Enseigner le français avec Eveline Charmeux;

Quelques flaques ensoleillées...
dans la didactique froide de la tradition

par Laurent Carle.


J’ai appris à lire vers 1946, dans une école rurale (à classe unique, comme souvent), en b a, ba, bien sûr.
Avec un maître qui ne faisait pas dans la dentelle : « tes doigts ! » et hop ! … un coup de règle bien dure sur mes petits doigts. Et hop ! … petit tiré des cheveux derrière l’oreille – très professionnel !
Le maître c’était mon papa…J’étais placé à côté du dernier de la classe ...
Serge,( le dernier de la classe) il s’appelait – salut Serge, si tu es encore en vie. Sais-tu que tu puais comme un goret, Serge ?
Serge il n’a jamais appris à lire – même que mon papa maître ne lui donnait plus de coups de règle – c’est injuste hein !
Il y avait quelques Serge dans la classe – qui ne puaient pas... mais ils n’ont pas appris à bien lire tout de même. Le certif, tout le monde ne l’avait pas...
C’était bien la classe presque unique (2 classes dans l’école), papa-maître n’était pas toujours sur nous, les petits, nous écoutions les grands, et puis, lorsque nous avons été plus grands, nous avons aidé les petits…
S’appelait pas Freinet, mon papa-maître… S’appelait Hussard de la république.
L’était même parfois pédagogue moderne : dans la salle de la mairie, il nous montrait le cinéma, et nous allions jouer au foot sur la colline.
J’adorais lire, très tôt j’ai lu, tout le temps. Dans ma chambre, un cagibi au-dessus du lit, plein de livres. J’ai du apprendre à lire dans les couloirs, au contact, au hasard de la vie…
Le cagibi était une annexe appréciée – avec une lampe électrique, c’était le pied.

Synthèse :
B a Ba + amour / crainte du maître + amour de la lecture + coopération spontanée = un mec qui fait naturellement toujours beaucoup de fautes d’orthographe !
Ah ah ah, le retour à la férule… à la dictée , au b.a. ba, sources de tous les soulagements (« C’est tellement plus facile ! »)...

(Extrait de « Papa-Maître » de Jean-Pierre Dubreuil http://www.charmeux.fr/temoignages.html)

Ce petit témoignage humoristique et tendre, roulant avec amour et volupté dans les pâquerettes du pré de Paul Fort, poudré à la poussière de craie et parfumé à l'encre violette, nous dit sans forcer le trait et sans intention polémique que la bonne vieille scolastique « républicaine » - en réalité, judéo-chrétienne, plus proche des Ecoles Chrétiennes de Jean-Baptiste de La Salle que de la philosophie des Lumières ; ce qui veut dire que le père, « hussard » laïque, maître de Jean-Pierre et de tant d’autres, bien malgré lui mais sans état d’âme poursuit le même idéal éducatif et social que le paternel curé qu'il « bouffe », l'inégalité républicaine - la bonne vieille scolastique « républicaine » n'a pas d'effet négatif (ni positif) sur ceux qui sont nés dans un monde de lecteurs, entourés de livres. Pour attraper l'amour des bouquins et acquérir le savoir-lire, les méthodes militaro-religieuses de l'école républicaine ne sont d'aucune utilité. Elles n'empêchent jamais l'enfant de la petite bourgeoisie de recevoir la lecture en héritage. Pour dégoûter de lire un enfant de pauvre, elles sont très efficaces. Si laïque soit-elle, l'école primaire trie, comme disent Baudelot et Establet. La senteur des corps matérialise définitivement dans les narines des « élus » la démarcation entre le mérite et l’opprobre. Dans la réussite scolaire des « héritiers » de bonne famille, le facteur « didactique » est secondaire. Le facteur eco-familial est primordial. Chez les enfants de familles pauvres, le facteur didactique et la sélection font l'échec. Si l’on veut une école qui soit plus que l’institution qui valide les savoirs acquis ailleurs, la pédagogie et son complément didactique (et non la DIDACTIQUE agrémentée d’une séance d’animation pédagogique « quand le temps le permet ») sont nécessaires pour fournir à ceux qui en ont besoin les moyens de s’approprier les savoirs et la culture. N’en déplaise aux adeptes d’une éducation autoritaire « à l’ancienne » et des « bonnes vieilles méthodes » des hussards noirs, c’est la pédagogie, et rien d’autre, qui atténue les différences familiales. Les vieilles méthodes ont fait leur temps et leurs preuves dans la gestion des classes sociales et de l’art de sélectionner l’élite en culpabilisant les pauvres. C’était le temps des bons élèves ! Les bons points récompensaient les bonnes réponses, les coups de règle les mauvaises. A chacun selon son mérite ! Tout le monde n’avait pas le certif, tout le monde n’entrait pas en 6e. On se retrouvait entre soi au lycée. Sélection naturelle. Ou divine ? Les « Serge » de ce temps-là croyaient fréquenter l’école pour s’y instruire. Ils découvraient, un peu tard, qu’on y vient faire confirmer ses avantages familiaux (ou génétiques, c’est selon les auteurs). Ça n’a pas changé. Pour arriver bien classé, mieux vaut partir avec un peu d’avance : un papa bien placé dans l’échelle sociale. Il faut une grande cécité intellectuelle pour penser que le retour à un enseignement traditionnel exclusif serait un « progrès pédagogique », beaucoup de mauvaise foi pour prétendre que la petite poignée de pédagogues qui exercent isolés dans notre système majoritairement traditionaliste disposent du pouvoir d’empêcher la transmission des savoirs dans les classes traditionnelles où ils n’exercent pas et surtout qu’ils soient assez influents pour détenir la suprématie dans un système scolaire conservateur qui a résisté à toutes les réformes depuis trente ans. Comment peut-on penser que le progrès humain se réalise par le retour aux comportements éducatifs professionnels et aux techniques en usage cinquante ans en arrière ? Combien sont-ils à avoir commencé leur carrière il y a plus de 40 ans pour avoir connu cet âge faste de « la bonne école qui instruisait avec succès tous ses élèves » par la seule transmission magistrale dans des syllabaires ? Dans leur vie quotidienne, les éloquents avocats de cette école des années cinquante utilisent-ils le matériel, l’outillage, les produits et les techniques de ces années-là ? S’imposent-ils à eux-mêmes le mode de vie de l’époque et s’interdisent-ils tout produit industriel qui n’aurait pas existé il y a un demi siècle ? Qui compose son numéro à 6 chiffres avec des pièces sur un poste à cadran rotatif dans une cabine des PTT installée en façade du bureau de poste ou passe par une opératrice de standard pour obtenir son correspondant du département voisin ? On souhaite que le camarade Serge puisse entendre l'appel amical de JPD et nous livrer son propre témoignage vécu au passé et au présent.

Au passage, celui-ci nous dit aussi que, lorsque le maître traditionnel du passé, comme du présent, est débordé et ne peut pas tout contrôler à cause du nombre élevé d'élèves et de la diversité de leurs âges, il s'ensuit que :

  1. il se trouve contraint de faire avec l’hétérogénéité, pour le bonheur de ses élèves,
  2. la règle du chacun pour soi n’est plus respectée, les élèves abandonnent la relation symétrique imposée pour des interactions complémentaires, coopératives,
  3. curieusement, l’autonomie concédée mais effective, va de pair avec l’entraide,
  4. la société classe, artificiellement hiérarchisée par l’idéologie d’avant la Révolution, se restructure selon un modèle social révolutionnaire, « liberté, égalité, fraternité »,
  5. les groupes hétérogènes fonctionnent spontanément en mutualité didactique et en solidarité scolaire républicaine, éphémère coopérative de production et de consommation de savoirs,
  6. l’humain banni de la classe traditionnelle se réintroduit à la marge, sans laisser-passer réglementaire, toléré momentanément par impuissance passagère de l’autorité de tutelle,
  7. la didactique traditionnelle cède du terrain à une pédagogie occasionnelle, des flaques se forment dans ses ornières,
  8. pour un temps les élèves deviennent leurs maîtres et progressent plus vite que dans la classe à « un seul niveau »,
  9. le système hétérogène s'organise au mieux de l'intérêt collectif,
  10. et donc, « la classe à plusieurs niveaux, impossible à gérer » est une aubaine pour l'élève et... pour le maître.

Malheureusement, la libération passagère des esprits s’arrête la plupart du temps avec la reprise en main du maître, avant d’avoir profité aussi aux déshérités.
L’école de « l’âge d’or » des ans quarante, tant encensée par nos prophètes de la décadence, était tout aussi républicainement sélective que l’école « moderne ». Les enfants de prof réussissaient déjà aussi bien qu’aujourd’hui, les enfants de paysans y « travaillaient déjà aussi mal ». Aujourd’hui, quoi de neuf ? La tradition se maintient. En classe à un seul ou plusieurs cours, on sort du système traditionnel comme on y est entré, nanti ou nu, initié ou ignorant. Mais les seconds y gagnent en prime un sentiment d'indignité et de culpabilité : « c’est parce qu’ils n’ont pas bien travaillé qu’ils n’ont pas bien appris », comme dans le temps.

Si on introduisait le crucifix et l'enseignement religieux dans les écoles laïques, verrait-on encore une différence entre les deux systèmes ? Allons visiter les écoles alsaciennes, on verra bien !
Laurent CARLE (août 2007)