Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Les "pédagocrates" ou "la dictature des pédagogues" ?

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Histoire de l’une d’entre eux, un prof de français.

Tout a commencé en 1966, sous le ministère de Christian Fouchet, lorsque le Recteur Capelle, irrité d’entendre les professeurs de collège se plaindre de ce que, en sixième, un enfant sur deux ne savait pas lire, et découvrant que l’école vivait toujours sous l’autorité des textes officiels de 1938, a chargé l’Inspecteur général Rouchette d’une mission d’étude de cette situation, au moins pour l’enseignement du français.

Une commission fut nommée qui remit son rapport au début de l’année 1967. Alain Peyrefitte, qui entre temps avait pris la place de Christian Fouchet, eut la grande intelligence d’accepter alors la proposition plus que remarquable que lui fit l’IG Rouchette.
Normalement, en effet, le « Plan Rouchette », comme on l’a appelé par la suite, aurait dû être, dès l’accord du Ministre, publié au J.O. et devenir texte officiel dès la rentrée. Mais, Rouchette, qui sans être vraiment de gauche, était un grand démocrate, a souhaité que son texte soit d’abord validé par la base.
Un appel d’offres fut lancé par l’Institut Pédagogique National, auprès des Ecoles Normales et des IEN, pour une expérimentation officielle de ce Plan Rouchette. Une centaine d’équipes de toute la France répondit à cet appel, dont la signataire de ce texte, poussée par G. Manesse.
Hélène Romian fut nommée pour coordonner ce travail d’expérimentations.
Et nous avons travaillé avec ce plan dans beaucoup d’écoles.

Un an plus tard, une véritable montagne, des centaines et des centaines, de rapports s’entassaient sur le bureau d’Hélène, qui reçut l’autorisation de traiter ces données par l’intermédiaire de séminaires réunissant tous les auteurs et les confrontant à des spécialistes en linguistique, psychologie, pédagogie, et sociologie. C’est ainsi que dans l’enthousiasme de 68, nous avons travaillé avec Genouvrier, Chevallier, Collignon, Boudieu, G. Jean, Wittwer, Fijalkow, j’en passe et des meilleurs. Ces séminaires correspondent pour moi à des moments particulièrement exaltants de ma vie : tous les collègues y étaient invités, profs d’EN, IEN, y compris les instit.
Mais, déjà à l’époque, des voix s’élevaient contre ce que G. Coulomb appelait « le grand bazar d’Hélène »,
De tout cet énorme travail est sorti fin 1969 un nouveau texte : « La Plan de rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire ».
Olivier Guichard, depuis peu nouveau ministre de l’E.N. venait de créer une nouvelle commission, chargée de donner le feu vert aux textes relatifs à l’enseignement, dont la présidence avait été confiée au poète Pierre Emmanuel.
Notre « Plan de Rénovation » fut le premier que cette commission eut à juger.
Elle remit un rapport favorable que Olivier Guichard accepta et l’on prit rendez-vous pour la rentrée : la formation continuée des instituteurs, qui venait d’être installée devait se faire sur la base de ce nouveau texte.

Las !!
C’était sans compter sur le sieur G. Pompidou
, depuis peu remplaçant de feu le Général, et président de la Société des Agrégés (joli fief de la réaction, avec une ou deux associations de disciplines, dont l’association des profs de philo et… celle des profs d’histoire-géo !!). Pompidou mit un veto formel à la publication de ce texte, et en sous-main, commandita une campagne de presse pour démolir toute forme d’innovation pédagogique. « Le Figaro » se chargea de la partie « presse » du projet et sous la plume de Pierre Gaxotte, un billet quotidien de calomnies et d’injures à notre égard régala les lecteurs du journal. Parallèlement, la Télé fut invitée à diffuser des émissions « amusantes » où la « nouvelle conception de l’école » était joyeusement ridiculisée, avec des classes  dont les élèves, debout sur les tables lançaient des boulettes de papier à un enseignant complètement déboussolé.

Très adroit et très efficace.
Olivier Guichard paya de son poste de ministre son acceptation du Plan

Bien sûr, nous avons essayé de réagir, d’autant plus que ce texte qui était vilipendé de partout, n’était toujours pas publié et que chacun en parlait sans l’avoir lu et pour cause !
A l’association des enseignants de français, l’AFEF, dont j’étais présidente régionale en Picardie, nous avons donc, avec Marie-Claire Chatelain, prof de collège  à Beauvais, rédigé un texte intitulé : « Réponse à un acte d’accusation : lettre ouverte à Pierre Gaxotte ».
Georgette Manesse, elle-même, a publié dans le numéro 19 de la revue « Raison Présente » un texte intitulé « : A propos du Plan de Rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire : donner la parole à l’enfant ».

Durant tout ce temps, les syndicats, toujours soucieux de ne pas se mouiller n’ont pas vraiment bougé.
Il a fallu attendre décembre 1970 pour que  la revue « Former des Maîtres », revue du SNPEN (syndicat des professeurs d’école normale), se décide à citer des extraits du texte (n°12 de décembre 1970, de « Former des Maîtres »).
Alors la presse s’est déchaînée : l’UNI a publié libelle sur libelle, dénonçant : « La mort du français », « La genèse d’un désastre » etc. etc.
A ce stade de la bagarre, des voix se sont élevées enfin pour qu’il y ait une publication officielle de ce texte et qu’on sache enfin à quoi s’en tenir. Et surtout, les enseignants réclamaient, à juste titre un texte d’instructions officielles.

Le texte de notre Plan fut donc publié en 1971, expurgé de quelques formulations jugées, en haut lieu, subversives : par exemple, là où nous annoncions en préface que le Plan en question est destiné à « permettre à tous les enfants de s’approprier la maîtrise de la langue », le texte publié annonçait : « permettre au plus grand nombre d’enfants de … ». Et ainsi, quantité de petites substitutions  de ce style apparaissaient tout au long de notre texte.
A la rentrée 1972, Joseph Fontanet, nouveau ministre de l’EN reçut mission de rédiger dans la hâte un texte de « consensus ». Ce fut la « circulaire Fontanet », seul texte officiel qui ait fait référence (oh ! fort timide !) à la Recherche Pédagogique.
Comme tout texte se prétendant de « consensus », ce fut un machin, ni chair ni poisson, où tout est possible et rien n’est clair.

Aussi, dès 1974, René Haby, le garagiste devenu Ministre de l’EN (ça valsait pas mal à l’époque !!) eut-il beau jeu de proposer un nouveau texte, la fameuse « réforme Haby ». Aucune expérimentation naturellement ne fut prévue (le précédent démocratique de Rouchette fut sans lendemain !). Et, d’emblée, ce nouveau texte apparut comme une première remise en ordre de l’école : suppression des « activités d’éveil », (ricanements ici) au profit de la vieille séparation « histoire, géographie, sciences », au mépris des données de la psychologie des enfants qui nous avaient appris que la notion de « discipline d’enseignement », étant une notion  abstraite, devait être construite par eux avant d’être imposée comme une évidence.
Mais cela ne nous empêchait pas de continuer à travailler avec les gamins dans les classes.

Parallèlement, les maths et les sciences, avec des gens comme Brissiaud, Astolfi, Develay, et beaucoup d’autres, poursuivaient leurs recherches et découvraient avec nous l’importance de la transdisciplinarité et la nécessité de travailler en équipes pluridisciplinaires.
C’est alors que je fus mutée à Toulouse, sur ma demande et pour me rapprocher de mes parents, mon père étant fort malade.
Ma jeune sœur, institutrice, pouvait plus difficilement demander son changement, en plus avec un enfant handicapé. C’est donc moi qui ai demandé le mien en catastrophe. Je me suis retrouvée à l’Ecole Normale de garçons (la mixité n’est intervenue chez nous que l’année suivante)
Pour diverses raisons, j’ai pensé nécessaire à l’occasion de ce grand chambardement, de tenter d'obtenir quelque galons officiels et j’ai posé un sujet de thèse sur la lecture à l’université du Mirail. J’ai vite compris qu’une telle entreprise n’était pas pour moi : outre le mépris affiché de la faculté pour le métier d’enseignant et la pédagogie, il m'a paru évident que je ne serais pas libre de dire et de faire ce que je voulais dans ce travail. De plus, la perspective d’avoir à me battre pour avoir un poste était, pour moi, chose tellement étrangère, que j’ai vite annulé mes ambitions de carrière, pour me consacrer à la formation et à l’écriture militante.
Il se trouve que mon premier bouquin « la lecture à l’école », publié en 1975, par une petite maison d’édition créée par quelques collègues, CEDIC (vite avalée ensuite par Nathan), a eu un petit succès qui m’a valu d’être tout de suite invitée ici ou là, ainsi qu’à l’étranger pour parler de mon travail.
C’est ainsi que j’ai commencé à être un petit peu célèbre, dans le monde de l’école primaire.

Au mois de mai 1978, Christian Beullac, nouveau ministre de l’éducation nationale, se dit inquiet des résultats des élèves en lecture, (ça continue !) et décide d’organiser un grand colloque destiné à définir la « bonne » méthode de lecture. Etaient invités, comme intervenants, le Docteur Debray-Ritzen, ardent défenseur du B.A. BA, Colette Chiland, Albert Jacquart , Hélène Romian, André Inizan, etc. etc. Je n’étais que participante aux ateliers.
Ce colloque fut le théâtre de quelques morceaux d’anthologie, notamment celui où le professeur Debray-Ritzen, dans son exposé a expliqué que la dyslexie, selon lui, était évidemment génétique et héréditaire, car il l’avait observée dans des familles entières : père dyslexique, fils dyslexique etc.
Albert Jacquart qui intervenait juste après lui commença alors son exposé en disant combien il avait été intéressé par les propos du professeur, car, dit-il, « j’ai fait la même observation dans les familles protestantes  de mon village natal, où grand-père, père et fils sont protestants, ce qui laisse à penser que le protestantisme doit être, lui aussi, génétique… »
On imagine l’ovation qui a salué cette magnifique réponse !

1981 : l’immense espoir dans la fête…
Savary nous promet une aide enfin officielle : un avenir radieux s’ouvre devant nous et devant beaucoup d’autres.
La suite est bien connue. Savary viré après une manif bidon purement politicienne qui lui coûte non seulement son poste mais aussi la vie, et arrivée de J. P. Chevènement.
Discours de Grenoble en septembre 1985 : « la récré est finie ! » Comme si elle avait commencé un jour !!
Et ce qui est certain, c'est que, depuis cette date, la rupture fut consommée, cette fois sans espoir, entre le pouvoir et la Recherche Pédagogique. Chevènement, qui avait le sens des formules, se mit à déclarer à qui voulait l’entendre que le mot « pédagogie » lui donnait des boutons.
Grande satisfaction dans le camp antipéda, qui depuis s’en donne à cœur joie et nous place définitivement dans la clandestinité, avec, en  plus, l’accusation d’être des réactionnaires !!
On a l’impression de revivre « Fury », le fabuleux film de Fritz Lang où Spencer Tracy est accusé d’un kidnapping qu’il n’a évidemment pas commis et devient l’objet d’un lynchage terrifiant.

Je me dis souvent, devant les textes écrits contre moi, que si on recommençait à brûler les sorcières, je sentirais furieusement le roussi ! La puissance de la mauvaise foi est une chose bouleversante, car on reste sans aucune défense devant…

La suite de l’histoire ? Fin des années 80, début 90, je continue dans les classes, je poursuis des recherches sur la grammaire, la norme et la variation du langage, j’anime des stages de formation continuée pour les instituteurs et pour les prof de collège dans le cadre de la MAFPEN de Toulouse. Je suis invitée au Canada, à Sao Paulo, à Mexico, en Allemagne, en Belgique, en Espagne... J’ai quand même la sensation de parler dans le désert… Les gens m’écoutent, certains me disent qu’ils m’apprécient, d’autres me haïssent ouvertement. Mais dans les classes rien ne bouge. Seuls, mes anciens élèves me remontent le moral quand je les rencontre.

Je participe activement à l’organisation des IUFM, en qui je mets un immense espoir, car le cahier des charges sur lequel nous travaillons est excellent, et permet un travail nouveau, à la fois pointu dans les diverses disciplines et ouvrant à des travaux transdisciplinaires essentiels. Dès la première année, le désenchantement s’installe : rien de ce qui a été prévu ne peut être mis en place, faute de moyens, et nous nous heurtons à une hostilité sourde des universitaires qui boycottent joyeusement ceux de leurs collègues qui se compromettent chez nous.

1993 : je prends ma retraite. Gérard Vaysse, notre directeur, m’offre un cadeau royal : un colloque sur la lecture comme hommage à mon travail, avec des intervenants de prestige, Hélène Romian, Jean Foucambert, Georges Jean  Max Butlen, Jean-Marie Privat, Jean Hébrard  et d’autres venus de Suisse et d’ailleurs. En secret, il avait même organisé avec les enfants et mon mari, un spectacle de fin de colloque, qui fut pour moi une surprise bouleversante.
Les ministres, de gauche, comme de droite ne font qu’enfoncer la marche arrière. Une grande amertume saisit les hurluberlus comme moi, qui se demandent encore où a été l’erreur, même si le récit ici répond assez clairement à cette question.

Voilà l’histoire, sans fards, d’une « pédagogo », pas mal déçue de ce qui se passe, fort tristounette depuis quelques années, mais un peu regonflée d’espoir aujourd’hui, depuis qu’Internet a permis de retrouver tant d'amis anciens et nouveaux …
Tout ceci pour dire que l’affirmation  selon laquelle nous serions des pédagocrates (je cherche en vain ce qui justifierait le « –crates » !) et d’abominables fauteurs de gâchis, qui règnent en vrais dictateurs depuis 30 ans, est pour le moins à côté de la plaque !! Certains pourraient du reste ajouter : « comme dictateurs vous ne faites pas recette ! Y sont pas nombreux ceux qui vous obéissent !! »

Effectivement, il y a sûrement pire comme dictature... On risque d'en avoir quelques preuves d'ici peu...