http://www.paristechreview.com/2013/11/07/apprentissage-neurosciences/

Grâce aux neurosciences, et à la connaissance qu'on leur doit des circuits cérébraux, on connaît maintenant, selon notre chercheur, les quatre facteurs principaux de réussite d'un apprentissage : ce sont l'attention, l'engagement actif, le retour d'information et la consolidation de l'acquis.
D'emblée on est quelque peu déconcerté à la fois par le caractère pas vraiment nouveau de ces découvertes et surtout par l'étrange cohérence de cette énumération, dont les éléments ne paraissent pas appartenir aux mêmes domaines. Heureusement, on a droit à des commentaires, censés élucider les choses.
1- L'attention, qui module massivement l'activité cérébrale, doit être captivée et canalisée par l'enseignant, pour éliminer tout ce qui peut la parasiter, et l'auteur de citer les erreurs des manuels scolaires et le trop plein d'illustrations et de couleurs qui la perturbe, en conseillant à l'enseignant de bien orienter l'attention des élèves et de bien la canaliser.
2- L'engagement actif, indispensable, et que l'on peut, toujours selon l'auteur, renforcer par une tâche difficile (?) et par le contrôle de la connaissance acquise (?).
3- Le retour d'information, qu'envoie, paraît-il le cerveau, lequel fonctionne par itération, avec des cycles qu'on peut décomposer en quatre étapes successives : prédiction, feedback, correction, nouvelle prédiction. L'auteur affirme que l'erreur est fertile (merci : on l'avait supposé déjà !), mais à condition de n'être pas trop sanctionnée. Il conseille de privilégier la motivation par le renforcement positif et la récompense — immatérielle (!!).
4- La consolidation de l'acquis, que le cerveau effectue progressivement, en se transférant vers des réseaux non conscients, plus rapides, plus efficaces, pour parvenir à une automatisation. On libère le système du cortex préfrontal qui redevient disponible .

Je ne suis pas sûre que la connaissance de ces quatre "piliers" puisse aider beaucoup l'enseignant dans sa tâche. Outre que l'on voit mal en quoi ces affirmations apportent un éclairage nouveau sur le fait d'apprendre, on est décontenancé par ce qui manque, je veux dire, le métier d'enseignant, la pédagogie : orienter et canaliser l'attention.... d'accord... si elle est là ! Mais comment fait-on si elle n'y est pas ? Comment la provoquer ? Pareil pour l'engagement actif, la motivation : cela fait des lustres que les collègues en déplorent l'absence chez les élèves... Quant au conseil de recourir à la récompense, il laisse perplexe : ni nouveau, ni satisfaisant moralement. Et pour ce qui est de l'invraisemblable accélération libératrice annoncée qui consoliderait les acquis, elle semble plus proche du miracle, que de l'argumentation scientifique.

En fait, l'enfant est absent de ces analyses, absent en tant que personne, réduit à la mécanique de son cerveau, et soumis entièrement aux directives de l'enseignant dont la seule tâche est de diriger son attention, corriger ses erreurs, le renforcer positivement par des récompenses, et pousser le transfert vers des réseaux non conscients, qui rendront les enfants capables, par exemple pour la lecture, de lire un mot de huit lettres aussi vite qu'un mot de trois lettres.
Si c'est là le résultat attendu en lecture, c'est donc la définition du savoir lire, selon l'auteur. Et l'on doit admettre que ce sera suffisant pour affronter "La recherche du Temps Perdu" ou la Grammatologie de Derrida.
Je ne cacherai pas que l'enthousiasme des collègues, qui m'ont envoyé ce texte, me terrifie. j'y vois une terrible menace pour l'avenir...

Apparemment monsieur Dehaene n'a que faire des travaux antérieurs menés par ses collègues sur les enfants, leur fonctionnement, leur personnalité, et tout ce que les chercheurs nous ont appris de la "chose à apprendre", les fameux savoir savants décrits par Yves Chevallard, en maths comme en toute autre discipline, sans la connaissance desquels l'enseignement dit n'importe quoi.
Or, si on relit ces travaux, on découvre une tout autre définition du verbe "apprendre" : loin d'être un "truc" cérébral sur quatre piliers, apprendre est en fait une aventure à trois dimensions, que l'enseignant doit prendre en compte pour réunir les conditions grâce auxquelles les enfants peuvent apprendre ce qu'on souhaite qu'ils sachent.

1- La première de ces dimensions est la dimension affective
Nombreux sont les chercheurs en pédagogie qui insistent sur le fait que les opérations mentales par lesquelles on apprend ont un besoin absolu de sérénité et de confiance pour être effectuées : on peut peut-être entreprendre sans espoir, dit le proverbe, mais il est assuré qu'on ne peut pas apprendre si l'on n'a pas de raisons de penser qu'on va réussir à savoir. Toutes les formes de pression, menaces de sanctions, humiliations, obligations et notamment celles qui tentent de blesser l'orgueil de l'apprenant (enfant ou adulte) pour l'inciter à réagir et le pousser à augmenter les efforts à fournir, bloquent les processus de l'apprentissage pour la majorité des élèves. Seuls quelques privilégiés, très solides moralement et conscients — parce que nés là où l'on a su les en convaincre — de leurs capacités, sont susceptibles de ce genre de réaction, et encore pas tous, ni en toutes circonstances.
Pour acquérir cette confiance en soi, il faut que l'enfant se sente chez lui dans son apprentissage, qu'il se retrouve dans ce qu'on lui demande, et que les contenus enseignés appartiennent à ce qu'il connaît, tout en étant différents : c'est dire qu'ils doivent cibler ce que Vygotski a nommé, "zone proximale de développement" des enfants. Il faut aussi qu'il puisse se sentir soutenu par les autres et non en compétition avec eux, au sein d'un peloton solidaire, où sa différence peut s'exprimer et s'enrichir des différences des autres.
C'est une des nombreuses raisons de pratiquer en classe le travail de groupe ; c'est aussi une des nombreuses raisons de pratiquer une pédagogie de projets en faisant vivre, en vraie grandeur, des moments de pratique sociale de ce qui est appris, à travers des réalisations qui sortent de la classe, comme autant de passerelles entre l'école et la vie extérieure.
A noter que ces moments sont enfin un moyen pour chacun des enfants de découvrir à la fois qu'il sait des choses (sans cette conscience aucune motivation à apprendre ne peut apparaître), mais pas encore assez pour venir à bout tout seul des projets dont il rêve. On remarquera que cette dimension, considérée de plus en plus comme capitale, est de loin la moins respectée de tous et même jugée comme une preuve de faiblesse et de laxisme par beaucoup.

2- La dimension cognitive : comprendre.
Un enfant ne peut apprendre que si sa situation d'apprenant est claire pour lui : c'est ce que J. Fijalkow et son ami J. Downing ont appelé : la clarté cognitive. Autrement dit, il faut qu'il sache bien qu'il est là pour apprendre et donc qu'on ne le trompe pas en lui faisant croire qu'on joue, même si on en a l'impression : le fait que ce qu'on fait soit agréable et même amusant n'empêche en rien — au contraire ! — qu'il s'agit d'apprendre et non de jouer, et que le résultat sera qu'on va acquérir des savoirs qui font grandir.
Il faut aussi qu'on lui donne la possibilité de comprendre à quoi sert ce qu'il doit apprendre — et la réalisation de projets sociaux extérieurs à la classe, en sont un des meilleurs moyens.
Il faut enfin qu'on lui donne les moyens d'avoir conscience de ce qu'il sait — la "métacognition", indispensable à la consolidation du savoir — d'où la nécessité pour l'enseignant d'habituer l'élève à "mobiliser" ses savoirs avant de se lancer dans une tâche, de relire notes et archives, au lieu de faire appel à sa mémoire — chose infidèle s'il en est. On a souvent observé que les enfants sont en échec, non point par manque de connaissances, mais par le fait qu'ils ne savent pas CE qu'ils savent et parfois même ils vont jusqu'à ignorer qu'ils savent !

3- La dimension opératoire : savoir utiliser ce qu'on a appris.
C'est aussi une dimension fort oubliée en général : on s'imagine que si l'enfant est capable de réciter une règle, celle-ci est aussitôt "rangée" quelque part dans sa tête et qu'il pourra ensuite la sortir quand il voudra pour l'utiliser. Il n'en est rien. Et si l'on croit que des exercices dits "d'application", vont lui permettre de "rentrer" dans le placard prévu à cet effet, et devenir ainsi un "savoir" disponible à tout moment, on se trompe encore, et doublement : des exercices sont impuissants à consolider un savoir ; seul le réinvestissement en situation autre que celle de l'apprentissage le permet. Et surtout, on oublie un détail important : vouloir "fixer le savoir" est une illusion : le savoir est rebelle à la fixation !
D'une part, il est faux de croire que le "pouvoir utiliser" se dégagerait tout seul du savoir théorique, même bien compris : le passage de la connaissance à l'utilisation doit s'apprendre ; et d'autre part, chacun le sait pourtant par sa propre expérience, ce qui n'est pas utilisé disparaît rapidement du placard. L'esprit humain ne stocke pas les connaissances. La morale de l'histoire, c'est qu'il faut les utiliser pour les conserver.
Autrement dit, des activités d'apprentissage du "réinvestissement" sont nécessaires, des moments de "ralenti pédagogique" où l'on aide les élèves à identifier les connaissances nécessaires à une tâche donnée, car c'est rarement évident pour les enfants, même déjà grands ; apprendre à les mobiliser en allant chercher la documentation nécessaire, pour repérer, dans cette documentation, ce qui correspond exactement à la tâche.
Il faut aussi, quand une règle a été découverte, formulée et bien comprise, que l'on invite les enfants à se fabriquer des outils d'utilisation, des "pense-bête" : à quels moments et à quels propos, il faudra s'en servir et en suivant quelle démarche. Rendre les acquis opérationnels est une nécessité capitale pour leur réussite. J'ajoute, qu'acquise dès l'école primaire, cette habitude facilitera grandement plus tard en Faculté, la tâche des étudiants, dont on déplore si souvent (et si vainement !) le manque de méthode de travail. Car, on le voit, cette fameuse "méthode de travail" absente chez les élèves de tous âges, c'est précisément la dimension opératoire des savoirs non prise en compte par la tradition scolaire. C'est elle qui fait la sélection entre ceux qui ont pu la découvrir dans leur famille et ceux qui ne pouvaient le faire qu'à l'école.

On comprend ainsi que le travail en classe n'a pas à se faire sous forme de "leçons" uniquement définies par disciplines, comme le veut la tradition : les quatre piliers dehaeniens sont bien loin des besoins réels des apprentissages. Celui-ci doit se faire à l'intérieur de moments différents par leurs objectifs, et clairement explicités pour les élèves, à qui on doit dire ce qu'on est en train de faire : ou bien on construit un savoir de type conceptuel, une notion, une règle, une connaissance théorique dans une discipline donnée, ou bien on apprend à se servir de cette connaissance à l'intérieur de la discipline, et pour des activités scolaires, ou bien on se sert de cette même connaissance dans l'élaboration de projets pluri- et trans-disciplinaires, où l'utilité SOCIALE (et non plus seulement scolaire) de la connaissance apparaît clairement...
Tout cela se complète et confère au travail une cohérence autrement plus précieuse pour les élèves, que les cours dispensés dans les cases étanches des disciplines.

Vous avez remarqué ? Même si c'est dit de façon timide et réductrice, c'est presque ce qu'on trouve dans la réforme des collèges et les programmes du primaire  ! Et ça fait hurler les collègues ? C'est ça qu'est triste...