Grotesque, oui, parce que cette ènième brochure de guidage-flicage des enseignants est non seulement un monument d'ignorance-indifférence de ce qu'est un enfant, et des besoins qui sont les siens en tant que tel, mais ce qui y est dit est si énorme, si contraire au bon sens le plus élémentaire, qu'on pourrait croire qu'il s'agit d'un parodie de brochure blanquerrienne, que pourraient chanter les Goguettes sur les réseaux sociaux.
Et non ! Ce n'est pas une parodie. Alors, c'est effrayant.

Des éléments de preuve ? En voici :
Après un long discours, à la fois plat et archi connu, sur la nécessité du jeu à l'École maternelle, on apprend de quels jeux il s'agit en réalité : travailler sur le langage. On notera les termes employés : Le programme qui définit aujourd’hui l’enseignement à l’école maternelle fait une place primordiale au langage.
Rappelons qu'on n'est pas fin CM2, juste à l'école maternelle;

Surprenant : tant de chercheurs ont expliqué depuis des décennies qu'à cet âge, c'était d'abord le corps qui était essentiel, et que les apprentissages passaient nécessairement par lui... Mais ils devaient avoir tort, évidemment.

Comme Pascale Garnier dans l'Expresso de ce matin, on peut dire que sont bien loin, les trois missions historiquement attribuées à l’école maternelle accueillir, éduquer les jeunes enfants et préparer en douceur leur scolarité future l L’exigence affirmée est d’avancer les bases des apprentissages de l’école élémentaire, en langue française, mathématiques et sciences ; tous les autres domaines d’apprentissage sont passés sous silence dans cette note, dont le texte est révoltant de bout en bout.

Il paraît que ce sont les résultats aux évaluations CP qui rendent nécessaire de modifier complètement les programmes de la maternelle.
Qu'on en juge :

Les résultats de ces évaluations montrent que les élèves ont un niveau insuffisant dans le domaine de la connaissance des lettres. La reconnaissance des différentes graphies et la reconnaissance des lettres dans les mots sont toutes deux déficientes. La manipulation de phonèmes et la connaissance des lettres et des sons qu’elles produisent sont également fragiles.

On a donc, pour éviter ces échecs graves, droit à un détail du programme en français et en mathématiques. Celui du français est des plus réjouissants et bien adapté à des enfants de 3 à 5 ans.
1- Stimuler et structurer le langage oral.
2- Développer la compréhension de messages et de textes entendus.
3- Développer et entraîner la conscience phonologique.
4- Guider l’apprentissage des gestes graphiques et de l’écriture.

Ce dernier point a droit au développement suivant :
Un guidage est proposé dès la petite section pour mener de front les exercices graphiques d’écriture et le travail d’observation des différentes formes de graphies. En moyenne section, les enfants savent faire correspondre les lettres de leur prénom écrites en lettres capitales et en script, la correspondance avec l’écriture cursive est peu à peu introduite. En grande section, la connaissance et la correspondance entre l’écriture en lettres capitales et scriptes sont acquises, la correspondance avec l’écriture cursive doit l’être en fin d’année; le geste graphique est travaillé de manière systématique.

Et voici, définie par le grand Stanislas, soi-même, la tâche de l'enseignant en maternelle : Dès l’école maternelle, les adultes ont pour mission de captiver et de canaliser l’attention des jeunes enfants, en la mettant en alerte, en l’orientant et en la contrôlant. Ils doivent faire de l’enfant un élève qui prend conscience de ses apprentissages en se testant et en s’instruisant de ses erreurs
On est ébloui par la pertinence de cette définition.
Ils créent, enfin, les conditions pour que se mettent en place les premiers automatismes qui libéreront l’esprit ainsi disponible aux tâches plus complexes qui l’attendent.
Confusion, une fois de plus, entre "mécanisme" et "automatisme" : à cet âge, c'est un mécanisme qu'on peut installer, et par dressage uniquement. Un automatisme rappelons-le, est théorisé, ce qui ne peut pas être le cas en maternelle.

Mais le plus beau morceau est sans doute celui-ci :
Les enfants arrivent à l’école, à l’âge de 3 ans, en parlant un français très éloigné de celui qu’ils vont apprendre à lire et à écrire. Il s’agit d’abord d’une pauvreté de vocabulaire et de sa compréhension approximative ou erronée. Il s’agit aussi d’une ignorance des structures de la langue, de son système de temps et de ses articulations logiques. Il s’agit enfin, trop souvent, d’un défaut d’accès au principe alphabétique; or il est établi que la connaissance des lettres et de leur nom joue un rôle déterminant dans l’apprentissage de la lecture. L’école maternelle doit donc conduire tous les enfants à une meilleure maîtrise de la langue française orale, gage d’un apprentissage réussi de la lecture et de l’écriture au cours préparatoire, et d’une entrée prometteuse dans le monde du savoir.

Il est difficile d'être plus ignorant de ce qu'est un enfant : chacun des mots demanderait un commentaire, tant un tel discours est loin de la réalité, dépourvu d'humanité, d'une sécheresse effrayante et proprement révoltante.
Comment imaginer ce que va pouvoir signifier pour un petit bonhomme de trois ans cette entrée brutale dans des apprentissages abstraits et inconcevables à cet âge, autant du point de vue de sa motricité que de ses possibilités intellectuelles ? Et que penser des ravages que va occasionner le dressage obligatoire de tels contenus, à un moment de sa vie où la fragilité de son développement demande tant de respect et d'empathie ?
Surtout quand on découvre les "Recommandations pour la conduite de l'enseignement":

Il convient de construire un enseignement rigoureux et explicite de la langue française pour que les enfants en acquièrent progressivement une maîtrise orale suffisante qui leur permettra d’apprendre à lire et à écrire. Les enseignants sont invités à ordonner les séances, dites «de langage» et à les inscrire dans un cadre réfléchi, pour qu’elles servent efficacement les apprentissages des enfants et nourrissent des échanges réellement formateurs.

Non, vous ne rêvez pas : on est toujours à l'École maternelle. Ils ont trois, quatre et cinq ans.

Ceux qui ont écrit cela ont-ils vu des enfants dans leur vie ? Manquent-ils à ce point d'empathie pour eux, ou veulent-ils juste obéir à leur chef qui, lui, ignore jusqu'à cette notion ?

Alors, moi, étouffée d'indignation, j'en appelle à tous ceux qui ont, qui ont eu, qui ont dans leur classe, des enfants de cet âge, pour qu'ils s'indignent, comme le vieux Stéphane, et, lancent avec moi, le ci désespéré du célèbre François-René de Châteaubriant : "Levez-vous vite, orages désirés" et emportez ces scandaleux principes avec ceux qui les posent, dans les espaces d'un autre ciel, ou ailleurs, mais très loin !