Quand on se met à y regarder de plus près, on se rend compte de tout ce que la tradition oublie à propos de la lecture.
D’abord, ce n’est pas un savoir, à ranger dans sa mémoire comme les théorèmes, la liste des Capétiens directs, les verbes irréguliers et autres identités remarquables. C’est une activité, un savoir faire, qui s’effectue dans des situations diverses : rien de commun entre lire le courrier de son chéri, un article de Finkelkraut, sa facture d'électricité, une BD de Fred, un roman de Michel Houellebecq, et "les Pauvres Gens" de V. Hugo.
On comprend tout de suite qu'il n’y a pas — il ne peut pas y avoir — un savoir lire de base qu’on pourrait utiliser en situations diverses. Chacune des données qui constituent les situations de lecture présentent des variations telles qu’il ne reste pas grand chose de commun et qu’il faut apprendre à lire AVEC ses variations.

Apprendre à lire, c’est donc apprendre à vivre une situation, définie par un projet (on ne le fait pas sans raisons !), requérant l’utilisation d’objets (livres, journal, affiches, tracts, etc), porteurs de messages spécifiques, aux fonctions et aux aspects langagiers divers, selon des conduites adaptées, et donc nécessairement diverses.
Autant dire que, dans leur grande majorité, les contenus d’enseignement nécessaires sont absents des pratiques en usage.

• Une situation.
Cela veut dire un ensemble de paramètres, comprenant à la fois des connaissances, mais aussi des actions, de la motricité, du perceptif et du sensoriel, tout cela dans un ensemble complet et surtout vécu comme tel. C’est donc un apprentissage infiniment plus complexe que ce qu’on propose avec les « manuels » et les « méthodes », qui se focalisent sur un seul aspect, les signes graphiques et leur assemblage, certes sacralisé par la tradition, mais loin d’être l’essentiel et encore moins ce par quoi il faudrait commencer. Il est impossible, en effet, d’apprendre ce qu’est une situation, quelle qu’elle soit, sans la VIVRE, dans la totalité de ses composantes, découvertes toutes en même temps, et non les unes après les autres, comme la tradition invite à le faire.
En fait, la tradition suit une démarche de LOGIQUE ADULTE ABSTRAITE, qui n’a rien à voir avec le fonctionnement effectif des êtres humains.

• Définie par un projet.
On ne lit pas pour lire, mais toujours pour autre chose, dont la lecture apparaît comme le moyen de réaliser ce qu’on souhaite : communiquer avec quelqu’un qui n’est pas là, connaître le mode d’emploi d’un objet, trouver des réponses aux questions que l’on se pose, s’informer de ce qui se passe, comprendre un phénomène ou un événement, se faire une opinion, ou se détendre. Sans projet de lecture, il n’y a pas de lecture. Et donc, pas d’apprentissage de celle-ci. Lancer l’apprentissage « à vide », sans projet autre que celui d’apprendre, semble une idée étrange : apprendrait-on la cuisine, si l’on n’avait pas de repas à préparer ?
On peut répondre qu’en général, on explique aux enfants à quoi sert de savoir lire. On oublie qu’une explication ne suffit pas à motiver, et si en classe, on ne se sert pas de la lecture, si les enfants ne voient pas l’enseignant chercher dans un dictionnaire pour répondre à une question, ou montrer que le journal annonce un événement qui intéresse les enfants, ou si aucune correspondance n’est organisée avec d’autres enfants venant d’écoles éloignées, l’utilité de la lecture, même fort bien expliquée, ne sera pas convaincante — du moins pour tous.

• Requérant l’utilisation d’objets.
Lire est une activité qui ne s’effectue pas seulement avec sa tête : elle a besoin d’objets spécifiques, qui ne s’utilisent pas tous de la même manière. Parmi ces objets, certains sont connus des enfants, d’autres, non.
La tradition veut qu’on ne s’en occupe pas au moment de l’apprentissage. Autre idée étrange : peut-on apprendre l’informatique sans ordinateur ? A jouer au tennis sans la raquette ? A manipuler une machine sans elle, et sans les accessoires qui l’accompagnent ? On le sait, l’apprentissage d’une situation ne peut se faire que dans la situation complète. Donc, la découverte des objets à lire, dans leur diversité, doit se faire dès les premiers apprentissages, depuis les livres jusqu’aux écrans (télé, ordinateurs, tablettes et autres smartphones...), en passant par les journaux, les affiches, les tracts et toutes les formes de brochures.
De plus, les livres, et autres objets à lire, s’utilisent à travers des manipulations, qui mettent en jeu la motricité et la sensorialité des petits, dont on sait qu’à cet âge tout apprentissage passe par elles. A l’école maternelle, dans notre recherche, j’ai pu découvrir combien les activités sensorielles, sur le toucher, le sentir, le porter, quand elles s’effectuaient sur les objets à lire, enrichissent le désir de savoir lire, en mettant en route l’existence d’un lien affectif avec les livres : on sait bien que l’amour de la lecture s’exprime souvent par l’amour des livres, un plaisir sensuel de les toucher, de les sentir, et d’en tourner les pages..

• Porteurs de messages spécifiques aux fonctions diverses
S’il y a projet de lecture, cela signifie qu’il existe des types d’écrits aux fonctions différentes permettant de réaliser ces projets : selon que l’on souhaite communiquer avec une personne absente, connaître le mode d’emploi d’un objet, trouver des réponses aux questions que l’on se pose, s’informer de ce qui se passe, comprendre un phénomène ou un événement, se faire une opinion, ou se détendre, les écrits qui leur correspondent sont évidemment différents, et mettent en jeu des formulations et un fonctionnement du langage qui ne peut être le même, et donc des problèmes différents de lecture. Il faut que les enfants connaissent la diversité de ces types de messages écrits, car on ne doit pas les tromper : il faut savoir où l’on va pour avancer. De plus, les fonctions qu’ils remplissent ne sont pas évidentes pour de très nombreux enfants, et doivent apparaître dès leurs premiers apprentissages.
Apprendre à lire, c''est donc se plonger d'emblée dans cette diversité d'écrits, porteurs de façon de dire différentes
* Des écrits qui permettent de communiquer.
* Des écrits pour rêver et jouer.
* Des écrits pour pouvoir faire.
* Des écrits qui expliquent.
* Des écrits qui donnent des arguments pour se faire une opinion.
Tous ces écrits liés à des événements de la classe ou à des projets des enfants doivent appartenir à leur vécu, bien avant qu'ils ne soient capables de les comprendre, de les lire eux-mêmes et de les produire. On sait depuis Piaget que tout enfant a besoin d'avoir rencontré les "choses", en situation de vie, sans les comprendre, pour pouvoir les apprendre et les comprendre plus tard : on ne peut pas apprendre ce qu'on découvre pour la première fois. Voilà pourquoi ce ne sont pas des techniques qu'il faut enseigner à des petits de maternelle ou de cycle 2, mais du vécu, le plus diversifié possible, et le plus riche possible.

• Selon des conduites adaptées, et donc diverses.
Conséquence directe de tout ce qui précède : s’il y a des objets, il y a manière de les utiliser. On déplore souvent, chez les adultes n’aimant pas trop lire, une manière linéaire d’aborder un texte, qui porte une large part de responsabilité dans leur désamour de la lecture : la cause en est évidemment l’absence d’un travail sur la manière de conduire la lecture, avec une exploration de l’ensemble qui ouvre l’horizon d’attente, indispensable à une lecture fine qui va confirmer et réajuster ces attentes.
Mettre en place systématiquement du déchiffrage lettre par lettre, syllabe par syllabe, en ignorant la diversité des supports, installe, définitivement pour beaucoup, une conduite aberrante de lecture. Une BD, un journal de presse, un catalogue, un ouvrage documentaire, ont chacun une approche spécifique, totalement différente pour les uns et les autres, et qui ne peut pas s’inventer.
Or, mettant en jeu la motricité et les sens, la conduite de lecture est un apprentissage parfaitement à la portée d’un tout petit, du moins dans ses premiers aspects, beaucoup plus assurément que l’abstraction du principe alphabétique et de la relation lettres/sons. La diversité des « objets à lire » permet en effet de confronter les enfants à des problèmes de motricité fine, ou non : comment s’y prendre pour lire le journal, à la fois mou et encombrant, ou un album de Bandes Dessinées ; comment prendre en compte les différences de taille, d’épaisseur, de poids des livres...

On mesure, apparaissant ici dans toute leur splendeur, l’erreur et les carences de l’analyse traditionnelle avec les deux prétendus « domaines » de l’apprentissage, généralement successifs :
• apprendre le « code », c’est-à-dire la relation lettres-sons, ce que certains nomment « la combinatoire » ;
• apprendre la compréhension.
Le second étant reporté à plus tard — comme si on pouvait apprendre à lire sans comprendre ce qu’on lit !

On découvre que le « code », le principe alphabétique et la relation sons/lettres, ne sont qu’une infime partie de tout ce qu’il y a à apprendre en matière de langage pour savoir lire, et même qu’ils sont loin d’en être l’essentiel. Les différences qui opposent un message oral et le même quand il est traduit à l’écrit à l’écrit, sont énormes : qu’il s’agisse de l’organisation textuelle, de celle des phrases, du choix des mots, des formes verbales et des marques, tout est différent entre les deux. Comme on l’a dit souvent, il s’agit quasiment d’entrer dans une autre langue.
De ce fait, le temps consacré au « code », apparaît plus que secondaire, voire inutile, comme la « conscience phonologique », dont on cherche désespérément ce qu’elle vient faire dans l’apprentissage d’une activité, fondée sur des perceptions visuelles, comme la lecture. En réalité, son importance et son intérêt résident dans la compréhension du fonctionnement de l’oral, c’est-à-dire qu’elle fait partie de la grammaire de celui-ci, mais pas du tout de la lecture.
Quant à la relation lettres/sons, son seul rôle, dans les premiers apprentissages lecture-écriture, est de découvrir qu’elle n’a pas grand-chose de régulier et qu’on ne peut jamais se fier à ce qu’on entend, pour savoir, en orthographe, comment ça s’écrit : j’entends le même son [p] dans « opticien » et dans « obtenir », et je ne vois pas la même lettre. Je vois la même lettre « c » dans « secret », dans « ceci » et dans « second » et j’entends trois sons différents, alors que j’entends le même son [s] dans ces deux derniers mot, là où les lettres sont différentes.

Les exemples de ce type sont fort nombreux et ne sont en rien des « exceptions ». Ce sont des cas fonctionnant différemment, qui prouvent qu’il n’y a pas de règle à appliquer ici, et qu’il faut chercher la documentation orthographique, pour être sûr.
En revanche, les marques orthographiques (qui ne correspondent généralement pas à la prononciation ), sont essentielles en lecture, et doivent faire partie des premiers apprentissages de celle-ci : « poids/pois » : c’est le « d », la lettre essentielle pour comprendre de quoi il s’agit. Et la célèbre question des « accords » n’est pas à découvrir en grammaire pour être « appliquée » quand on fait une dictée, mais elle sert d’abord à comprendre ce qu’on lit : témoin ce joli titre de presse : « Tsonga sur terre battu », où la compréhension repose entièrement sur l’orthographe de « battu ».
Bien avant de servir à l’écriture, l’orthographe est un indice essentiel de lecture. Son absence dans les manuels des méthodes toutes faites (sous prétexte de faciliter l’apprentissage du lire) est une espèce de crime pédagogique : elle porte la plus grande responsabilité dans l’échec en orthographe : les enfants n’ayant pas pu découvrir son rôle, pourtant capital, en lecture, n’ont aucune raison de comprendre pourquoi il faut s’en servir quand on écrit. L’orthographe apparaît dès lors comme une complication sans objet, parfaitement arbitraire, qu’il faudrait « simplifier ». Et la responsabilité de l'échec repose entièrement sur la B.A.BA des premiers apprentissages.

Pour toutes ces raisons, démarrer l'apprentissage de la lecture par une méthode toute faite, quelle qu'elle soit, est une profonde erreur dont les conséquences lointaines sont catastrophiques. Mais, il est incontestable que les syllabiques sont bien pires, car elles trompent les enfants sur le fonctionnement de la langue qu'ils ont à maîtriser, alors qu'on sait l'importance de cette maîtrise dans leur intégration sociale et leur dignité de citoyen. Même pour ceux qui n'en sont pas convaincus, tant est solide le formatage qu'ils ont subi sur ce point, le principe de précaution devrait jouer.