Enseigner le français avec Eveline Charmeux

La classe de français

La pédagogie, c'est quoi ?

La parole à Philippe Meirieu

A tout seigneur, tout honneur ! Celui qui parle mieux de la pédagogie, c'est assurément Philippe Meirieu. Et les premiers éléments de réponse à la question, c'est chez lui qu'il faut les chercher : http://www.meirieu.com/.

Photo : Frédéric Charmeux

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Pour y voir (un peu plus) clair dans les débats sur la pédagogie... par Philippe Meirieu.

Les débats éducatifs deviennent, aujourd'hui, particulièrement confus.

Ici et là, on voit apparaître des textes qui, en même temps, attaquent violemment les « pédagogues » et se réclament du principe d'éducabilité... que ces derniers ont, pourtant, toujours vigoureusement défendu.

Ailleurs, on voit les mêmes « pédagogues » critiqués pour leur « laxisme » : au nom du respect de l'enfant —ou de la construction des savoirs par l'élève —, ils laisseraient s'installer un libéralisme éducatif où, seuls, les plus adaptés pourraient survivre.

Il faut donc rappeler, encore et sans cesse, ce qui fait la spécificité de la pédagogie, contre toutes les simplifications polémiques.

La pédagogie affirme, en même temps, que :

1- TOUS LES ELEVES PEUVENT APPRENDRE

et que

2- NUL NE PEUT CONTRAINDRE UN ELEVE A APPRENDRE.

Ce qui fait l'originalité de sa démarche, c'est le « EN MEME TEMPS ». Séparer ces deux affirmations, c'est sortir de la pédagogie.

* Soit en défendant une affirmation contre l'autre : « Tous les élèves peuvent apprendre et tous les moyens sont bons pour y parvenir... »  ou : « Nul ne peut forcer un élève à apprendre et tant pis pour ceux qui n'y arrivent pas ou ne veulent pas... ».

* Soit, en oscillant d'une position à l'autre : du volontarisme — volontiers assorti d'une répression brutale des réfractaires — au fatalisme - justifié par le fait qu'on ne peut pas décider de « son bien » à la place d'autrui.

La pédagogie assume la tension : elle est déterminée sur l'éducabilité de tous, mais refuse d'employer n'importe quel moyen pour y parvenir. Elle est convaincue de la nécessité de l'engagement de chacun dans ses apprentissages, mais s'obstine, néanmoins, sans jamais baisser les bras, à aider chacun à réussir.

Plus précisément, et en référence à l'histoire des doctrines pédagogiques et aux tensions qu'elle révèle [voir mes ouvrages La pédagogie entre le dire et le faire  et Faire l'Ecole, faire la classe], la pédagogie se reconnaît à un ensemble d'affirmations relativement simples, mais qui — et c'est cela l'intérêt — rejettent tout simplisme :

* L'apprentissage ne se décrète pas... et rien ne permet de l'imposer à quiconque. Tout apprentissage s'effectue, pour chacun, à sa propre initiative et requiert de sa part un engagement personnel : c'est le principe de liberté.

* Tout le monde peut apprendre et nul ne peut jamais décider, pour une personne donnée, qu'un un apprentissage est définitivement impossible : c'est le principe d'éducabilité.

* Ces deux principes, tenus ensemble, structurent la pédagogie : s'en tenir au premier, c'est basculer dans le fatalisme, s'en tenir au second, c'est basculer dans le dressage. Tenir les deux ensemble, c'est inventer sans cesse des situations qui permettent à celui qui apprend d'engager sa liberté. Tenir les deux ensemble, c'est s'obstiner à proposer des médiations, au nom de l'éducabilité de tous, et chercher à susciter l'engagement personnel, au nom du respect de la liberté de chacun.

* Chacun apprend avec une stratégie qui lui est propre mais qui n'est pas, pour autant, figée ; il peut la modifier et l'enrichir en fonction de ses expériences.

* Les recherches en psychologie de l'apprentissage et en didactique peuvent permettre, par l'observation des conditions optimales de l'apprentissage, d'inventer des dispositifs pédagogiques. Ces dispositifs ne sont nullement déductibles mécaniquement de ce que les sciences permettent d'observer ; ils requièrent un travail de création spécifique. Ils sont utiles pour pallier l'aléatoire des situations personnelles et sociales d'apprentissage, mais ils ne peuvent jamais se substituer à la détermination du sujet qui apprend.

* Dans l'apprentissage, il est impossible de séparer la méthode et le contenu : il n'existe pas de méthode qui fonctionnerait à vide, pas plus qu'il n'existe de contenu qui puisse être appréhendé sans méthode. Pour reprendre une opposition communément admise, il n'est pas d'instruction sans éducation, puisque la manière d'instruire est toujours porteuse d'un projet éducatif, fût-ce à son insu, et que toute éducation est une transmission de savoirs et de valeurs indissolublement liés.

* Dans l'apprentissage, il est impossible de séparer le cognitif et l'affectif : apprendre suppose un travail sur l'image de soi et toute acquisition de connaissance engage nécessairement un réaménagement de la personne. On peut faire le choix méthodologique de travailler sur la médiation cognitive — c'est même particulièrement conseillé quand on est enseignant —, on ne peut pas abolir par décret ce qu'on ne prend pas en compte par méthode.

* Dans l'apprentissage, il est impossible de séparer l'individuel et le social : personne ne peut apprendre absolument seul et la manière d'apprendre révèle toujours une conception de la socialité, des rapports au savoir et au pouvoir. Il n'est aucune connaissance qui puisse être acquise en dehors d'une relation sociale et cette relation peut entretenir l'assujettissement ou, au contraire, permettre l'émancipation : deux démarches sont traditionnellement privilégiés dans l'histoire de la pédagogie pour leur « pouvoir émancipateur » : la démarche expérimentale et la démarche documentaire.

* Parce qu'apprendre c'est s'enrichir et progresser, c'est toujours dépasser le donné et subvertir un ordre social où chacun aurait une place définitivement attribuée. À cet égard, la pédagogie ne peut accepter aucune forme d'enfermement ; elle travaille, au contraire, pour que chacun et chacune puisse « se faire oeuvre de lui-même » (Pestalozzi).

* Apprendre, c'est construire l'humanité dans l'Homme, accéder à l'universalité d'une culture qui relie l'intime à l'universel. L'universalité ne préexiste pas à ce mouvement et se construit dans le processus de transmission lui-même. Elle s'ébauche quand l'Homme refuse de soumettre l'Autre, mais décide de se soumettre, avec l'Autre, à un échange sans violence.

Les pédagogues ne refusent nullement le débat, mais dès lors qu'il s'effectue avec un minimum de bonne foi et d'exigence intellectuelle. Ils demandent aussi — c'est la moindre des choses — à ce que leurs actes et leurs propositions soient examinés au regard des principes qui les animent.


Et, en guise de dessert, ce joli dessin de Françoise Malnuit accompagnant des mots définitifs de Jacques Salomé

(extraits de sa "Charte de vie relationnelle à l'école" (Ed Albin Michel 1995)

Il ne suffit plus aujourd'hui d'inculquer des savoirs ou d'imposer des "savoir faire" . Le temps est venu d'offrir des références, d'apporter des témoignages, de tenter des expériences pour développer ces acquis de base et les prolonger en un savoir-être, un savoir-créer et un savoir-devenir dans un monde en pleine mutation

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