Pour répondre à cette question, prenons un exemple concret.
Bonne fonctionnaire disciplinée, j'obéis à mes supérieurs hiérarchiques et je choisis le manuel de Bled pour enseigner l'orthographe.
Aujourd'hui je vais faire la leçon de la page 70, sur la distinction de "sans" et "s'en".
Bled propose de commencer la leçon par cette phrase :
Il a un devoir sans erreurs, il s'en félicite
je fais observer la différence d'orthographe entre les deux homophones, et j'enseigne la règle qui est encadrée dans le manuel :
RÈGLE : Il ne faut pas confondre "sans" (s.a.n.s) et "s'en" (s'.e.n) qui est formé de deux mots : "se" et "en". de plus "s'en" fait partie d'un verbe pronominal et peut se remplacer par "m'en" et "t'en".
Ensuite je fais faire les exercices. J'ai le choix : il y a sur le manuel presque une centaine d'exercices pour cette leçon.

Passons sur les multiples erreurs ou insuffisances d'une telle règle...
* Est-on sûr que la formule "il s'en félicite" appartienne au vocabulaire de tous les élèves, et même qu'elle soit plausible dans ce type de discours ? Sûrement pas.
* Qui est ce "il", dont on n'a nul référent ? M. Bled ne sait-il pas que le fait d'utiliser un pronom sans référent risque fort d'empêcher bon nombre d'élèves (vous pouvez trouver lesquels sans difficulté...) de comprendre à quoi servent les pronoms dans la langue ? C'est là une erreur pédagogique que l'on ne pardonnerait pas à un enseignant débutant...
* Et puis, pourquoi opposer seulement "sans " et "s'en" ? Que deviennent "cent"et "sang" ? Comment les enfants vont-ils pouvoir les situer par rapport à la leçon ?
Vous me direz : "oui, mais ces mots-là, c'est de l'orthographe d'usage... Très différent !"
Ah bon ? Parce que l'orthographe de "sans", ce n'est pas de l'orthographe d'usage ? Pourquoi n'est-ce pas un "t" à la fin du mot ?, ou un "x" ? Je veux bien qu'on puisse décomposer "s'en", mais "sans " ? Et encore, tout en étant décomposable, pourquoi le "en" ne s'écrit-il pas avec un "a" ?

Tout ceci oublie évidemment que l'orthographe, comme tout le reste du fonctionnement de la langue, est arbitraire (au sens linguistique de ce mot), c'est-à-dire qu'il s'agit d'un système dont la logique est interne et pas du tout externe. ce qui veut dire qu'aucun raisonnement ne me permet de le retrouver si je l'ignore ou si je l'ai oublié.
Quand on lit une règle comme celle-ci, avec un peu de rigueur, on est frappé de voir tout ce qu'elle contient d'implicite, de savoirs considérés comme acquis, dont l'inexplicitation va éliminer d'emblée ceux qui ne sont pas dans la confidence.
Par exemple, le fait que "s'en" fasse partie d'un verbe pronominal, quels élèves cela va-t-il aider ? Demandez donc aux vôtres, d'élèves, et vous verrez !!

Mais il y a bien pire.
Je voudrais qu'on me dise où se trouve la différence entre l'enseignement de cette "règle" (qui, en plus, n'en est vraiment pas une !!), et l'enseignement du mystère de la Sainte Trinité ?
En quoi, la leçon de M. Bled a-t-elle développé l'esprit scientifique ? Qu'a t-on demandé aux élèves d'autre, que de croire sur parole les affirmations de M. Bled ?
Et l'on peut faire la même analyse pour n'importe quelle autre discipline, enseignée par un cours magistral.
Dès l'instant où les enfants ont eu à écouter et à avaler la parole du maître, il est bien évident que nous sommes dans le domaine du "croire" et non dans celui du "savoir".

Ajoutons que c'est installer une certaine forme de malhonnêteté, puisqu'on invite les enfants à affirmer ce dont ils n'ont aucune preuve...
Et surtout, a-t-on le droit de dégager une règle à partir d'un seul exemple ? Quelle détestable habitude est-ce là ? N'est-ce pas développer les formes les plus basses du raisonnement populacier, source n°1 du racisme et de la xénophobie ?

La démarche transmissive n'est donc pas seulement une démarche discutable, elle est proprement criminelle, dans la mesure où, par ses exigences de soumission et d'adhésion inconditionnelle, elle endort l'esprit, tue dans l'œuf toute forme de doute et tout besoin de vérification. C'est de la désinformation pure, dont le résultat est de permettre la séparation du bon grain et de l'ivraie... Ne surtout pas mettre du même côté, ceux qui ont les moyens, en dehors de l'école, de trouver la réalité, camouflée sous les fausses règles enseignées, et les autres.

Oui, notre Ecole est devenue laïque, gratuite et obligatoire... Mais elle n'a jamais cessé d'enseigner le catéchisme, en sciences comme en tous domaines.
Et l'on comprend alors que ne n'est ni une maladresse, ni une erreur... Une stratégie fort habile au contraire...
D'autres que moi, nous avaient avertis, il y fort longtemps. Il serait peut-être temps d'y revenir.