Mais il faut commencer par présenter le contexte, exemple fort intéressant d'une manipulation parfaite.
Sous couvert d'une conception ouverte, démocratique, intégrant spécialistes et "gens de la société civile", une conférence dite de "consensus" a été organisée pour définir des recommandations relatives à la lecture, son apprentissage et le suivi de celui-ci. Cette "conférence" regroupait 18 personnes, constituant un "jury", dirigé par Jean-Emile Gombert, dont les choix théoriques sur l'apprentissage de la lecture sont sans ambiguïté. Ce "jury", avaient la tâche d'écouter les diverses interventions de spécialistes, qui durant deux jours, se sont succédés avec des conférences, dont certaines se sont révélées intéressantes, notamment sur la continuité des apprentissages et la littérature, (qui ont été évoquées sur ce blog, récemment). Ses membres ont eu ensuite à rédiger, à partir des conférences entendues, des recommandations concernant chacun des domaines abordés dans les conférences.

Pour les tout premiers débuts de l'apprentissage, deux intervenants, Roland Goigoux et José Morais. Le premier, prudent, choisit de se réfugier dans la description des pratiques. Quant au second, on connaît ses prises de position. Aucune diversité donc dans les interventions sur ce domaine, qui apparaît comme particulièrement verrouillé. Il est vrai que c'est celui dont les conséquences financières sont les plus criantes.
C'est pour après, qu'on observe une relative liberté d'intelligence laissée aux conférenciers, et donc aux rédacteurs.
Il n'est pas inintéressant de voir qui composait ce "jury" : outre Jean-Emile Gombert qui le présidait, on trouve 2 parents d'élèves, 4 enseignants du primaire, dont 1 stagiaire et 1 enseignante spécialisée, 2 chefs d'établissement, 2 professeurs de collège, dont 1 documentaliste, 1 formateur en ESPÉ, 3 chargés d'inspection : 1 IEN, 1 IPR-IA, et 1 conseiller pédagogique, et 3 chargés de missions (Canopé, illettrisme et e-éducation).
Ici non plus, aucun trouble-fête n'est à craindre, on ne voit aucune personnalité susceptible d'apporter la moindre objection aux conseils de Jean-Emile Gombert.
Quand on a vécu, comme moi, la toute première conférence de consensus, celle des années 1969-70, qui ne s'appelait pas comme ça, et dont l'objectif était de proposer des démarches permettant à TOUS LES ENFANTS "d'entrer en possession de la langue française, qu'elle soit ou non leur langue maternelle", on mesure la différence de stratégies : ceux qui ont rédigé le "Plan de Rénovation de l'enseignement du français à l'école élémentaire", étaient tous des enseignants ou des formateurs d'enseignants en recherche ; ils avaient tous EXPÉRIMENTÉ, dans leur classe, ce qu'ils recommandaient ; ils l'avaient analysé, théorisé, avec l'aide de spécialistes de tout bord et de toutes disciplines. Ils savaient de quoi ils parlaient et ne travaillaient pas sur des notes prises durant des conférences.
Mais comme je viens de le rappeler, l'objectif n'était pas le même.

Sur les 47 recommandations, dont cette Conférence a accouché, les plus graves sont celles du premier chapitre, intitulé : Recommandations relatives à la maîtrise du code et à l'identification du mot, (recommandations 9 à 16). Et quand on sait l'importance des débuts dans un apprentissage aussi essentiel que celui de la lecture, on frémit

Voici donc cette première recommandation, qui à elle seule est un assez joli morceau :
R9 : Dès la grande section de l’école maternelle il faut enseigner aux élèves le principe alphabétique et leur faire acquérir la capacité d’analyser les mots oraux pour en identifier les composants phonologiques : les syllabes puis les phonèmes.

Quand on lit cela puis le commentaire qui suit, c'est la stupéfaction qui vous saisit, devant l'accumulation de contresens qu'on y rencontre, de bafouillage et de contradictions avec les données les plus élémentaires de la psychologie des enfants, sans oublier celles de la linguistique.
Le commentaire commence par la phrase suivante : il faut que l'enfant comprenne qu’à une lettre isolée ou à un groupe de lettres (graphème) correspond un segment du mot oral (phonème). .
Comment un enfant d'école maternelle (4,5 ans) pourrait-il comprendre une chose pareille ? C'est à peu près comme si on exigeait d'un enfant qui apprend à sauter en hauteur, qu'il maîtrise la notion de transfert d'énergie !!
Les auteurs ont-ils seulement entendu parler de la "zone proximale de développement", dont on sait, par de grands chercheurs, que si un travail d'enseignement cible en dehors de cette zone, l'enfant n'entendra jamais ce qu'on veut qu'il apprenne ? Elle est où, la ZPD dans ce charabia ?
Que va-t-il se passer alors ? Une bonne partie va renoncer complètement et entrer dans le "n'importe quoi". Ils seront alors catalogués dyslexiques ou dysphasiques ou n'importe quel autre "dys". Les plus chanceux et les plus roublards vont se fabriquer des trucs pour deviner ce que l'enseignant attend qu'ils fassent, sans chercher à comprendre, tout en ayant l'air de savoir, pour avoir la paix. Les enfants sont souvent imbattables dans ce genre de stratégies échappatoires. Malheureusement elles les empêchent d'apprendre ce qu'ils doivent savoir, et les notions fondamentales sur la langue écrite et ses différences avec celle qu'ils entendent à l'oral, ne se construisent pas et ne le seront sans doutes jamais.
Ces notions qui constituent les premières connaissances de grammaire (la relation graphèmes-phonèmes, c'est de la grammaire et ça n'a rien à voir, ou si peu, avec la lecture) vont alors manquer plus tard et être responsables de bien des erreurs ou difficultés que l'on attribuera à des "dys" quelconques, pour les soigner.

La suite du commentaire est encore plus réjouissante : L’identification du phonème est, pour certains élèves, particulièrement difficile. Le phonème est une unité abstraite et non un simple son : ainsi le phonème /r/ ne correspond pas au même son s’il est situé en début de mot (ex : «rouge»), en fin de mot (ex: «cour») ou au sein d’une diphtongue (ex : «trou»).
Parler de "diphtongue" pour le mot "trou", c'est une erreur si énorme de la part de gens qui donnent des recommandations, et parlent de phonèmes, qu'on resterait sans voix. il y a peut-être deux lettres-voyelles dans le mot (o et u), mais une seule voyelle sonore [u], et pas l'ombre d'une diphtongue, lesquelles du reste, n'existent plus en français depuis le 15ème siècle.
Autre erreur : le commentaire continue en expliquant que c’est le fait qu’il correspond au même graphème, en l’espèce la lettre «r» qui en fait un seul et même phonème.
C'est complètement faux : ce qui fait que ces sons différents sont les facettes diverses d'un même phonème, c'est qu'ils s'opposent de la même manière à d'autres phonèmes qui modifient alors le sens du mot : qu'il soit prononcé en arrière de la gorge, comme le fait un Toulousain ou au milieu du palais, comme un Parisien, ou roulé comme un Bourguignon, le mot "fort" s'oppose au mot "folle" de la même manière. Grand Papa Saussure l'a fort bien expliqué... Mais pas à des enfants de quatre ans.

Continuons dans ce savoureux passage : il précise que l'identification du phonème est difficile pour certains enfants... Quelle pertinente remarque ! C'est pour tous, qu'elle l'est : elle est quasi opaque pour les trois quarts de enseignants !
Comme effectivement, un phonème n'est pas ce qu'on entend, mais ce qu'on reconnaît comme semblable, sous des formes perçues différemment, vouloir que les enfants les "identifient", c'est leur demander d'écouter ce qu'ils entendent (que pourraient-ils faire d'autre ? ). Or, ils n'entendront pas du tout a même chose à la fin du mot "fort", s'il est prononcé par des personnes différentes ; comment pourraient-ils comprendre qu'il n'y ait qu'un seul "son" accroché à la lettre "r" ?
Vous savez ce qui arrive alors ? Le gamin se dit que, décidément, il ne comprend vraiment rien, que ce n'est même pas la peine d'essayer, et il installe une image dévalorisée de lui-même qui ne risque pas de s'arranger par la suite. Voilà pourquoi, on peut dire que certaines pratiques d'enseignement sont proprement criminelles.

Non, non et non ! Ce n'est pas ainsi qu'il faut commencer l'apprentissage de la lecture !
Apprendre à lire, ce n'est pas apprendre à identifier des mots, c'est apprendre à effectuer une nouvelle activité, qui s'effectue dans une situation particulière, à l'aide d'objets précis de diverses sortes, qui ont le pouvoir d'établir une communication d'un type nouveau.
Or, apprendre à vivre une situation, cela commence obligatoirement par la situation elle-même avec les objets qu'elle utilise. C'est donc par "les objets à lire" qu'il faut commencer.
Pour un petit de 4, 5 ou 6 ans, tout apprentissage passe par le corps et par les sens. Ces objets dont on doit apprendre à se servir, il faut commencer par les apprivoiser, les regarder, les sentir, les toucher, les reconnaître : repérer ceux qui sont à la maison, dans la rue, sur les jouets et sur la table des repas. Découvrir que ces objets portent des histoires, des recettes de cuisine, des nouvelles de ceux qui sont loin, des messages toujours...
Apprendre à lire, c'est entrer dans un autre monde, où la communication se fait par les yeux et où l'on n'a aucun besoin de phonèmes ! C'est aussi entrer dans un domaine de rêves et de plaisir : si l'on veut que les enfants aiment lire, il faut que ce soit du plaisir tout de suite, sinon cela ne le sera jamais.
S'il vous plaît ne commencez pas par les phonèmes !!
Oubliez ces recommandations si peu recommandables...