Voici ce qu'affirment les derniers textes officiels sortis ces jours-ci :
Selon une étude de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) menée en 2018, 22,4 % des 710 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans qui ont effectué leur Journée défense et citoyenneté (JDC) maîtrisent mal la lecture. Leur déchiffrage est lent et leur compréhension de ce qui est lu, faible.

Avec mon grand âge, je pourrais citer un nombre étonnant de textes officiels, affirmant cela depuis l'année 1956, où je suis devenue professeur-formateur d'enseignants. Et comme ce constat n'a entraîné aucune modification officielle de la manière de l'enseigner, les constats sont restés les mêmes !
Où est l'erreur ?
Elle est toujours au même endroit, là où est affirmé comme évident, que pour apprendre à lire, il faut commencer par savoir déchiffrer, erreur qui, on le voit, s'épanouit, s'étale et dégouline jusque dans les textes officiels.
Une croyance qui justifie l'emploi de "manuels", objet présentant des mots, phrases, bouts de textes, et exercices, assez inattendus dans un pays où l'écrit est omni-présent, dans la rue, dans l'intérieur des logements et sur les "portables" que chacun, y compris les enfants, consulte à longueur de journées.
Quand comprendra-t-on enfin que rien de tout cela ne permet aux enfants de s'approprier la maîtrise de cette activité capitale qu'est la lecture ?

Bon ! Une fois de plus, nous allons tenter d'expliquer des vérités, connues depuis plusieurs décennies, mais qui présentent sans doute un danger, puisqu'on refuse, depuis toujours, et notamment en haut lieu, de les prendre en compte.
Trois tâches importantes nous attendent :
1- Clarifier ce qu'est l'acte de lire, et donc les conséquences qui s'en suivent sur la manière d'aider les élèves à en acquérir la maîtrise.
2- Repérer les raisons qui font que ces explications sont régulièrement ignorées et/ou refusées, par les officiels de l'Education Nationale et la majorité du public
3- Tenter de définir une stratégie pour que ça change.

1- Premier constat : quand une personne aborde une activité de lecture — en général parce qu'elle en a besoin, pour faire ce qu'elle a à faire, — elle ne commence jamais par déchiffrer ce qui est écrit : elle explore la totalité du texte, à la recherche des informations à trouver. Jamais, elle ne va commencer par les mots du texte, mais par l'ensemble de celui-ci.
Qu'il s'agisse d'un écrit entier ou d'un ouvrage, c'est toujours par l'ensemble que l'on commence : l'allure du texte, sa longueur, les mots que le regards a accrochés, et l'effet que cette exploration a produit : l'envie d'en savoir davantage, ou, au contraire, une lourdeur du message, qui, si sa connaissance est vraiment nécessaire, va aider à surmonter le manque d'appétit qui s'installe, et permettre l'effort de faire tout de même cette lecture.
Puisque telle est la procédure de tout lecteur, on a du mal à comprendre pourquoi on ne la propose pas d'emblée aux élèves qui commencent leur apprentissage. Non seulement, on ne leur enseigne pas la procédure qui aide à comprendre, mais on s'obstine à enseigner celle qui empêche de comprendre... ! Ne semble-t-il pas que cela pose questions ?

2- En fait, on devine aisément, mais avec honte, qu'il ne peut y avoir d'autre raison que celle de rendre l'accès à la compréhension plus difficile aux élèves, du moins à ceux qui n'ont que l'école pour apprendre à lire : la maîtrise de la lecture, confère à ceux qui la possèdent un redoutable pouvoir à ne surtout pas mettre entre les mains de n'importe qui, et donner à tous les apprenants des habitudes, qui les éloignent de la compréhension, est une sage précaution sur ce point, car ceux qui méritent de devenir vraiment lecteurs, sont ceux qui, par leur statut social, le sont déjà, avant d'aller à l'école.
Voilà pourquoi on s'obstine à faire croire aux élèves qu'il faut maîtriser le déchiffrage pour devenir lecteur : le temps qu'ils passent à le croire, permet de différer la découverte du mensonge, pour ceux qui, socialement, n'ont pas besoin de savoir la vérité.
Une telle manipulation, si honteuse, doit être dénoncée avec énergie, et susciter la colère qu'elle mérite.
Or, non seulement, elle n'est pas dénoncée, mais elle est imputée aux élèves eux-mêmes ! La phrase, citée au début de ce texte, évoquant "le déchiffrage lent, et la compréhension faible des élèves" est une preuve révoltante des raisons de ce constat : évidemment que la compréhension ne peut être que faible, puisqu'on fait ce qu'il faut pour qu'elle le soit !
Celle-ci, en effet, ne peut s'installer qu'à partir d'un survol de l'ensemble du texte, et non du détail : ce qui empêche de comprendre, c'est le déchiffrage, c'est-à-dire ce regard de myope, qui est imposé à l'élève, empêchant le survol de l'ensemble, et l'accès à sa signification.
Ce n'est donc pas l'élève qui ne comprend pas, c'est l'enseignant qui lui rétrécit le regard, en l'enfermant dans le détail du texte...
Avec de telles consignes, les officiels ne peuvent pas nier leur projet véritable, qui est de faire en sorte que seuls, les enfants qui découvrent la lecture chez eux, avant d'aller à l'école, peuvent devenir lecteurs, tandis que ceux qui n'ont que l'école pour apprendre, ne dépasseront jamais le déchiffrage, où ils ont été enfermés.
Et lorsque nous venons reprocher aux élèves les difficultés qu'ils ont, nous les punissons d'un résultat que nous avons nous-mêmes installé pour eux !

3- La conséquence de ces constats est que, si l'on veut vraiment pouvoir dire que notre démocratie soutient et défend une école méritant l'adjectif démocratique, celle-ci se doit de proposer des pratiques permettant à tous les élèves d'acquérir les savoirs indispensables à tous les citoyens qui l'habitent.
La lecture — sous toutes ses formes — étant l'un des plus importants savoirs à maîtriser pour être un citoyen libre, digne de ce nom — doit donc être enseignée, avec rigueur, en cohérence avec les recherches actuelles sur ce sujet.
Il importe donc de cesser de raconter des mensonges aux élèves, mensonges délibérément utilisés, pour que ce savoir ne le soit surtout pas pour tous. Il faudrait tout de même être un peu cohérent et admettre qu'il est impossible d'oser parler de démocratie, quand on défend des pratiques pédagogiques qui vont empêcher un grand nombre d'élèves d'acquérir les savoirs les plus indispensables dans la société actuelle.
Ces pratiques toxiques, il faut les connaître pour pouvoir les combattre, et les faire disparaître des classes, notamment des plus importantes, celles du jeune âge où l'on entre dans l'écrit, pour proposer, en leur lieu et place, des approches différentes et efficaces.

Comment faire entrer les enfants dans les écrits, pour qu'ils en deviennent vraiment lecteurs ?
Au lieu de commencer par du déchiffrage, des syllabes et autres sottises abstraites, indigestes et inutiles, qui, d'emblée, mettent les enfants en porte à-faux face à l'acte de lire, c'est des enfants eux-mêmes qu'il faut partir, en choisissant des écrits qu'ils connaissent, ceux de la rue, près de l'école, ou ceux des chansons ou des poèmes, qu'ils entendent et souvent savent par cœur, mais dont ils n'ont souvent, jamais vu le texte (étrange aberration !). Donc, leur distribuer le texte, qu'ils sauront évidemment lire, d'où un grand plaisir dont ils ont bien besoin.
Je me souviens que la première fois que j'ai agi ainsi, en début d'année, dans un CP, c'était avec la chanson qu'ils avaient apprise dans la classe : "Sur le pont d'Avignon". J'ai découvert, avec étonnement, que les enfants qui n'avaient jamais vu le texte, appris par l'oral seul, ont été étonnés de voir "plusieurs paquets de lettres", là où l'on n'entend qu'un seul morceau : "SurlepontdAvignon". Même étonnement pour le vers suivant : "onydanse onydanse".
Ce jour-là leur première découverte a donc été celle de "mots écrits", qui ne correspondent pas à ce qu'on entend. Et cette découverte est capitale !
Découvrir que l'écrit n'est pas un "copié/collé" de ce qu'on entend, est essentiel, pour entrer dans l'apprentissage de la lecture, sans construire de fausses connaissances : une bonne partie des difficultés, rencontrées par les élèves en CP sur la lecture, vient aussi de là.
C'est pourquoi, il importe de partir d'écrits, bien connus des enfants, mais qu'ils n'ont jamais lu encore. Et surtout pas de choses abstraites comme les syllabes et autres lettres, qui ne peuvent faire "sens" que pour ceux qui savent déjà lire.

Une fois de plus on repère ici l'erreur n°1 de la plupart des prétendus pédagogues, officiels ou non, qui confondent le "simple" et le "facile". Il faut se mettre dans la tête que le simple n'est jamais facile : ce qui est facile pour un enfant, c'est ce qu'il connaît déjà, et ça ne peut pas être le "simple", qui n'existe pas dans la vie, où tout est complexe. Pour les enfants, cette notion n'a aucun sens : elle est à construire.
Pour entrer dans l'écrit, il faut s'appuyer, non sur un manuel — objet faux, peu utile qui n'est même pas un livre — mais sur les écrits qu'ils connaissent, ceux de leur environnement, de la rue près de l'école, les objets à lire de la bibliothèque et les vrais livres, et tous les écrits qu'on trouve dans l'école même, les affiches, les informations diverses, les mots écrits sur les portes des classes, etc.
Tous ces "objets à lire" vont faire l'objet de jeux de classements, d'activités de comparaisons, de classements selon divers critères : livres, revues, bandes dessinées, ouvrages scolaires, romans, etc. en n'oubliant, jamais, que le fameux "plaisir de lire", c'est d'abord le plaisir sensuel de les toucher, de les sentir, de les manipuler... On sait bien qu'un lecteur ne commence jamais sa lecture par la page 1, mais par une exploration jubilatoire de l'ensemble du livre. Cela signifie qu'il faut faire disparaître certaines pratiques toxiques, comme celle de la page 1 automatique, pour lancer la lecture.
Aimer lire, c'est aimer les livres, les objets-livres, et pas seulement les histoires qu'ils racontent.
Mais je crois essentiel de rappeler que l'objectif premier, n'est pas de faire "aimer" la lecture, comme on l'entend et le lit trop souvent. C'est là est un projet absurde : l'amour obligatoire ne sent pas bon.
L'objectif, le seul, de tout enseignement de la lecture, c'est de créer le BESOIN DE LIRE. Le plaisir est chose personnelle et chacun a le droit d'aimer, ou non, la lecture ou les épinards, qu'il faut cependant être capable de manger, car ils sont nécessaires à la santé.
Donc n'allez pas chercher un plaisir de lire qui vient tout seul ou pas du tout, et auquel on ne peut rien, mais sachez que le besoin de lire, lui, peut être facilement créé : c'est la lecture qui aide à faire les neuf dixièmes de ce qui est attendu de nous.
Voilà pourquoi je milite depuis longtemps pour que la documentation en tout domaine soit toujours mise à la disposition libre des élèves. Quand on ne sait pas, on cherche la documentation qui peut aider. Et si on a du mal à trouver, ce qu'on demande à l'enseignant, ce n'est pas la réponse à la question qu'on se pose, mais de l'aide pour utiliser la documentation (par exemple, pour des CP, ouvrir le dictionnaire à la bonne page...)
N'oublions pas que la vraie (et sans doute la seule) liberté des élèves, c'est l'accès à la documentation, et ce, en toute discipline, orthographe, mathématiques, sciences, ou activités artistiques. Et, personnellement, je trouve scandaleux que cet accès soit si souvent limité dans les classes : tout le monde a le droit de ne plus savoir combien il faut de "r" ou de "t" au verbe "arrêter", et de trouver rapidement la réponse quand il en a besoin.

Décidément, savoir lire, c'est rudement important ! Voilà pourquoi, il faut l'enseigner convenablement, c'est-à-dire avec tous les détails de son fonctionnement, de son utilisation, et de ses pouvoirs, sans se limiter au banal "plaisir de lire", ni surtout à son déchiffrage, dont sait qu'en réalité, il doit être évité à tout prix.
Son importance va bien au-delà de ces questions : elle est l'outil n°1 de libération.
Si je sais me servir de la lecture, et pas seulement pour mon plaisir, le monde est à moi, pourrait-on dire.
Ce qui me chiffonne en revanche, c'est que ce n'est ni tout à fait ce qu'on dit aux élèves (on retrouve les raisons évoquées plus haut) , ni l'objectif affiché officiellement de son enseignement.
Alors, affichons-le officiellement, et clamons-le, pour que ça s'entende !