A neuf heures, après une présentation pleine d'entrain de la chaîne Lumni, une chape de sérieux, de scolaire, assez sinistre même, est tombée sur l'écran. Sans un sourire, une jeune professeur, visiblement la proie d'un trac insurmontable, a annoncé qu'on allait apprendre le son "oi".

Premier moment de stupeur. Il est évident que "oi" ne peut pas être un "son", puisqu'on en entend deux quand on le prononce : le [w] et le [a]. Cet ensemble de lettres est évidemment une syllabe.
Un tel mensonge, pour ces petits, est-ce grave, docteur ? Mais non : à cet âge, les enfants n'ont aucun besoin de tant de finesse et de ratiocination sur des savoirs savants qui ne les regardent pas.

Ensuite, un clic sur le tableau-écran fait apparaître trois mots : une oie, une voile, une boîte, sans commentaire aucun dans une nudité quasi indécente.
Commence alors la recherche des syllabes de chacun de ces mots. Toujours sans rire le moins du monde, la maîtresse annonce [unwa], tout en soulignant chacune des deux syllabes de "une" (sic), puis l'ensemble des lettres du mot, en déclarant qu'elles ne font qu'une seule syllabe.
Surprenant.
On passe alors au second mot, prononcé par elle [unvwal], et avec le même calme imperturbable, elle souligne deux syllabes dans "une" et deux syllabes dans "voile".
De plus en plus étonnant.
Même travail sur "une boîte", évidemment prononcé [unbwat], avec, cette fois, une remarque sur l'accent circonflexe, mais on ne va pas plus loin.

Il paraît qu'il s'agit d'apprendre aux enfants à bien entendre les sons de la langue. Il est clair qu'en fait, on leur apprend surtout à NE PAS ENTENDRE ce qui est entendu, mais à SAVOIR ce qu'il faudrait entendre, qu'on n'entend jamais.
Comme apprentissage de l'écoute, il est difficile de faire mieux.

Il faut noter aussi que ces trois mots ont été ainsi décortiqués en syllabes sans que la moindre information n'ait été apportée sur ce qu'ils pourraient signifier : ce n'est qu'après ce travail de déconstruction de l'écoute, que sont apparues des images figurant les objets, animés ou non, qu'évoquent ces mots. En lecture, comprendre ça vient après l'identification des syllabes.

Justement, voici de la lecture véritable, deux phrases :
"La voiture d'Antoine est noire.
Au marché, il achète des poires et des petits pois"

Inutile d'insister sur l'intérêt de ces phrases, de la cohérence textuelle qu'elles présentent, de leurs qualités littéraires, ou de leur pouvoir d'information. Du reste, la maîtresse ne dit pas un mot de l'histoire, qui, après tout existerait peut-être, quelque part, entre ces deux phrases...Ce n'est pas le moment.
N'était-ce pas pourtant un travail de lecture ?
On invite seulement les enfants à lire cela tout seuls (?? Ah ! Quand même !). Question : comment vont-ils faire ? Ah, oui ! Ils vont essayer de déchiffrer, bien sûr.
La maîtresse reprend ensuite la parole en annonçant :"Maintenant, on va faire la lecture ensemble" (Traduction : on va corriger votre déchiffrage) "Et on va bien voir chaque syllabe de chaque mot, pour pouvoir bien lire le texte".

Évidemment on n'a pas dit (et on ne dira pas), un mot de ce que signifiait ce qu'on a eu à lire.
Mais ce qu'on voit surtout, c'est la conduite de lecture, mise ici en place, et l'image qui se construit, pour les petits, de ce que signifie le verbe "lire" : lire, c'est chercher d'abord les syllabes des mots. Excellente habitude qui les aidera beaucoup plus tard, pour les problèmes de maths.

On passe maintenant à l'écriture (pas de lecture sans écriture immédiatement après ! Comme si l'une suivait l'autre dans la vie ...).
D'abord, on écrit le "son" (curieux langage !), ensuite on va écrire, sous la dictée, des mots, sans s'occuper de savoir si on les a déjà vus écrits : le seul qu'on regarde, c'est le mot "toit", avec une lettre "muette", un "t" au bout. Pourquoi celui-là ? Vous ne le saurez jamais.
Puis on écrit "roi", qu'on n'a pas vu du tout, en faisant bien attention au son qu'on entend au début du mot (mais sans se poser la question de ce qui pourrait être nécessaire à la fin...). Il s'agit ensuite d'écrire "le froid", mot qualifié de "complexe" (à cause du "d" ?), puis, on termine par "la loi".
Pourquoi pas ?

On apprend donc à deviner l'écriture des mots. C'est curieux, quand on se rappelle à quel point, officiellement, on s'affole sur les risques qu'on fait courir aux enfants, à les laisser deviner en lecture : la devinette, si nocive en lecture, devient la règle en écriture... Décidément... Tout ceci est d'une rare cohérence, c'est intelligent, éveilleur de pensée... Un pur régal.

Enfin on se lance dans une dictée : "Le toit de la cabane est en bois".
Ça s'imposait.
On la corrige, avec ses syllabes et ses lettres muettes.
Et la leçon est terminée pour les CP.
Ni commentaire, ni rappel de ce qui a été appris.

Et c'est celle des CE1 qui commence.
Vous êtes curieux de savoir ce qui va être différent et spécifique du CE1 ? Désolée de vous décevoir ! C'est une dictée sur le son "oi", suivie de sa correction....

Quand on pense à l'argent dépensé pour tout ce bazar, et à ce qu'on aurait pu faire avec, et dans le même but, celui d'aider les enfants, malgré le confinement, à avancer dans leur apprentissage de la lecture...
Il vaut mieux ne pas y penser : c'est mauvais pour le moral...
Ou plutôt, si ! Il faut y penser et réfléchir à ce que nous devons faire pour empêcher cette magistrale intox, ces contre-vérités, ces erreurs manifestes, ces notions saccagées, que les enfants paieront très cher plus tard, et avec lesquelles on met en danger l'avenir de nos petits.
Vous me direz que c'est ce qu'on fait depuis toujours, et qu'ils n'en meurent pas...
Voire ! comme dit Pichrocole, ils n'en meurent pas tous, certes... On sait lesquels s'en sortent quand même.
Et cette différence est inacceptable.