Sans doute... Mais la condition qui termine ce "chapô", éclaire brutalement les obstacles à franchir, et pose la question de fond : le veut-on vraiment ?
Et c'est là, qu'une personne, hélas, disparue depuis longtemps (1973 !), et qu'on ne lit plus parce qu'on l'a oublié, a des réponses fortes et utiles.
Je veux parler de Haim Ginott, qui fut aussi professeur, et qui ouvrait toujours ses conférences sr le petit texte suivant :
Cher professeur, je suis un survivant des camps de concentration. Mes yeux ont vu ce qu'aucun homme ne devrait voir : des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits, des enfants empoisonnés par des médecins éduqués, des nourrisson tués par des infirmières qualifiées et entraînées, des femmes et des bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d'universités.
Je me méfie donc de l'enseignement.

Et il ajoutait :
Ma requête est la suivante : Aidez nos élèves à devenir des êtres humains.
Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits.
La lecture, l'écriture, l'arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains ».


C'est là un discours, et surtout un adjectif, qu'on n'entend pas souvent dans les propos officiels, et dont on a oublié l'importance, dans les analyses des programmes d'enseignement.
Et pourtant... On peut dire, sans risques de se tromper, que c'est sûrement l'adjectif le plus important, et celui qui répond, avec le plus de chances d'être utile, à la question des objectifs de l'Education Nationale.
Et si la réussite de tous passait justement par un travail sur l'humain ?
A quoi peut servir l'école ?
Réponse : à apporter aux élèves les connaissances nécessaires à un adulte vivant dans un pays démocratique — du moins, qui se veut et se revendique tel.
Réponse qui, sous des formes diverses, est à peu près celle des instances officielles. Mais où l'on voit bien que la formule de Ginott est absente.
Bon ! Chaque Ministre, interrogé sur ce point, répondrait qu'elle est évidente...
Mais elle ne l'est plus guère quand on étudie le fonctionnement des classes, en France, qui accordent le maximum d'importance à la fonction "évaluation", celle qui sous le fallacieux prétexte de vérifier si le travail accompli a bien fait avancer les savoirs des élèves, divise en fait le groupe en deux grands groupes, très inégaux, ceux qui "sont bons" et ceux qui ne le sont pas.
C'est en effet, le résultat obtenu, quand on s'appuie sur des évaluations, dont l'effet essentiel est de "trier" les élèves, en diverses catégories, de qualités variables, avec pour résultat final, des humiliations, inhumaines et parfaitement inutiles.
Ah oui, cher Ginott, avec son évaluationnite récurrente, l'école française manque singulièrement d'humanité.

Qu'on ne se cache pas derrière l'argument minable selon lequel il faudrait savoir avec précision où en sont les élèves, dans leurs connaissances : outre qu'on ne peut absolument pas le savoir — seuls chaque élève sait à peu près où il en est, et encore ! — il est clair que ça ne nous regarde pas vraiment.
En principe, le métier des enseignants, que nous sommes, consiste à apporter aux élèves le maximum de connaissances. Et ceux-ci sont les seuls à pouvoir dire si cela a été fait ou non. Quant à nous, nous avons à admettre que, travaillant sur de l'humain, nous n'en saurons jamais beaucoup, sur les "vrais" résultats, et le temps passé pour le savoir n'est que du temps perdu.
C'est ainsi : notre métier d'enseignant n'a que peu de "retours" sur son travail, en dehors de quelques rencontres d'anciens élèves qui viennent vous remercier vingt ans plus tard... C'est ici que Ginott se rappelle à nous : les enseignants travaillent sur de l'humain, et leur devoir est de ne jamais l'oublier, car l'humain se marie mal avec des notions comme celle de "rendement" qui remonte parfois à la surface des discours de ministres.
De fait, les efforts officiels pour trouver comment vérifier la valeur marchande de ce qu'on fait en classe, ne peuvent être que perdus d'avance. Les évaluations nationales, comme celles de classes n'ont strictement aucune valeur et aucun intérêt. Du temps gâché, qu'on ferait mieux de consacrer à du travail d'approfondissement des connaissances pour chaque élève.

Pourtant, l'école s'obstine à considérer qu'il est essentiel de connaître le résultat du travail accompli. Et avec un sens ahurissant d'incohérence, on consacre un temps considérable à évaluer les résultats d'un travail qui, souvent, n'a pas eu le temps d'être effectué sérieusement.
Présente à tout moment dans l'école, à travers ses innombrables formes qui encombrent le travail scolaire, l'activité d'évaluation l'emporte, et de loin, sur toutes les autres activités scolaires, qu'elles soient propres à chaque classe, ou nationales et diligentées par le Ministre. L'école souffre de "poussées évaluationnantes", que personne ne songe à calmer.
Il faut dire qu'il est beaucoup plus facile d'évaluer — facile à vérifier, au moins en apparence ! — que de faire acquérir des savoirs solides aux élèves.
Un contresens qui coûte très cher : on veut vérifier si les élèves ont bien acquis les savoirs enseignés, alors que les seuls à pouvoir le dire sont les élèves eux-mêmes ! Aucun besoin pour l'enseignant de le vérifier : il suffit de le demander aux élèves ! Même à l'école primaire, ils savent parfaitement ce qu'ils ont découvert et appris : donnons-leur la parole et ils sauront le dire.

Mais voilà il faut, pour cela, avoir une conception "démocratique" de la classe : considérer les élèves comme nos égaux — ce qu'ils sont !— mais on ne le croit pas... Il faut surtout être prêt à les écouter, voire discuter avec eux, d'égal à égal. Tant que l'école n'aura pas intégré cette vérité, elle restera bancale et incomplète, très en dessous de ce qu'on attend d'elle.
On a commis la même erreur, jadis, avec le soin des maladies, considérant les malades comme des objets à soigner, n'ayant aucun droit de parole sur les soins reçus. Je suis assez vieille pour avoir connu cette époque, et en avoir souffert.
Aujourd'hui, les malades ne "subissent" plus les soins, ils y participent.
Ce devrait être la même chose en classe. Et s'il est vrai qu'en classe des progrès ont été accomplis, je trouve que la participation des élèves au "traitement pédagogique" qu'on leur inflige reste beaucoup trop faible.
J'ai été traitée de "folle", jadis, (mais il n'est pas évident que ce ne soit pas encore le cas, pour certains de mes lecteurs !) lorsque j'ai proposé que les premiers jours de l'année soient consacrés dans toutes les classes, même à la maternelle, à la présentation/discussion des programmes et des manières de travailler... Vous m'objecterez que ça se fait depuis longtemps. C'est vrai, sauf que, jadis, et encore souvent aujourd'hui, ce n'était qu'une présentation, suivie de quelques explications, et sans échanges avec les élèves sur ce qu'ils en pensent.
Aujourd'hui, ces échanges sont indispensables et je trouve même nécessaire que soient prévus dans l'organisation du travail de classe, des moments d'évaluation participative du travail accompli, menés AVEC les élèves, et organisés, par exemple, la dernière semaine précédant les vacances scolaires trimestrielles, avec prises de décisions collectives sur la suite à prévoir du travail.

Il est temps de revenir au titre de ce billet : oui, la réussite pour tous est possible, et la première des conditions à remplir, c'est ce qui vient d'être dit : une organisation démocratique et ouverte du travail en classe.
Mais elle n'est pas la seule : la prise en compte de l'humain, si importante pour Haim Ginott, n'a pas été complètement traitée : on a parlé de la classe. mais celle-ci se compose d'individus, différents chacun... que ce travail collectif semble oublier. Et de fait, si l'on excepte les élèves insupportables, les "mauvais élèves" et ceux qui caracolent en tête des résultats, les individus sont rarement traités comme tels : il y a des élèves qui ne sont jamais interrogés, ceux dont le maître oublie le nom, ceux du fond de la classe.

Ginott a une jolie formule pour caractériser notre travail d'enseignant : "éduquer sans blesser". Or, ceux que je viens d'évoquer sont éduqués avec blessures. Du reste, l'importance démesurée qu'on accorde aux évaluations, est une blessure sans cesse répétée, sur bien des enfants.
Importance, d'autant plus démesurée, qu'elle est loin d'être la chose essentielle du travail scolaire, et qu'il est urgent de se débarrasser de ce "machin" inutile. Même si la société capitaliste qui est la nôtre, ne pense que par "rendements", l'école n'est pas faite pour en avoir. Et les évaluations, notamment imposées d'en haut, ne sont que des relents malodorants de cette confusion marchande.
Ces évaluations prétendument officielles, sont à refuser énergiquement. Elles représentent des abus de pouvoir, qui dénaturent l'esprit de l'Ecole et le dégradent.

Vouloir évaluer le travail accompli depuis un mois ou un trimestre est une nécessité évidente, mais c'est un travail interne à une classe. Ça n'a plus aucun sens, venant du Ministère : "de quoi je me mêle ?" devrait-on demander au Ministre. Il est évident que cela ne le regarde pas, et les Inspecteurs sont là, éventuellement, pour le renseigner sur des cas précis.

En revanche, ce qui est essentiel à l'école, c'est la prise en compte de l'humain : le travail étant collectif, les humains qui le produisent, sont prioritaires, et leur réussite individuelle, capitale. Cela signifie que tout doit être fait pour qu'existent des réussites individuelles, qui, je le rappelle, correspondent aux véritables objectifs de l'école : celle-ci doit viser la réussite de chaque élève, et non du groupe classe. D'où l'importance du travail de petits groupes, et la nécessité de trouver des situations permettant de valoriser des compétences, éventuellement non scolaires, de certains élèves, notamment pour ceux qui manquent de félicitations scolaires : tout enfant a un domaine de maîtrise, scolaire ou non, personnel ou commun à un petit groupe d'élèves. il est donc capital que dans chaque classe, chacun des enfants ait pu vivre ce qu'on peut nommer "son moment de gloire", au moins une fois dans l'année, dans la classe ou, si possible, dans l'école. Et organiser ce genre de situation, c'est du vrai travail scolaire, auquel on ne pense pas assez !
Il faut savoir que la réussite appelle la réussite ; tandis que l'échec, en revanche, décourage et tue : il doit être évité et minorisé quand il arrive, car, contrairement à ce qui se dit parfois, jamais un échec n'a donné un coup de fouet pour repartir. C'est pourquoi, il faut tout faire pour que chaque enfant vive une fois en classe un moment de réussite, quel qu'en soit le domaine. Et cela implique que l'on sache, parfois, sortir des "programmes", et faire autre chose.

J'ai connu jadis un élève de CM, en très grande difficulté scolaire... jusqu'au jour où j'ai eu l'occasion de le voir, chez lui, dans la ferme de ses parents, s'occuper — avec une assurance que j'étais loin d'avoir — d'un troupeau de vaches, toutes, deux fois plus grosses que lui.
Evidemment, mon regard sur lui a changé : il était capable de faire des choses fort difficiles, inaccessibles pour moi. Et, du coup, le sien a changé en classe...
Cette aventure m'a appris à secouer un peu mes jugements définitifs sur les gamins de la classe et admettre qu'il existe d'autres valeurs que celles des maths ou de la grammaire : c'est tout l'humain qui doit compter, et pas seulement le scolaire !!
Il faut surtout se dire qu'on n'a aucun droit de considérer que seules les connaissances orthographiques ou géométriques d'un élèves sont importantes et de ne le juger que sur elles : on doit, certes, l'aider à les acquérir, car elles sont nécessaires à sa réussite, dans la vie et à l'école, mais sans oublier qu'elles ne sont pas seules importantes, et que celle-ci enrichissent celle-là.
D'où l'importance de développer chez eux la maîtrise de toutes les formes d'aide possibles : documentation, dictionnaires de toutes sortes, Larousses de verbes, etc.
Je trouve que, trop souvent, ces formes d'aide sont absentes ou inaccessibles aux élèves, comme si on ne voulait pas qu'ils soient aidés !!
Hypothèse qui n'a rien d'excessif : combien de fois ai-je entendu dans les classes, où je conseillais ce type d'aide : "Oh non ! C'est trop facile s'ils sont aidés !"
Et alors ? L'école n'est pas là pour ça ?
Parfois, on se demande si le désir de voir réussir tout le monde, existe vraiment partout...
Hélas, non, évidemment ! Pour beaucoup, le tri social serait une nécessité : il ne faut pas mélanger les serviettes et les torchons.
Et pourtant, dans la cuisine, on a bien besoin des deux, non ?
D'autant plus qu'on n'est pas dans la cuisine, mais à l'école, lieu magnifique, où ces distinctions n'ont pas à exister, car le devoir de celle-ci, c'est précisément de les faire disparaître... Tant qu'il y aura dans les écoles des "mauvais élèves" et des "bons", l'école sera loin d'avoir, comme on dit, "fait son devoir".
Qu'on ne l'oublie jamais...