Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Le débat sur l'apprentissage de la lecture

 « Il ne sait pas lire i 2l… » par Bernard Devanne

Lettre ouverte au Ministre de l’Education Nationale

Monsieur le Ministre,
           

« Là, son problème, c’est qu’il ne sait pas lire i2l… ». Tel est le diagnostic que pose, sur France 2, un certain soir de décembre (ce devait être le mardi 13, à 20 heures), une enseignante d’un collège susceptible de devenir « ambition réussite », au vu des difficultés majeures que souligne le reportage.
Il ne sait donc pas lire i2l. Et vous, Monsieur le Ministre, savez-vous lire i2l? Personnellement, je sais lire Ill, avec une majuscule, mais je dois avouer qu’aucun autre i2l n’a laissé en moi de trace sémantique. Peut-être alors ne s’agit-il pas de sens, mais seulement de bruit, celui que l’on fait avec la bouche ? Alors, essayons ensemble ces trois lettres, i2l, incluses dans des mots – qui, eux, font sens : ville ou sillage ? fille ou village ? mille ou camomille ? bille ou billevesée ? Quillebeuf ou Lillebonne ? Villainville ou Quevilly ? Cyrille ou Guillaume ? Camille ou Gilles ?
Il est vraisemblable que M. Le Bris, Mme Boutonnet, comme ce professeur de collège, savent lire tout i2l sans jamais rencontrer la moindre difficulté. Personnellement, mon savoir tient tout entier dans l’incertitude que je viens d’illustrer : c’est pourquoi je porte une attention particulière à cet élève qui, lui, sait, comme le savent beaucoup d’autres élèves, qu’on ne peut pas savoir lire i2l… et que vouloir le convaincre du contraire, c’est le tromper.

Cet exemple me semble montrer, aussi bien que longues argumentations :

  1. que, pour ce graphème comme pour beaucoup d’autres (ch, t, s, etc., et toutes les voyelles), il n’y a de détermination possible d’une valeur phonique que dans le cadre du mot, qu’il faut donc avoir préalablement identifié, et que, pour ce faire, une expérience complexe de la langue, inscrite dans la durée, est évidemment indispensable ;
  2. que, par suite, le bruit que l’élève fait avec la bouche, pour être pertinent, ne peut que suivre la lecture, et non la précéder : dans le cas contraire, pendant combien de temps ânonnerait-il [ba] face à rabais, banc, baudruche… ? Et dans quel trouble serait-il jeté par la séquence « portions / les portions / nous les portions / à nous les portions de ce délicieux fromage ! » ?
  3. que, par conséquent, et vous venez de le constater, lire est une activité intellectuelle qui s’accommode bien du silence… ou, plus justement, au regard de la complexité qui en est constitutive, qui exige ce silence qui rend possible la compréhension ;
  4. et que, conséquence de l’ensemble, les enseignants proposent le plus souvent des « traitements » de nature syllabique en réponse à des « symptômes » qui supposent une analyse un peu moins approximative… et des réponses d’une tout autre nature.

Quelles sont les incidences de ces ignorances ? Toute personne bien informée sait – et l’Inspection générale le rappelle – qu’à l’entrée en 6e, les élèves déchiffrent sans difficulté mais que beaucoup ne comprennent pas ce qu’ils déchiffrent. A l’échelle de la scolarité élémentaire, le déficit relevé est donc celui du travail de la compréhension, non celui de l’acquisition d’une technique de déchiffrement.
Il n’y a cependant là rien de surprenant : 95 % des classes de CP utilisent des méthodes à 80 % ou 90 % syllabiques… et, sur le terrain, on sait bien que des méthodes récentes, jugées par les enseignants « insuffisamment syllabiques », sont de fait modifiées par un renforcement des activités proprement combinatoires. On ne peut donc que demeurer perplexe devant le fait que, plutôt que d’insister sur l’indispensable travail de compréhension des énoncés complexes qui est un des enjeux fondamentaux de l’école élémentaire, vous choisissiez d’imposer le retour à une méthode purement syllabique au CP.

Quel est, dans ce contexte, le sens d’une telle décision… qu’aucun spécialiste de l’apprentissage de la lecture ne pouvait imaginer une seconde ? Le courant « traditionaliste » s’est-il constitué en groupe de pression suffisamment fort pour dicter au Ministre ses règles de conduite ? Appliquant l’idéologie de « SOS. Education » (1), différents sites affichent leur détermination sur la toile : pour ne prendre qu’un exemple, le réseau « Liras » y combat tout enseignement qui ne serait pas exclusivement syllabique, y vend une méthode, Léo et Léa, y recrute… (2). Que cette approche réactionnaire (c’est, à proprement parler, le seul mot juste) séduise les parents ne me surprend pas, puisque les médias les ont toujours convaincus, en même temps qu’ils leur vendaient les technologies d’avant-garde, que rien ne valait à l’école « les bonnes vieilles méthodes ». Je suis en revanche stupéfait de constater que des professionnels (3) de l’enseignement se reconnaissent dans ces prises de position.

Je n’ose croire qu’un Ministre de la République puisse, en ce début de troisième millénaire et au terme d’un siècle qui a théorisé la complexité, l’analyse systémique, la pensée en réseaux, se ranger à de semblables points de vue.

Pour le dire d’une façon plus institutionnelle, restaurer une méthode syllabique « pure et dure » au début du CP, c’est, Monsieur le Ministre, rétablir la rupture entre deux années scolaires contre laquelle tentait de lutter la mise en place du cycle des apprentissages fondamentaux : c’est donc contrecarrer l’application de la Loi de 1989, dont l’une des principales mesures était l’organisation de la scolarité primaire en cycles de trois années. Pour la première fois aussi clairement, l’apprentissage y était appréhendé comme un processus continu et individuel. Au contraire, faire « commencer la lecture » au début de la seconde année du cycle des apprentissages fondamentaux, c’est rétablir un « cours préparatoire » dans sa forme la plus archaïque, celle de l’époque où les enfants ne fréquentaient pas l’école avant l’âge où elle devenait obligatoire. S’il reprend ainsi pied dans la IIIe République, le Maître y délivrera l’enseignement « qui va avec »… et cela pourrait avoir des conséquences allant bien au-delà de la méthode de lecture. Or, l’Histoire a suffisamment montré qu’un enseignement formel, standardisé (la méthode syllabique en constituant une standardisation exemplaire) n’était pas le meilleur garant de la réussite de tous les élèves.

C’est également faire preuve d’une méconnaissance surprenante des programmes de 2002 quant aux apprentissages dévolus à l’école maternelle. Ces programmes demandent en effet à tout enseignant de ce niveau :

  1. d’inscrire les enfants, dès leur plus jeune âge, dans des environnements culturels exigeants, de les initier à une première culture littéraire, de façon que ceux-ci découvrent, en même temps que les contes, les légendes, la littérature de jeunesse, les usages poétiques de la langue ;
  2. de les intéresser tout particulièrement aux comptines et jeux de langue, de façon qu’ils se familiarisent avec le fonctionnement phonologique de la langue française ;
  3. de leur proposer des situations de création verbale, de façon qu’ils repèrent progressivement le principe alphabétique, dans la comparaison entre ce qui est entendu (rimes, assonances, allitérations) et ce qui est vu (récurrences graphiques) ;
  4. et de les placer face à des « problèmes d’écriture », de façon qu’ayant identifié de premières correspondances entre le système alphabétique et le système phonologique, ils les mettent à l’épreuve, les modulent et en découvrent de nouvelles.

L’exemple que je prends est celui d’une grande section en ZEP, qui réunit des enfants d’origines turque, marocaine, mahoraise, etc. H… vient de Syrie, F… vient de Mayotte. Parce que les pratiques conduites depuis la petite section, tout simplement conformes aux programmes, font que l’attente suivante n’est pas irréaliste, la maîtresse demande aux enfants les plus régulièrement scolarisés, en décembre (donc ces dernières semaines), d’essayer d’écrire certains mots sans modèle. Pour H…, c’est le mot « chocolat ». Après une aide ponctuelle pour faire retrouver, à partir d’écrits connus, la graphie de la première syllabe, la maîtresse s’éloigne ; lorsqu’elle revient près de H…, celui-ci a écrit « chocola ». Dès que la maîtresse commente « C’est bien, mais il y a encore une lettre après le a… », le voisin d’H…., F…, jette un coup d’œil et lance « Ben oui, à chocolat, y a un t à la fin ! ».
Cet instant de grande section montre la capacité naissante, pour beaucoup des enfants de la classe, à activer et vérifier des liens entre graphèmes et phonèmes en acte d’écriture ; il montre également que quelques-uns (c’est le cas de F…) peuvent, dès ce moment, avoir l’intuition qu’au-delà de la réalisation phonographique, se pose le problème de la conformité orthographique. Oui, avant Noël de grande section, F… sait déjà tout cela, et en donne des preuves tous les jours. Ses compétences à l’identification de mots nouveaux ne nous font pas dire « F… sait lire », même si nous ne sommes pas loin de le penser ; en tout état de cause, et sauf accident, il saura lire en fin de grande section.

D’autres le suivent, et plusieurs sans doute seront arrivés, au mois de juin ou avant, au stade où il en est lui-même en cette fin de premier trimestre. Dans le contexte actuel, je me ferai un devoir de publier les résultats individuels, avec les réussites et les difficultés, de ces enfants de grande section en ZEP, afin qu’il soit clair pour tous que leur imposer, l’année scolaire suivante, une méthode « purement syllabique » serait une aberration. Parce qu’il s’agit d’H…, de F…, et de tous ceux qui les accompagnent dans les mêmes apprentissages, parce que se pose pour eux – plus que pour d’autres – le problème de la perte de sens de l’année de CP, et qu’ils courent donc le risque d’un « décrochage » dont on connaît les conséquences, j’imagine que vous, Monsieur le Ministre, pas plus que moi, ne pouvez demeurer insensible.

Bernard Devanne,
professeur à l’IUFM de Basse-Normandie
Décembre 2005

 

(1) www.soseducation.com, site sur lequel on peut lire, par exemple :
« Apprendre à lire et écrire aux enfants est la principale mission des maîtres d’école et tous les enfants ne présentant pas de handicap particulier devraient normalement être capables, au bout de quelques mois en CP, de déchiffrer un petit texte. Mais désormais, les parents devront être associés à l'apprentissage de la lecture et seront conviés à des réunions pour comprendre comment cela marche. C’est ce qui a été décidé à l’issue du colloque intitulé « Enseignement de la lecture : quelle place pour les parents? » organisé le 10 septembre dernier par la PEEP, la deuxième fédération de parents d’élèves.
Pourquoi les maîtres ne peuvent-ils pas relever leur mission tout seuls comme ils l’ont longtemps fait ? C’est parce qu’ils utilisent des méthodes semi-globales d’apprentissage de la lecture, inadaptées à de nombreux enfants qui se retrouvent en fin de CP sans savoir lire. Face à cela, les parents ont petit à petit perdu confiance en l’école et veulent prendre eux-mêmes en main l’instruction de leur enfant et surveiller le travail du maître.
Il est regrettable que la PEEP n’ait pas le courage de faire campagne pour qu’on cesse d’utiliser des méthodes qui ne font pas leur preuve. Et la conclusion de Marie-Carmen Dupuy, spécialiste des questions sur la lecture à la PEEP a de quoi angoisser de nombreux parents : « La meilleure méthode est celle qui fait le moins de dégâts. » Comme si apprendre à lire à des enfants relevait du miracle. »

(2) www.leolea.org ; voir aussi www.lire-écrire.org, et surfer à partir de là…

(3) J’ai failli écrire « un nombre croissant de professionnels […] » ; mais non : la médiatisation à outrance répond à une stratégie de formatage idéologique, non à une augmentation numérique.