Certes, la réaction spontanée à ces propos est de rétorquer — légitimement — qu'ils n'ont rien de nouveau et que toute lecture "fait réfléchir".
Pourtant, quand on est amené, comme je le suis actuellement, à découvrir ce que donnent les compétences en lecture d'adultes, diplômés (et souvent lourdement), préparant actuellement, en reconversion professionnelle, le concours de recrutement des professeurs d'école, on se dit que c'est vraiment discutable.
Les épreuves de français pour ce concours reposent essentiellement sur la lecture : outre une question de grammaire, les candidats ont à élaborer une synthèse de textes, aidée par une question, et l'analyse critique d'un document pédagogique : page de manuel, préface de "méthode de lecture", fiche de préparation d'une leçon dans un des domaines du français, etc. Cette analyse critique est encadrée par un questionnaire précis, les orientant sur des points particuliers du document.
Il s'agit donc, en fait, d'une double lecture : celle du document et celle des questions qui l'accompagnent.

Premier constat : une majorité de candidats révèle de grandes difficultés à établir un lien rigoureux entre les questions posées et le document. Très souvent, ils ont retenu un MOT de la question et répondent en dissertant sur le document autour de ce mot, et non à partir de ce que demande la question. D'autres ont été accrochés par le thème, lui même révélé par un mot du document (apprentissage de la lecture, vocabulaire, conjugaison, etc.) et ils répondent à partir, non de ce qu'en dit le document, mais de l'image qu'ils ont de ce thème, et des a-priori qui sont les leurs.
Je vois ici deux sources d'erreur de compréhension :

* La prédominance des MOTS, sur le SENS DU TEXTE, comme si les mots reconnus leur faisaient oublier le rôle du contexte.
* Une sorte d'évasion du texte dès qu'il y a reconnaissance de certains mots, avec irruption des connaissances et connotations personnelles, correspondant à ces mots.
Dans les deux cas, deux obstacles à la compréhension : une grande difficulté à saisir le texte dans son intégralité, et une difficulté non moins grande à rester dans le texte, tel qu'il est, sans vagabonder en dehors.

Est-il si stupide de formuler l'hypothèse, qu'un démarrage focalisé sur les mots, voir les bouts de mots, et sur la reconnaissance de ceux-ci, à travers l'expérience personnelle des enfants pourrait être responsable de cette attitude-quasi-réflexe devant un écrit, quand on sait l'importance de ce démarrage dans les souvenirs d'un enfant ?
N'est-il pas raisonnable au contraire de penser que donner aux petits l'habitude d'avoir devant les yeux de vrais textes (appartenant à leur environnement !) et de les inviter à les explorer, comme on explore un objet, pour en voir tous les détails, permettrait d'éviter les dysfonctionnements de lecture que je rencontre régulièrement depuis douze ans ?

L'objection immédiate ici : la difficulté que cela représenterait pour des petits, découragés d'avance dans leur déchiffrement, par la longueur de ces textes.
Mais, enfin pourquoi leur demander un tel travail, à la fois monstrueux effectivement, et ridicule ?
On sait bien qu'ils sont parfaitement capables de formuler des hypothèses sur ce qu'un objet a l'air d'être ; or un texte écrit en est un ! Quand on leur demande ce que peut être l'écrit qu'ils ont sous les yeux, ils ont toujours des réponses pertinentes, pourvu que le texte soit dans son environnement social, et non écrit au tableau, ou polycopié sur une feuille.
On connait l'anecdote souvent racontée, (pardon de la redire : je la trouve si jolie !) de la réponse des enfants d'un CP toulousain à la maîtresse qui brandissait le menu de la cantine, en disant :"qu'est ce que c'est, que cet écrit que je vous propose aujourd'hui ?" : après une exploration attentive de l'objet, ils ont déclaré "Ça doit être un poème parce que ça va pas jusqu'au bout de la ligne : c'est toujours comme ça dans un poème !".
Et lorsque la maîtresse a précisé : "Excusez-moi, j'ai oublié de vous dire où je l'ai trouvé : c'est sur la porte de la cantine". La réponse fut unanime : "Ah ben alors, c'est pas un poème !! Y'en a jamais sur la porte de la cantine. Ça doit être ce qu'on va manger à midi !".

Bon, direz-vous, mais à partir de là, qu'est-ce qu'on fait ?
Eh bien, on leur dit simplement ce que ça veut dire en le lisant à haute voix, et on discute ensemble de l'intérêt de ce message, car c'est le sens qui devrait primer : quels sont les mots qui le disent, comment ils sont écrits, on y viendra après.
Bien sûr, si un enfant s'écrie alors, "Ah oui, moi j'avais reconnu tel mot...", on va l'écouter et en parler, mais sans sortir du message, dont on va évidemment clarifier la signification.

Donc, on le voit, l'objection évoquée au début de ce billet est parfaitement justifiée : toute lecture fait réfléchir... à condition qu'il y ait de quoi réfléchir !! Quand on lit "Mamie a lavé et Leo a filé" (Lire avec Léo et Léa page 4), la réflexion n'a rien d'épuisant... Quoique pas mal de points d'interrogation peuvent se poser, à propos de toutes les informations qui manquent dans cette histoire : de fait, on pourrait effectivement faire réfléchir de façon logique sur ces affirmations...
On le sait, le projet n'est, hélas, pas là du tout !

Les raisons autres, que les apprentissages premiers
La plupart des habitudes de travail scolaire en lecture, après les apprentissages premiers, contribuent en fait à installer ces comportements inefficaces, observés chez mes étudiant adultes.

* Une focalisation excessive sur les écrits de fiction pour le travail de lecture, qui habitue le lecteur à imaginer plus qu'à réfléchir.
Attention ! Je ne dis pas qu'il ne faut pas en faire lire : ils sont indispensables ! je dis qu'il ne faut pas faire que cela.
Dès le CP, les "écrits pour apprendre" devraient occuper autant de temps que les belles histoires. Et, surtout, il est nécessaire de travailler à les faire réfléchir (métacognition !), sur les différences de manières de lire, qui séparent les uns et les autres. J'avais été frappée, dès le début de mes recherches dans les classes, par le fait que, au CP et encore au CE1, les enfants étaient surpris de voir que des textes à lire puissent parler de la vie quotidienne et non d'histoires inventées : pour eux, lire, c'était forcément inventé pour faire rêver.

* Corollaire : une focalisation excessive sur le "plaisir de lire", alors que les neuf dixièmes des lectures nécessaires à l'école n'ont jamais été conçues pour donner du plaisir au lecteur ! Et, pas seulement à l'école : dans la vie une bonne partie des écrits qui dirigent notre vie ont été conçus pour décourager la lecture : textes de loi, contrats divers, documents administratifs, bancaires etc.
Il est un constat qu'il faut faire découvrir très tôt aux enfants, c'est que, plus un texte semble rébarbatif, plus cela signifie qu'il faut le lire, car cet aspect repoussant est voulu pour nous "repousser" précisément de sa lecture.
Ils finiront ainsi par découvrir que si le plaisir peut être, parfois dans la lecture, il est aussi aussi, et plus fréquemment encore, dans le fait d'avoir lu ! Se sentir plus fort que ceux qui ont cherché à me tromper, c'est une source importante de jouissance !

* une habitude insuffisamment répandue, et encore, quand elle est pratiquée, est-ce uniquement pour la littérature, celle du "débat participatif" qui devrait clore TOUTE situation de lecture en classe : jamais on ne devrait terminer une lecture sans débattre sur ce qu'elle a pu apporter.
S'il s'agit d'un article de presse ou autre qui défend une théorie, dès l'école primaire, il faut travailler sur l'argumentation qu'il développe, rechercher ensemble les présupposés, en analyser la pertinence, ce qui est parfaitement possible sur des sujets correspondant aux intérêts des enfants. Leur apprendre à distinguer une "analyse" et un "récit" (ce que mes préparants au CRPE ne savent justement pas faire pour la plupart !), leur apprendre aussi à rechercher des "faits vérifiables" et non des "opinions" et à distinguer les unes des autres.

On comprend bien pourquoi elles sont soigneusement cachées, enfermées avec mépris dans un jugement d'intellectualisme hautain, ces lectures faites de raisonnements, de doutes, de méfiance de l'interprétation première, et d'exigence ; des lectures qui vont au-delà du sens évident pour le dépasser et débusquer les intentions nobles ou non qui en ont animé l'écriture. Elles commencent à être timidement admises pour les écrits littéraires. Elles sont tout aussi nécessaires — plus, peut-être parce qu'elles paraissent très simples, et qu'il n'en est rien — pour les écrits quotidiens, familiers ou sociaux. Ce sont elles qui protègent des manipulations, qui ouvrent l'esprit vers la tolérance, et l'amour des différences. Elles sont la véritable lecture, celle de la liberté.