Réjouissons-nous tout de même dans un premier temps : enfin, on parle d'apprentissage de la lecture au-delà du CP. C'est nouveau et pourtant cela fait un sacré bout de temps qu'il en est question.
Déjà en 1970, à l'INRP, pour le "Plan de rénovation de l'enseignement du français à l'école élémentaire", tout un chapitre y était consacré. C'est que, tout en affirmant qu'on apprend à lire toute sa vie (formule qui en fait ne signifie vraiment rien !), les pratiques en usage dans les classes continuaient — et continuent encore — de faire comme si l'apprentissage était terminé à la fin du CP (disons à la fin du CE1 !) : du CE2 jusqu'en terminale, on demande aux élèves, en effet, de lire des "choses" de plus en plus diversifiées (non présentes, bien sûr, dans les apprentissages précédents), des textes scientifiques, techniques, on leur demande de faire des recherches documentaires, d'étudier des œuvres littéraires... le tout sans le moindre apprentissage.
Donc, il reste des apprentissages importants à mettre en place, outre celui qui consiste à remettre debout les conduites de lecture calamiteuses, installées par les méthodes syllabiques, trois objectifs sont à atteindre : rendre les enfants capables de :
1- varier leur conduite de lecture pour l'adapter aux diverses données de la situation.
2- maîtriser la quantité de lecture et pouvoir lire des ouvrages de plus en plus épais.
3- maîtriser la lecture littéraire.

Les deux derniers impliquent, évidemment qu'on en finisse avec la lecture des extraits, lesquels, à l'instar des apéros mal conçus, coupent l'appétit au lieu de l'ouvrir. Il faut qu'on fasse lire des ouvrages dans leur intégralité. Or, ces ouvrages lus en entier sont en général des œuvres littéraires...
Il est amusant (pas tant que ça !) de voir que le naturel n'est pas la seule chose qui revient au galop quand on le chasse : on est si triste d'avoir chassé les gentils extraits si reposants, que l'on se hâte de transformer la lecture intégrale en... lecture d'extraits ! On va lire le roman morceaux par morceau, et, dans certaines classes (j'en connais), on va jusqu'à interdire de lire au-delà du morceau prévu pour ne pas connaître la fin trop vite...
Et c'est là que commence le massacre de la littérature.
Que peut-on dire, sinon de vagues hypothèses, sur un morceau de roman, tant qu'on n'a pas tout lu ?
En plus, souvent, la lecture des morceaux dure des mois, voire l'année entière !
De quoi dégoûter de la littérature et de la lecture en général des bataillons de gamins qui auraient pu aimer ça... La bêtise, même à l'école n'a pas de limites.
Après ce premier saccage, arrivent les questions de "compréhension" auxquelles il faut répondre par écrit (Ah ! C'est vrai : toujours associer lecture et écriture !), lesquelles, en dépit de leur nom, n'aident généralement pas à comprendre, mais rajoutent un peu de découragement à l'ennui.
Et, bien sûr, ça se termine par un "pourquoi avez-vous aimé ce livre ?" (il est rarement prévu qu'ils ne l'aient pas aimé, et même si ça a l'air d'être prévu, il n'est pas conseillé de le dire).
Comme si c'était ça l'essentiel ! Outre que les sentiments qu'on éprouve à la lecture d'une œuvre ne regardent et n'intéressent personne, l'essentiel à l'école, n'est-il pas le supplément de culture que cette lecture a apporté ? A l'école, on n'est décidément pas très au clair sur les objectifs qu'on vise... Tiens ! Vous avez dit "formation" ?
Alors, quand on lit que le monsieur universitaire, qui en a parlé à la conférence de consensus, voit, dans la littérature, un moyen d'abord de donner le goût de lire (horripilante tarte à la crème, qui oublie que le goût ne se donne pas, que l'objectif n'est pas que les élèves aiment lire, mais qu'ils lisent — y compris ce qu'ils n'aiment pas—), et qu'il invite les élèves à se projeter dans les personnages, à stimuler leur participation affective et le rapport imaginaire au textes, même s'il ajoute la nécessité à côté de "stimuler la réflexivité sur la lecture", on se dit que ça ne va pas s'arranger !

Non ! Même si ça dit partout, y compris dans les conférences de consensus, l'essentiel de la littérature n'a pas grand chose à voir avec l'imagination. Ces propos qui enferment la lecture dans l'illusion réaliste du sens, et la littérature, dans l'identification aux personnages, comportements personnels de première lecture, qui ne regardent personne, ne sont qu'aliénation, aux antipodes de ce que sont, en réalité, la littérature et sa lecture.

D'abord, un texte littéraire, comme le dit joliment Francis Marcoin, c'est un texte qui a de l'épaisseur, avec une cave et des greniers cachés, pleins de trésors, qu'il faut chercher ; un texte qui ne dit pas tout ; un texte qui demande de l'intelligence et qui la développe en l'exigeant.
C'est dire à quel point la lecture scolaire peut être loin de cela, elle qui explique le sens des mots pour qu'on comprenne, qui s'en tient à l'histoire (quand elle va jusque là !) et qui ignore tout ce que cette histoire cache sous ses apparences.
Or, pour les trouver, il faut se poser des questions qui n'ont rien à voir avec les questions dites de "compréhension", des questions rarement posée dans les classes : cette histoire qu'on vient de lire, qui nous a émus ou qui nous a fait peur, comment a-t-elle fait pour y arriver ? Comment est-elle racontée ? Comment les mots qui la constituent fonctionnent-ils ensemble ? S'entrechoquent-ils ou au contraire sont-ils en harmonie ? Et pourquoi l'auteur les a-t- ils choisis ainsi ?
Les poser, c'est se rapprocher de l'acte d'écriture qui les a produits. Et, surtout cela va permettre aux enfants de découvrir que les personnages qu'ils aiment et auxquels ils ont envie de s'identifier, n'existent que par la magie des mots choisis et organisés par l'auteur. Qu'ils n'existent que dans leur tête, différemment, pour chaque lecteur, surtout que ce ne sont que des mots, mais avec des pouvoir extraordinaires. On pense à la phrase capitale du peintre Maurice Denis : Se rappeler qu'un tableau — avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. De la même manière, un roman n'est qu'une suite de mots "en un certain ordre assemblés" . Mais ces mots et cet ordre font de leur lecteur un créateur, qui change son regard sur le monde et le change lui-même.
On comprend, non seulement l'erreur, mais la tromperie, et surtout le gâchis, que constitue le fait de lire ce texte comme on lit la liste des commissions, en cherchant le sens des mots, dans le dictionnaire.
Cette triste façon de lire la littérature, qui est celle de l'école primaire (ils sont trop jeunes, pour faire autrement !) et très souvent encore du collège — il faut attendre le lycée (et encore pas toujours) pour que le regard change sur le texte littéraire — explique aussi que la littérature (et les arts en généra) puissent sembler aux yeux de beaucoup (y compris pas mal de "décideurs"), choses secondaires, un luxe pour intello, un "surplus d'âme" dont on a besoin seulement quand on a tout le reste.
Et si c'était, au contraire, un des objectifs prioritaires de l'éducation ds enfants, dès le plus jeune âge ?
Les raisons sont pourtant évidentes : une telle lecture est aussi un moyen, (le seul ?) d'ouvrir l'esprit à ce qui est autre que soi, tout en ramenant constamment à soi. Certes la plupart des savoirs apprennent à sortir de soi, mais les arts, et notamment ceux qui utilisent le langage, sont les seuls qui ramènent à soi, permettant, en quelque sorte de se voir de l'extérieur. Décortiquer l'écriture de ce qu'on lit, c'est se vivre en train de l'écrire.
C'est de là que vient ce pouvoir extraordinaire, de distraire et d'agir sur soi en même temps, qui en fait, sans doute aussi le vrai et le plus sûr moyen d'exaucer le vœu de Haïm Ginott : rendre nos enfants (et les adultes qu'ils deviendront) humains.
Aucun discours, aucune leçon ne peut y parvenir, comme le fait le texte littéraire lu ainsi.
Et contrairement à ce qu'on pense en général à l'école primaire, les petits sont parfaitement capables de le comprendre et d'entrer dans cette lecture. On le sait : ce travail a eu lieu dans des classes de maternelle et de primaire, comme le prouvent ces deux ouvrages absolument essentiels :
* "Lire la littérature à l'école", ouvrage collectif dirigé par Catherine Tauveron (Hatier pédagogie 2002)
* "Autour d'une œuvre : Rascal : explorer la littérature à l'école", ouvrage collectif, dirigé par Claire Lacoste et Françoise Roland (Scéren Editions CRDP Aquitaine 2005)

Bonnes lectures à tous !