Enseigner le français avec Eveline Charmeux

La pédagogie, c'est quoi ?

 

Dialogue entre E. Charmeux et Sylvain Grandserre

 

Faire la classe, est-ce une question de technique ?

Lors d’un reportage, proposé par TF1 sur deux manières d’enseigner le calcul, et au terme d’une leçon que n’aurait pas reniée mon arrière grand-père, et où l’on pouvait retrouver l’antique « procédé Lamartinière », avec les ardoises levées toutes en même temps au signal du maître, afin que celui-ci puisse facilement repérer les réponses, on a pu entendre Monsieur Marc Le Bris déclarer qu'il n'était ni « facho » ni « réactionnaire », « seulement technique ».
Cette formule, qui a fait réagir Sylvain Grandserre, mérite qu’on l’approfondisse encore, tant elle est lourde de menaces sur l’avenir de l’école, celui de nos enfants et.. le nôtre.

 

Le texte d'E. Charmeux : " Faire la classe, est–ce une question de technique ?

"Considérer que faire la classe consiste à appliquer des techniques simples et valables pour tous, c’est oublier d’abord que, contrairement au métier de plombier, ou de sculpteur, « enseigner, c’est un jeu à deux », (Y.Chevallard).

Face à l’enseignant, ce n’est pas un objet à façonner que l’on trouve, c’est une personne, un sujet, qui a sa vie, son caractère, son passé, sa sensibilité et ses savoirs.  C’est aussi un être qui peut dire non, et sans lequel le métier ne peut s’exercer.
Les « personnes » étant en général fort différentes entre elles, on voit mal comment une technique universelle pourrait être efficace pour tous les élèves de France et de Navarre.

Mais le plus grave n’est pas là.
Ce n’est pas l’inefficacité qui rend dangereuse la « technique » en pédagogie, c’est au contraire sa redoutable efficacité dans d’autres domaines.

Pour reprendre une formule rendue tristement célèbre par la guerre en Irak, on peut dire qu’en matière d’enseignement, le recours à des techniques toutes faites entraîne obligatoirement des « dommages collatéraux » particulièrement graves, notamment à long terme, et qui ne sont certainement pas involontaires.
Comme la personnalité des élèves est généralement plutôt gênante, notamment dans la transmission du savoir qui requiert attention et réceptivité, ces techniques reposent sur une conception pavlovienne de l’enseignement : il s’agit de mâter l’indiscipline, la résistance, le refus. Assorti d’une autorité suffisamment sévère, instaurer un conditionnement collectif rigoureux est le meilleur moyen d’obtenir la soumission nécessaire. 

C’est bien du reste ce qu’affirment les amis de Monsieur Le Bris, les Brighelli et autres Rachel Boutonnet.

Le conditionnement est en effet, pour cela, infiniment précieux et quasi incontournable.
Outre qu’il donne une illusion de rigueur, il a comme avantage essentiel de créer de véritables comportements réflexes, qui économisent toute explication et toute compréhension : rapidité, facilité, bref, du rentable !
La conséquence, c’est l’habitude, prise très vite par les enfants, de « suivre », d’obéir, et d’être perdu dès qu’il n’y a plus de donneur d’ordre. Le dressage fait la dépendance.
En d’autres termes on peut dire qu’un rituel imposé et rigide est un obstacle majeur à la marche vers l’autonomie chez l’enfant, et donc à l’émergence d’un adulte responsable plus tard.
Ce constat était déjà celui de Jacques Lautrey dans les années 70 (voir, de Jacques Lautrey : « Classes Sociales , structuration de l’environnement familial et développement cognitif de l’enfant » Thèse de 3ème cycle 1976) où il démontrait que la structuration rigide (le rituel) est particulièrement nocive au développement cognitif de l’enfant.
La conclusion de ses travaux était que l’environnement familial et scolaire d’un enfant sera d’autant plus favorable au développement de son intelligence, s’il réunit deux conditions apparemment contradictoires :

  1.  des « perturbations », c’est-à-dire des événements nouveaux , offrant une résistance à ses schèmes d’assimilation ;
  2.   des régularités, indispensables aux rééquilibrations, donc aux constructions

C’est dire aussi que, contrairement à ce qu’affirment certains peu informés, les rituels ne permettent pas à l’enfant de trouver les repères dont il a besoin : il ne peut en effet les « trouver », puisqu’on les lui impose et sans l’informer que c’en est ! Bien au contraire, ce sont de puissants facteurs d’endormissement de l’intelligence.
Pas question pour autant, de nier l’importance des repères dans l’équilibre des enfants. Mais des repères ne peuvent en être pour eux, que s’ils ont pu les construire eux-mêmes… C’est-à-dire, en recherchant des constantes sous les irrégularités. Ce que dit J. Lautrey.

De tels choix  ont aussi d’autres dangers, encore plus graves.
Ces « techniques » toutes faites ont pour mission de transmettre des savoirs eux aussi tout faits, préemballés, installés dans un socle.
Or, cela est contraire à l’esprit même des apprentissages et de l’éducation. Ce qui compte, ce n'est pas que les élèves puissent réciter des savoirs mémorisés (cela n’a d’intérêt que pour passer à « Questions pour un champion »), mais c’est qu'ils les aient appris. Platon le disait déjà : « C'est la route qui compte, et non l'arrivée. Il faut choisir la route la plus longue ».
Ce qui, dans l’éducation signifie deux choses :

  1.  que selon la formule de Freinet, il est inutile et dangereux de tirer sur les fleurs pour qu’elles poussent plus vite. Apprendre demande du temps — différent de surcroît d’un enfant à l’autre et d’un savoir à l’autre.
  2.  Que l’acte de construction du savoir est plus important que le résultat. C’est cette action qui nourrit et développe l’intelligence et non son produit.   
  3. Le résultat des savoirs préemballés, c’est ce qu’on peut appeler une « culture fermante », une culture qui détruit l'intelligence au lieu de la nourrir. 
    On a tous été frappés par le manque d’intelligence, parfois, de certains diplômés, même de haut niveau. Et c’est bien là l’interrogation de Sylvain Grandserre dans son article cité ci-contre : comment des êtres aussi cultivés que des médecins, des infirmières, des professeurs même, peuvent devenir si facilement des massacreurs d’autres êtres ?
    La réponse est là : c’est qu’il existe des formes, des principes, des pratiques d’éducation qui ouvrent cette voie et la rendent disponible. Je suis profondément convaincue que c’est la question fondamentale de l’éducation, celle qu’il faut poser absolument aujourd’hui, où les pires horreurs recommencent à pouvoir se dire et se faire.
    Cela n’a rien à voir avec des opinions pédagogiques sans grande importance comme on l’entend dire, y compris chez ceux que les propositions ministérielles font rire. Une vieille habitude française s’obstine à considérer les problèmes pédagogiques comme secondaires, et relevant de considérations purement techniques. L’analyse qui précède fait apparaître que c’est l’inverse. Une démarche pédagogique ridicule n’a rien qui puisse faire rire. Elle s’apparenterait plutôt à un acte criminel et ce qu’impose le ministre est plus que grave.
    N’oublions jamais qu’imposer un enseignement mécanique en lecture, en grammaire, en calcul, en vocabulaire (la dernière trouvaille de G. De Robien), c'est enseigner l’inutilité de la réflexion, (y compris chez les enseignants dont la formation devient plus que secondaire.).  C’est donc poser les bases de la soumission aux ordres, à tous les niveaux, par l'incapacité à les analyser et en comprendre les motifs cachés.
    C'est ainsi que l’on ouvre la porte aux pires horreurs, qui, comme on sait, ont toujours été accomplies au nom de l'obéissance à un supérieur, émanation d’un droit divin.
    La seule parade possible à ce danger terrible, c’est  que les élèves construisent ce qu'ils apprennent, et puissent le passer au crible de la contestation des pairs.
    Enseigner, ce n'est point enfourner des savoirs tout faits agrégés autour d'un socle, c'est développer l'intelligence, l'esprit critique, la pensée qui remet en question les évidences, le doute méthodique de Descartes.
    Et ce ne sont pas les savoirs qui permettent cela, mais la conscience de leur caractère relatif et provisoire. Ce qui compte ce sont les « savoirs sur les savoirs ».
    Et qu’on ne vienne pas dire que cela arrivera après : cela ne peut arriver que tout de suite ou jamais.
    D’où l’absurdité de mettre les savoir au centre du système. C’est leur construction qu’il faut y mettre : réunir les conditions pour que les enfants apprennent, telle est la mission des enseignants et telle devrait la seule directive du ministre.
    « Il est beau qu’un soldat désobéisse à des ordres criminels », disait A. France. Si l’on avait enseigné cela plus tôt, pas mal d’ignominies auraient pu être évitées, sans doute.
    Il est encore temps de le faire.
    Eveline Charmeux février 07.

 


Le texte de Sylvain Grandserre : "Simplement humain"

Le monde de l'éducation est constitué de plaques tectoniques dont, à tort, certains habitants oublieraient presque l'existence s'il n'y avait de temps à autre de spectaculaires manifestations de leur activité. On se demande parfois à quoi tiennent les lignes de fracture entre ces continents conceptuels et praticiens. Une réponse parmi d'autres nous a été donnée il y a peu lors d'un journal télévisé (1). Le reportage diffusé tentait de  comparer deux conceptions opposées du travail scolaire : l'une basée sur le tâtonnement, l'activité des élèves et l'exploitation de leurs erreurs, l'autre conçue à partir de l'écoute du maître, de la répétition et de la mémorisation d’éléments à restituer.

Mais au détour d'une phrase, bien anodine en apparence, on a pu mesurer le gouffre qui sépare ces deux visions de l'apprentissage. En effet, l'enseignant du continent aride, celui où l'on promet l'oasis de la connaissance à ceux - suffisamment assoiffés de savoir - qui traverseront ce désert scolaire, a expliqué qu'il n'était ni « facho » ni « réactionnaire », « seulement technique ». Or, justement, dans un travail avec des petits humains, n'est-ce pas cette approche « seulement technique » qui lui fait recueillir de si radicaux qualificatifs ? Car la technique est cette espèce de science sans conscience, toujours au service de la finalité à laquelle elle se soumet, à l’instar du marteau qui s'emploie aussi bien pour ériger une construction que pour fendre le crâne d'un adversaire. Après tout, trancher le cou d'un poulet, c'est technique, tout comme réussir l'injection létale d'un condamné à mort ou réaliser le cambriolage d’une banque.

Quand on est éducateur, croire que l'on peut s'exonérer de toute critique parce que l'on a rempli froidement sa mission clinique et agi en technicien appliqué est une faute. Il est vrai que chez ces gens-là (2), « on n'éduque pas Monsieur, on instruit, le reste ne nous regarde pas ». Cette défense ne tient plus et un Papon le sait bien, lui dont les passagers des trains arrivaient scrupuleusement à l'heure. Bien entendu, il ne s'agit nullement de prêter pareilles intentions mortifères aux enseignants suivant cette voie sans issue, mais juste de rappeler qu'en se réfugiant ainsi dans l’autosatisfaction techniciste, on se rend compatibles avec tout, fonctionnaires fonctionnant unis peut-être pour le meilleur, certainement pour le pire (3). 

Certains l'avaient depuis longtemps compris, notamment le pédagogue Célestin Freinet qui préférait que l'on parle de « pédagogie » plutôt que de « techniques » Freinet. Il savait que cette inscription dans une vision éducative globale garantissait un usage des procédures employées plus respectueux de ceux auxquels elles s'adressent. Car il ne s'agit pas d'opposer ce qui se complète nécessairement : instruction et éducation, technique et projet, expression et écoute, émergences et apports, individus et collectif, découverte et réification des connaissances, élèves et savoirs. Une fois encore, nous n'avons pas à choisir entre ces éléments mais à agencer leur complémentarité, à assurer leurs interactions, à gérer leur emboîtement, à trouver les plus justes équilibres pour avancer. D’un point de vue pédagogique, ne s'en remettre qu'à la seule technique, c'est vouloir grimper une montagne à cloche-pied ou en n'utilisant qu'une seule pédale de son vélo. Pareil exploit reste réservé à une élite qui aura trouvé en dehors de l'école les forces et motivations nécessaires pour supporter cette épreuve. Pour les autres, il y aura la même illusion que celle ressentie en  apprenant à nager sur un tabouret : « ça marche »… tant que ce n’est pas pour de vrai ! Voilà comment si souvent d'une excitante conquête, on passe à la marche forcée. Voilà aussi comment peu à peu on fait de l’éducation une marchandise car c’est d’une école sans valeurs ni principes qu’ont besoin ceux qui rêvent d’investir cet immense marché potentiel. Imagine-t-on l’entraide, la coopération, l’esprit critique ou le tâtonnement expérimental côtés en Bourse ? Par contre, s’en remettre à la technique, cela limite le champ des compétences de l’enseignant à appliquer la bonne méthode, unique, rigide, imposée et… commercialisable !

Pour finir, la parole revient à Haim Ginott, au travers du texte qu'il distribuait à chacun des  enseignants de l'établissement qu'il dirigeait : « Cher professeur, je suis un survivant des camps de concentration. Mes yeux ont vu ce qu'aucun homme ne devrait voir : des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits, des enfants empoisonnés par des médecins éduqués, des nourrisson tués par des infirmières qualifiées et entraînées, des femmes et des bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d'universités. Je me méfie donc de l'enseignement. Ma requête est la suivante : aidez nos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits. La lecture, l'écriture, l'arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains ». Alors, à nous, avec nos actes et nos mots, de défendre cet apprentissage humain, « simplement humain ».
Sylvain Grandserre
Maître d'école

journal de 20h de TF1 le 11/01/2007

http://tf1.lci.fr/infos/jt/0,,3380150,00-calcul-guerre-methodes-.html

(2) notamment ceux engagés dans le projet SLEC du savoir lire-écrire-compter mis en place avec l'appui du ministère (subvention, décharge et accointances).

(3) il faut voir à quel point les courants les plus réactionnaires (Sarkozy, Mégret, Villiers, Le Pen) se satisfont de cette vision de l’éducation, le sommet - ou le fond - étant atteint dans le discours sur l’éducation de Le Pen (le 26/11/06 à Dijon) qui pourrait être un copier-coller de ce que publient les anti-pédagogues : http://www.frontnational.com/docinterventions_detail.php?id_inter=55