Telle qu'elle et formulée, la question qui ouvre ce billet en appelle au moins trois autres :
1- Gaspard ne sait pas lire : a-t-on raison de le dire ?
2- En quoi le redoublement du CP aurait-il pu aider Gaspard à acquérir ce qui apparemment lui manque ?
3- Face à un échec, il faut recommencer" : Est-vrai ? Sinon, comment faire alors ?

1 Gaspard ne sait pas lire : a-t-on raison de le dire ?

Soyons justes : dans l'article, cette affirmation est "prouvée", à la fois par la maman, et par l'institutrice, avec ce constat : Gaspard ne sait pas combiner les sons. Ajoutons que cette dernière, qui n'a pas de temps à perdre au CE1 à revenir aux sons (il y a vingt-cinq autres enfants dans la classe, qui, eux savent quoi en faire !) a demandé à la maman de faire travailler Gaspard sur cet art de la combinaison en lui fournissant un "référentiel de sons", pour l'aider. Il paraît que le son "ou" a mis bien longtemps à entrer dans sa tête, preuve manifeste des difficultés importantes de Gaspard.
C'est ici que le Béotien de service lève timidement la main pour demander en quoi ceci fait preuve, et en quoi le fait de ne pas savoir combiner les sons peut gêner la lecture... Si l'on parle bien sûr de lecture, — activité visuelle de compréhension directe d'un message, par interprétation de signes graphiques réunis sur un support — et non de lecture à haute voix, qui est tout autre chose.
Comme rien n'est précisé sur ce point, la question se pose : si l'on ne sait de quoi on parle, si l'on n'a pas d'abord défini ce qu'on entend par "savoir lire" ni à quoi on voit que c'est ou non acquis, comment peut-on oser affirmer qu'un enfant sait ou ne sait pas lire ? Force est d'admettre qu'une fois de plus, c'est la définition qui coince, celle du résultat attendu, non explicité par une formule (savoir lire) aux multiples interprétations possibles.
Mais il y a plus grave : ce n'est pas seulement une erreur de définition du résultat attendu, c'est une absence du besoin de le définir. Et cela rejoint une autre absence : celle de ne pas mettre en relation ce qu'on observe dans la vie, où tous ceux qui lisent le font avec leurs yeux, sans passer par l'oral, et cette affirmation qui lui est contradictoire.
Admettre, comme évidente, une affirmation qui prétend que la maîtrise des sons et de leurs combinaisons jouerait un rôle essentiel dans la lecture, sans prendre en compte — ne serait-ce que pour leur répondre — ceux qui affirment, travaux à l'appui, que la lecture est essentiellement visuelle, c'est un comportement de soumission, d'abandon de l'intelligence, inquiétant et révoltant.
Si la connaissance des sons est obligatoire, comment font les sourd profonds, pour apprendre à lire ? Or, on constate qu'ils lisent fort bien. Et ça ne pose pas problème ? Quelle forme d'esprit, capable de s'aveugler sur ce qui dérange les a-priori, a-t-on fabriqué là ?
Le constat est navrant : on a l'impression d'un langage sans pensée, soumis à l'autorité de celui qui a parlé le premier, sans le moindre doute. Ah ! le fameux "doute méthodique", de Descartes est bien loin !
En fait, les mots ici remplacent la pensée et dispensent de se servir de celle-ci.
Peut-on imaginer plus grave de la part d'enseignants ? Quelle formation cette enseignante a-t-elle reçue ?
Oui, je sais, elle est loin d'être la seule !

2- En quoi le redoublement du CP aurait-il pu aider Gaspard à acquérir ce qui apparemment lui manque ?

Probablement en rien, puisque, outre le fait qu'un redoublement l'aurait coupé de ses camarades (ce qui à cet âge est très grave), ce qui lui manque n'a strictement rien à voir avec son apprentissage de la lecture. De fait, cela n'aurait fait que l'enfoncer davantage dans une activité à laquelle il ne comprend rien, qui est à des années lumière de ce qu'il sait, et qu'il refuse de toutes ses forces.
Au contraire, au CE1, il a une petite chance — très petite, au vu des intentions de la maîtresse, qui n'a à sa disposition qu'une gentillesse réelle, accompagnée d'une totale ignorance et de la psychologie des petits et de ce qu'est la lecture — de rencontrer de vraies lectures, dans les disciplines autres que le français, des lectures nécessaires, cohérentes incarnée dans des projets, certes tristement scolaires et abstraits, mais des projets tout de même. Si l'institutrice avait au moins l'idée d'impliquer les autres élèves dans une aide à Gaspard, celui-ci serait quasiment sauvé.
Il serait infiniment plus utile pour lui d'être aidé par ses pairs que par sa maman : la relation parents/enfants est largement affectée et même faussée quand elle devient "pédagogique". Chacun sait que les enfants détestent que leurs parents fassent la classe à la maison, y compris quand ils sont enseignants.

D'autre part, il faut savoir que le redoublement repose sur une grave erreur concernant la manière dont se déroule un apprentissage : chacun s'imagine que les avancées doivent se faire régulièrement, sans reculs ni arrêts : dès que les résultats scolaires d'un enfant fléchissent, on s'affole, alors que c'est à la fois normal et indispensable.
Des travaux (notamment ceux de Changeux, repris et approfondis depuis par beaucoup d'autres), menés dans les années 70, ont mis en évidence qu'un apprentissage ne s'effectue pas de façon régulière, mais procède par bonds, entrecoupés de périodes de repos et même de régressions, nécessaires au "bond" suivant. Ces moments sont, de plus, imprévisibles, tant en dates qu'en durées, variant d'un individu à l'autre et d'une époque à l'autre pour un même individu.
Cette découverte a pour conséquence — qu'on s'est hâtés d'interpréter de travers —que le découpage année par année, des moments d'apprentissage, avec un objectif à avoir atteint en fin d'année, est parfaitement inadapté. Il installe, de plus, une injustice fondamentale discriminant d'avance les enfants dont les "bonds en avant" ne tombent pas au moment des évaluations.
C'est pour cette raison que le travail par cycles a été proposé en 1989, et accepté de mauvaise grâce, avec un contresens qui en limita d'emblée l'intérêt.
Trois ans pour un cycle, cela ne signifie pas "trois fois un an" chaque année ayant son propre objectif. Cela signifie un objectif unique à atteindre en trois ans, avec uniquement des évaluations formatives au cours de ces trois ans, destinées à savoir où en est chacun des enfants de la classe.
Etant bien entendu qu'aucun jugement ou pronostic ne doit venir détruire la sérénité du cycle, indispensable à la réussite de tous. Personne n'est en retard, ni "en avance" : celui qui semble avoir atteint l'objectif bien avant la fin prouve qu'il a, de toute évidence, besoin de se reposer un peu... et de faire autre chose : il n'est évidemment pas question de le laisser s'ennuyer !
C'est à la fin seulement qu'on décide, sur une évaluation du degré acquis de l'objectif pour chaque enfant, s'il est nécessaire ou non d'ajouter une année à ce cycle, pour tel ou tel. Ce qui n'est EN RIEN un redoublement, mais un allongement du temps prévu pour que cet enfant atteigne l'objectif prévu.
Il faudrait s'en souvenir pour que l'erreur ne recommence pas avec les nouveaux programmes qui ont réinstallé les cycles (bravo !), mais sans donner les consignes nécessaires à leur efficacité (ce qui est fort fâcheux).

3- "Face à un échec, il faut recommencer" : Est-vrai ? Sinon, comment faire alors ?

Pour que cet aphorisme soit valable, il faut lui ajouter... un adverbe ! Eh oui, même si des génération de professeurs nous ont affirmé que les adverbes étaient signe de mauvais style et devaient être systématiquement supprimés, il est bon de rappeler que c'est souvent eux qui tiennent le sens du message. On a presque toujours tort de les négliger quand on lit ou écrit.
Face à un échec, il faut d'abord avant tout OUBLIER ce qu'on a fait, et recommencer AUTREMENT. Les deux éléments de réponse sont aussi importants l'un que l'autre. Un échec, ça doit s'oublier et l'on doit surtout éviter de faire ce que fait le fameux "soutien" : doubler la ration de lentilles à ceux qui n'aiment pas ça !
On oublie et on y revient, de préférence par la bande, SOUS UNE AUTRE FORME, plus tard, l'essentiel étant que l'enfant n'ait pas le sentiment qu'on le ramène là où il a échoué.

En revanche, il ne faut surtout pas oublier que ne pas savoir lire DU TOUT, c'est impossible aujourd'hui. L'écrit étant omniprésent partout dans l'environnement de chacun, même le plus isolé et reculé, chacun en a une expérience, certes largement insuffisante, voire erronée, mais elle existe pour tous, et ce, dès le plus jeune âge. Les tout petits d'école maternelle savent reconnaître et INTERPRETER (donc LIRE) beaucoup de choses écrites de leur environnement à eux.
Il est par conséquent impératif de prendre appui sur ces savoirs-là : apprendre, c'est faire évoluer des savoirs déjà-là..
A partir du moment où l'enfant retrouve dans ce qu'on lui fait faire ce qu'il connaît, il n'y a plus d'échecs. Tous ceux, qui se donnent la peine de veiller à cela dans ce qu'ils demandent, vous le diront.
Bien sûr, cela implique que l'enseignant connaisse les savoirs-déjà-là de ses élèves : c'est facile pour lui, à la fois parce qu'il connaît évidemment leur environnement, et par les entretiens qu'il a avec eux. Et comme une bonne partie de ces savoirs reste commune à tous, les problèmes à résoudre sont minimes.

On arrive ici à une autre définition de ce qu'on appelle "préparer sa classe". Il ne s'agit pas, comme on l'a fait croire si longtemps, de découper le programme officiel en séances hebdomadaires, mais de tracer un itinéraire pour explorer ce programme à partir des savoirs des enfants .
Un itinéraire à construire et à reconstruire chaque année, le démarrage n'étant pas forcément le même d'une année sur l'autre : aucun manuel, d'aucune sorte ne peut donc aider ici. Et, bien entendu, un tel travail ne peut valablement se faire qu'en équipe de cycle : on ne travaille pas tout seul.

On mesure à quel point on est loin, ici, de la malheureuse institutrice de l'article, isolée et coincée entre des parents d'un côté et l'IEN de l'autre, sans aucune formation autre que des affirmations imposées, comme actes de foi, sans que personne ne l'ait aidée à se construire les moyens ni de les analyser ni de se situer par rapport à elles.
L'article ne décrit pas une école des années 1900, mais une école d'ici et maintenant.
De quoi réfléchir, non ?