Ce Com-phone" est une tablette numérique d'enregistrement de la lecture oralisée au CP, dont le Ministère fait actuellement la promotion sur le site suivant :
http://www.ressources91.ac-versailles.fr/wordpress/lecture-a-voix-haute-cahier-de-suivi-avec-comphone/

Elle est accompagnée de tout un matériel varié, impressionnant : fiches-papier, corpus de phrases diverses, possibilités nombreuses de reprendre, de rectifier, d'enregistrer, de se réécouter, avec un outil pour le maître de correction notée, avec critères précis... Sur la présentation filmée, on voit des enfants, ravis, manipuler tout cela avec une sûreté qui n'étonne personne : les enfants de cet âge s'y meuvent comme des poissons dans l'eau. Et l'on est bien forcé de reconnaître que ça, au moins, ça leur plaît. Encore un jeu auquel ils ne peuvent qu'adhérer joyeusement.
C'est incontestablement un point positif.
C'est le seul.

Dès qu'on essaie de réfléchir un peu — oh ! inutile de réfléchir beaucoup ! — la gravité des dangers d'un tel outil saute à la figure : où est la lecture là-dedans ? Où est la pensée que celle-ci est censée faire naître ? Où sont les raisonnements qu'impose la compréhension d'un véritable texte ? Où est le travail nécessaire à la diction intelligente d'un texte ? En quoi, cela peut-il aider à résoudre les problèmes posés par toute vraie lecture, y compris à voix haute, l'implicite, les effets de contexte, les difficultés que posent la pronominalisation, les formes verbales, les diverses formes de densification des discours, spécifiques de la langue des écrits ?
On objectera que ces questions se posent déjà avec une méthode syllabique, vierge, elle, de toute technologie nouvelle, et que, au moins, ici, l'amusement des enfants peut sembler de nature à diminuer les effets négatifs du manuel de lecture. C'est que, précisément, le jeu ici n'a rien de positif pédagogiquement. Au contraire, il détourne l'attention de ce qu'on est en train d'apprendre : l'activité "lire" est alors entièrement assimilée à la prononciation des mots.
Certes, on peut dire aussi que ceci ne concerne que la lecture à voix haute : le travail de compréhension doit se faire à côté.
Problème : ce travail de voix haute fausse à l'avance la lecture des yeux. On le voit nettement sur la vidéo, une conduite de lecture, linéaire, avec le doigt qui suit, s'installe solidement chez l'enfant, car il y joue seul. Le maître ne voit et ne corrige que la diction, et non la manière d'utiliser l'instrument. Une telle conduite interdit toute anticipation, toute mise en relation des mots, tout raisonnement. Entièrement occupé à articuler et à prononcer, soucieux seulement du bon enregistrement de sa diction, l'enfant n'a aucun moyen de s'occuper du sens, dont, du reste, ces phrases sont dépourvues : proposées dans le plus pur style "manuel de lecture", isolées, sans contexte, sans logique et sans cohérence.
Donc, même si ce travail existe, il sera annihilé par celui du Com-phone, autrement plus amusant : l'enfant sera toujours à des années-lumière de ce qu'est l'acte de lire

Mais ce qui est ahurissant, c'est qu'il sera aussi à des années-lumière de la LECTURE À HAUTE VOIX, la vraie, dont, au surplus, la machine empêche l'apprentissage. Ce qui est entraîné ici, c'est L'ORALISATION, pas la lecture à haute voix, dont elle est le contraire.
Même si cela a déjà été maintes fois explicité, rappelons la différence qui les oppose.
Le 9 août 2011, on pouvait lire, sur ce blog, ceci :

Question n°1 : quelles différences séparent l'élève de CP qui lit les phrases du manuel (ou du Com-phone) et Jean-Pierre Marielle ou Didier Sandre lisant les grands textes de la littérature au Marathon des Mots de Toulouse ?
Impossible de dire qu'ils font les uns et les autres la même activité : il suffit de les observer un peu pour repérer à quel point il s'agit de tout autre chose : le premier a le nez rivé sur son texte et les mots qu'il prononce accompagnent exactement le mouvement de ses yeux : il dit, non sans peine, ce qu'il voit, au fur et à mesure qu'il le voit.
Jean-Pierre Marielle, au contraire regarde le public, ne baissant les yeux sur son texte que par moments, il "parle" son texte, comme si celui-ci venait de lui, et pourtant, il ne le dit pas par cœur.
En fait, il ne dit pas ce qu'il voit, il dit ce qu'il connaît pour l'avoir lu auparavant. Il dit ce qu'il a compris, l'ayant relu et rapidement mémorisé quand il a regardé le texte. Telle est la technique de toute lecture à haute voix. C'est loin d'être facile et cela demande un long apprentissage.

Si l'on approfondit encore l'observation, on se rend compte que la lecture du comédien est bien une communication orale, s'adressant à des auditeurs qui l'ont demandé ou qui sont venus pour l'entendre, par laquelle est communiquée la lecture qui est la sienne, non "le texte" (toujours porteur de significations plurielles). Aucune ressemblance avec ce que fait le petit CP, qui prononce, sans le moindre projet, des mots et des phrases, que ses camarades n'écoutent même pas : en fait, ils attendent leur tour d'en faire autant.

Objection !, s'écrie ici le blogueur cultivé, que faites-vous du "gueuloir" de Flaubert ?
Réponse : ce n'était pas une communication. Le gueuloir en question ne servait pas à "lire à haute voix" ; il servait à tester la musicalité de ses phrases, ce qui est tout autre chose : une recherche d'effets autres que la signification des mots.

Un constat s'impose alors : si lire à haute voix est une communication de sa propre lecture, elle ne peut apparaître que si la lecture est maîtrisée : il faut savoir lire pour pouvoir lire à haute voix. Un petit de CP ne PEUT DONC PAS LIRE À HAUTE VOIX.

Question n°2 : que fait alors le petit de CP quand on lui demande de faire une chose aussi difficile ?
Eh bien, il ne lit pas. Il transforme des signes écrits en signes sonores. Il dit ce qu'il voit, au fur et à mesure qu'il le voit. Et cette activité, nommée "oralisation", loin de l'aider à comprendre, l'en empêche largement, car elle consomme une énergie qui n'est plus disponible pour effectuer les opérations mentales par lesquelles on comprend.
L'oralisation est le contraire, à la fois de la lecture à haute voix, et de la lecture tout court.

Faire croire aux enfants qu'elles sont la même activité et que l'une aide l'autre, est une grave faute professionnelle : c'est enseigner un mensonge, sans avoir vérifié si c'en est un ou non. Double faute, évidemment, et, de la part d'un Ministre — même si ce n'est pas rare — c'est impardonnable.
Or, on sait, par ailleurs, qu'est officiellement financée une recherche sur la fluidité de la lecture, censée aider à la compréhension... La "fluidité" de lecture n'est autre, en réalité, qu'une accélération de l'oralisation qui fait "glisser" la diction de façon agréable. Impossible de penser que cette "glissade" puisse favoriser la compréhension : toutes les recherches sur l'acte de lire prouvent — et depuis longtemps — que la prononciation intériorisée, la "subvocalisation", qui ralentit la perception visuelle, est au contraire une des causes majeures des difficultés de compréhension.

On est stupéfait de cette accumulation d'ignorances, de propositions ineptes, de la part d'instances si hautes. Comment peut-on, à ce point, balayer des années de travaux, comme s'ils n'avaient jamais existé ?
Ce n'est pas seulement stupéfiant, c'est extrêmement inquiétant, surtout quand on annonce la rédaction de nouveaux programmes, accompagnant ces nouveaux outils pédagogiques dont la modernité ne fait qu'éclairer davantage les ignorances et contresens qui les fondent.

Ignorance ? Ou stratégie d'une redoutable efficacité ?
En ajoutant, à la fausse lecture, mécanique et sans raisonnement aucun, une caricature de lecture à haute voix, installée dès le CP, soigneusement confondue, par la magie des technologies les plus modernes, et les plus rassurantes, avec l'oralisation des mots, on installe définitivement pour une majorité d'élèves une illusion de savoir lire, qui, dès le premier contact avec les textes à lire pour les études futures, se délitera comme cachet d'aspirine dans un verre d'eau.
Comme quoi, l'utilité du numérique, comme celle de l'atome, ou des armes à feu, dépend des valeurs au service desquelles on les met...
Ici, il est mis au service d'un échec en lecture, bel et bien programmé pour une majorité d'élèves...
Dans quel but à votre avis ?
Pas si "âne" que ça finalement...