissables sur les « trois fléaux » qui menacent les écoliers français : la « dyslexie », la « globale » et le « pédagogisme », les trois Arlésiennes de Paris et de ses théâtres de boulevard, dont on ne cesse de signaler la malveillance sans les avoir jamais rencontrées. On en pleure quand il faudrait en rire.
Soit ces maitres-penseurs sont ignorants comme des ânes, frappés d’illettrisme pédagogique. En ce cas, ils devraient se taire. Quand on ne sait pas de quoi on parle, on la ferme. Même le plus expert des savants doit penser avec assez d’humilité pour s’abstenir de communiquer dans un domaine étranger à sa compétence.
Soit ils savent bien qu’aucun maitre de CP n’a jamais pris le risque d’utiliser une méthode sans manuel commercialisé « vendu dans les bonnes librairies ». Les scientifiques sérieux savent qu’il faut aller chercher l’information là où elle se trouve plutôt qu’accorder leur bénédiction à la rumeur. Et donc, ils n’ignorent pas que les maitres pédagogues sans manuels - ou leurs cadres engagés dans la démocratisation de l’enseignement -, ainsi que les enfants dyslexiques, représentent moins de 5 % de la population scolaire, enfants ou adultes. Ce serait de la part des « pédagogistes » un exploit sportif inimaginable, un prodige, s’ils parvenaient, comme le leur reproche la « garde républicaine », à « perturber » la scolarité des 95 % de « porteurs sains ».
Mais la fonction de gardien du temple exige qu’on répande par tous moyens à sa disposition, et avec le cynisme nécessaire à l’efficacité de sa communication, les idées reçues qui entretiennent la confiance des foules en la sagesse de l’enseignement traditionnel par syllabaire, qui garantit l’échec scolaire des enfants des classes populaires. Un mensonge répété cent fois finit par être entendu comme une vérité avérée, quoique véreuse. Absents des salles de classe et des cafés d’école, ces idéologues ne connaissent de l’école primaire que les souvenirs qu’ils conservent de leur passage pendant l’enfance.
A l’époque, en tant que « premiers », ils furent proches, très proches, intimes, du maitre. Ils en ont adopté les traditions, les coutumes, les croyances, les superstitions, toujours aussi fortes, les rituels aussi prégnants, et surtout le mépris du « cancre ». Malgré leurs cinquante années, et plus, passées à oublier la stupidité des méthodes de l’école de grand-papa, s’ils en eurent éventuellement conscience, ils profitent de toute tribune pour manifester leur nostalgie de « l’âge d’or de l’école », celle d’avant, dont ils ne possèdent aucune donnée scientifique. Il ne faut pas toucher à ce qui fait barrage pour le nombre et tremplin pour l’oligarchie. La démocratie peut attendre. L’école doit fixer sans état d’âme la place de chacun dans le processus de production, en fonction de son origine sociale.
Dans les cercles traditionnellement conservateurs, on appelle cette mission, « la réussite au mérite ». La moralisation des apprentissages et des « résultats » des « épreuves » valide spirituellement l’élimination des dominés. Pour décrocher les retardataires, mal notés et mal classés, et les faire monter dans la voiture-balai, il faut aussi les proclamer « mauvais » et « nuls » pendant qu’on félicite les gagnants. On désespère définitivement un perdant en le culpabilisant moralement. Car, si la maitrise de l’écrit est la porte d’entrée dans les savoirs et la culture, l’illettrisme des masses populaires permet aux enfants de la bourgeoisie et des classes supérieures de se retrouver entre soi pour s’affronter dans les concours d’entrée aux grandes écoles, itinéraire imposé pour les postes prestigieux d’accès aux privilèges républicains et accessit de consolation. La misère culturelle de masse garantit un parcours sportif sans obstacles et sans impondérables pour les enfants « bien nés », appelés à un destin « supérieur ». Pour le bonheur de la bourgeoisie et de ses chiens de garde, une école républicaine d’élitisme oligarchique à valeur cotée est préférable à une école populaire démocratique du partage et de la coopération.
L’épanouissement des bourgeois serait incomplet s’ils n’étaient détenteurs que de la propriété des richesses du patrimoine national.10% en possèdent la moitié. Il leur faut aussi le monopole de la culture, qu’ils consentent à partager avec leurs serviteurs de la classe moyenne. On n’est jamais aussi soumis consentant que lorsqu’on ignore tout de l’histoire, des sciences et des arts de l’humanité. Ainsi, par leur aliénation et leur inculture, les pauvres doivent rester obnubilés et dépendants de la médiocrité des divertissements offerts par les programmateurs des chaines télévisées financées par la publicité, en course pour l’audimat : « téléréalité » mettant en scène l’obscénité et la sottise, jeux sadiques où il est décent de perdre avec fair-play (« malheur aux vaincus » comme à l’école), variétés et divertissements débilitants, « américaneries » (comédies américaines à l’humour destiné aux adultes pré ados de moins de 12 ans, soutenu par des rires enregistrés, et fictions sans scénario avec cascades plein écran et auto zapping permanent). Tout cela fait beaucoup de cerveaux formatés à la disposition des marchands annonceurs. Dans les républiques du marché commun, le consommateur téléspectateur illettré tient lieu de citoyen. Lire, c’est déchiffrer : « Vive la syllabique alphabétisante ! ». Mieux, l’alphabétique phonologique : le bruit de la lettre. Tel est l’abus didactique sur mineur auquel participent bénévolement, bien intentionnés agents d’exécution sans arrière pensée, les instituteurs et trices de France - et leurs cadres – tandis que les gardiens du temple répètent à chœur joie leur rengaine parisienne : le « poison de la globale ».
En résumé : la fonction de la prétendue « querelle des méthodes » est de faire diversion pour occuper l’actualité scolaire et faire figure de « débat pédagogique ». La « méthode de lecture » trompe les enfants, la « querelle des méthodes » égare les parents et les enseignants. La réflexion pédagogique, intime ou publique, est solidement verrouillée.