Enseigner le français avec Eveline Charmeux

La combinatoire : sa place dans les compétences langagières nécessaires à la lecture.

Loin d'être le mécanisme simple (1) qu'on prétend volontiers, lire apparaît aujourd'hui comme une activité complexe, mettant en jeu des compétences diverses :
* une compétence de repérage et d'orientation dans l'univers social de l'écrit, compétence qui permet au lecteur de reconnaître et de situer le type d'écrit auquel il a affaire;
* une compétence de construction de significations, que nous proposons d'appeler compétence « sémiotique »,  grâce à laquelle il peut prélever des détails pertinents, les mettre en relation et effectuer les opérations de raisonnement et d'inférence qui conduisent à la formulation d'hypothèses et à leur vérification;
* une compétence langagière, qui permet d'utiliser des indices linguistiques pour formuler ces hypothèses et qui constitue la partie peut-être la plus importante des contenus à apprendre, celle en tous cas qui pose le plus de problèmes aux enseignants, et qui provoque le plus de controverses, même au sein des spécialistes et des chercheurs. 

1 - Qu'est-ce que la combinatoire, à quoi sert-elle, et quelle est sa place dans le fonctionnement de la langue?
Rappelons que la combinatoire ne constitue pas à elle seule l'ensemble des problèmes langagiers qui se posent à ceux qui apprennent à lire ; mais elle en est la partie le plus difficile, d'abord parce que sa place dans le fonctionnement de la langue est loin d'être évident, ensuite parce qu'elle est un lieu de confusions tenaces et dangereuses. C'est pourquoi, il nous semble nécessaire de faire quelques petits rappels théoriques.

1.1- La combinatoire n'est pas le déchiffrage.
Le premier point à éclairer, c'est la différence entre ces deux mots volontiers confondus. Le mot “déchiffrage”, - le suffixe permet de le prévoir! - désigne une activité d'utilisation de la combinatoire, et ne saurait être interprété comme un synonyme de celui-ci. En fait, le déchiffrage, c'est une certaine manière de se servir de la combinatoire, manière peu efficace puisqu'elle intervient avant la compréhension, et puisqu'elle s'effectue de façon mécanique, et linéaire. Il semble aujourd'hui acquis que le déchiffrage soit à déconseiller, dans la mesure où il apparaît bien comme une gêne à la compréhension. Cela n'entraîne point pour autant l'absence d'un travail sur la combinatoire, au contraire. Toutefois un tel travail, pour indispensable qu'il soit, ne peut intervenir ni n'importe comment, ni trop tôt.

1.2- Le sens d'un texte ne vient pas forcément du sens des mots.
On pense généralement que la compréhension d'un texte repose sur la connaissance des mots qui le constituent, un texte étant conçu comme une succession de phrases, elles-mêmes composées d'une succession de mots qu'il faut identifier les uns après les autres pour accéder au sens. On s'empresse de donner aux enfants le sens « des mots difficiles » quand ils ont à lire un texte. Il n'est pas certain que ce soit la meilleure aide: examinons par exemple les deux énoncés suivants:
* Pierre lit le livre.
* Pierre livre le lit
Il saute aux yeux que les mots livre et lit n'ont ni le même sens, dans les deux phrases, ni la même « nature grammaticale » (ce qui laisserait supposer que la nature grammaticale n'en est peut-être pas une !). Pour interpréter ces deux mots, ce n'est point leur éventuel « sens », qu'il faut prendre en compte, mais l'ordre dans lequel ces mots apparaissent; c'est cet ordre qui permet de déterminer leur statut grammatical, et par suite, leur sens.
Dès qu'on y regarde d'un peu près, on constate que les mots sont des unités linguistiques peu stables, qui ne renvoient pas toujours directement à des objets de l'expérience. Examinons ces quatre phrases:
            1)            (dessin d'un chien)      voici  un chien ;
            2)            (dessin d'une tasse)      voici une tasse;
            3)                Il a l'habitude de dormir en chien de fusil;
            4)                Elle se tasse un peu depuis quelque temps;
Dans les exemples 1 et 2, les mots renvoient directement à des réalités de l'expérience, qu'ils servent à nommer. Les linguistes proposent d'appeler ce rôle de dénomination: fonctionnement déïctique ; au contraire, dans les deux derniers, ils ne peuvent être compris que par référence au contexte. On parle alors, de fonctionnement intralinguistique. Cette différence de fonctionnement constitue la difficulté majeure dans l'appropriation de la lecture, et du vocabulaire, les enfants ayant en général plutôt l'expérience du premier. Comprendre un texte ne se fait pas à partir des mots, leur connaissance ne suffit pas. Cela ne se fait pas non plus de façon linéaire, au fur et à mesure de la reconnaissance des mots ; il faut savoir explorer le message dans toute son étendue et se servir d'abord du contexte. Le sens est le résultat, non d'une somme des sens particuliers de chaque mot, mais d'une interaction entre les unités du texte.

C'est du reste ce qui différencie l'énoncé verbal, d'un message appartenant à un autre code.
Soit par exemple le panneau du code de la route « sens interdit ». On peut certes l'analyser en unités d'information:
                        * la forme circulaire, qui indique un ordre absolu ;
                        * la couleur rouge, qui annonce une interdiction ;
                        * le trait horizontal blanc, qui détermine ce qui est interdit.
La signification d'ensemble est bien la somme des significations de détail. Au contraire, dans l'énoncé : « Pierre lit le livre », ou « il dort en chien de fusil », la signification est le fait d'une interaction entre les éléments qui la constituent, lesquels prennent sens grâce à cette interaction.

1.3- Le signe linguistique est arbitraire.
En fait, ce double fonctionnement des mots a pour origine une caractéristique particulière des éléments de la langue, le fait qu'ils sont arbitraires (2) . Qu'est-ce que cela veut dire? Cela nous rappelle que, dans la communication, ce qu'il y a à transmettre, nos idées, nos volontés nos sentiments... qui sont des objets mentaux, ne peuvent être transmis tels quels. Seuls des objets perceptibles par nos sens peuvent passer d'une personne à une autre. Communiquer implique donc que les contenus soient transformés en objets communicables, des signes, perceptibles par les sens (le plus souvent, par la vue, notamment à l'écrit, mais ce peut-être par l'ouïe à l'oral, ou le toucher, pour les aveugles etc.).  La face perceptible de ces signes est appelée le signifiant, la face mentale, le signifié, et le lien entre les deux est à la fois nécessaire et purement conventionnel; c'est ce qu'on appelle l'arbitraire du signe linguistique.

1.4- Le signe linguistique est un structure à deux étages : la double articulation et le problème des référents.
L'interaction dont nous avons parlé en 1.1, qui différencie une langue d'autres types de codes, comme celui de la route par exemple, repose en effet sur une autre caractéristique du signe linguistique, le fait qu'il est composé de deux « étages », un premier étage d'éléments, comme les mots, porteurs de significations possibles, qui renvoient aux données de l'expérience (ces données sont appelées les référents), et des éléments non porteurs de significations, comme les lettres, les signes de l'écrit, et les unités sonores de l'oral.
Par double articulation du langage (3) on entend donc le fait que la langue, dont la tâche est de véhiculer du sens, est en fait composée d'éléments qui n'en ont pas en eux-mêmes, mais qui peuvent en produire par leur présence dans des ensembles définis par le nombre et l'ordre de ces éléments. Cette double articulation apparaît aussi bien à l'oral qu'à l'écrit: les unités spécifiques de l'oral, les phonèmes(4), n'ont pas de sens en eux-mêmes, mais ils en produisent par leur nombre et pas leur ordre. A l'écrit, les choses sont un peu différentes: comme il s'agit d'un système secondaire par rapport à l'oral (les langues ont été parlées avant d'être écrites), les unités de deuxième articulation, les graphèmes, renvoient aux unités correspondantes de l'oral. Elles ont donc, elles aussi un « signifié », mais de toute autre nature. Les deux étages en question sont donc en fait une différence de signifiés. A l'écrit, les unités de première articulation, ont un signifié qui renvoie à des éléments de l'expérience, des objets, des idées, des faits etc., et pour les unités de seconde articulation, il renvoie à la prononciation. Première différence à découvrir, car, comme on le verra plus loin, cela ne correspond point à leur représentation spontanée.

Mais les problèmes sont plus complexes encore, car, comme les exemples précédents l'ont fait apparaître, ces signifiés ne sont ni stables ni même concrets. Le mot tasse, renvoie souvent à autre chose que l'objet « tasse »; mais même dans les cas où c'est bien sa signification, on s'aperçoit que le mot ne renvoie pas vraiment à l'objet, en tant que tel, mais à la représentation mentale de cet objet, qui n'est peut-être pas tout à fait la même pour chacun d'entre nous. Référent et signifié ne coïncident pas toujours. La distinction relève de ce qu'on appelle la fonction symbolique, mise en jeu dans toute conduite langagière, orale ou écrite, et dont la maîtrise est une condition essentielle de réussite en lecture, comme en écriture. L'on sait aujourd'hui qu'il peut être très nocif à l'enfant de laisser planer la confusion entre ces deux données distinctes, l'objet et sa représentation mentale, en disant par exemple aux élèves: « allez chercher la fleur » alors qu'il s'agit d'aller chercher l'image de la fleur.
Tout comme les mots, unités de première articulation, les lettres, n'ont point de référents stables, qu'il s'agirait d'apprendre, comme le laissaient croire la théorie des « costumes de sons »: La lettre « a » ne possède pas de prononciation à laquelle on pourrait se reporter de façon mécanique: elle correspond au son [a] dans certains mots, comme « pari », « banane » etc..., mais au son [e] dans « pays », au son [o] dans « autre », au son [ã] dans « manche » etc...

Les unités de seconde articulation, en fait, ont comme référents, des potentialités de valeur phonique ; les mots, eux, ont comme référents, des potentialités de valeurs sémantiques. Ce qui est commun aux deux, c'est l'aspect « potentialités » qui implique, pour les deux, la connaissance à la fois des choix possibles, et des règles de fonctionnement de ces choix.

De plus, on observe une étroite interaction entre ces deux séries de potentialités. La prononciation des lettres ou groupe de lettres dépend presque toujours de l'environnement linguistique où elles se trouvent, et donc de la signification du message : le groupe de lettres « as » sera interprété et prononcé différemment selon que le mot « tu » ou le mot « un » se trouvera à sa gauche : cf. Tu as un as.  De même, le groupe de lettres « tient » sera prononcé différemment dans Il retient, il est patient, ils balbutient Le référent phonique des graphèmes, comme le référent sémantique des lexèmes(5)  est à construire, par l'observation attentive du contexte.
 Mais un autre type de difficultés apparaît ici : les lettres ne sont pas toujours des unités de seconde articulation. Dans certains cas, elles peuvent être interprétées comme des unités porteuses de sens directement : c'est le cas de certaines abréviations, comme: M. — autre écriture de monsieur ; c'est, de façon générale, le cas de tous les sigles et initiales, cf. S.N.C.F., R.A.T.P., etc. qui ne peuvent être traités comme des ensembles de lettres, mais comme des variations de l'écriture des groupes de mots Société Nationale des Chemins de fer Français ou Régie Autonome des Transports Parisiens ainsi du reste que certains « mots » qui se trouvent limités à une au deux lettres : « a », dans il a raison ; « en », dans « il en veut davantage ».

Une telle distinction de rôle ne va pas de soi, on s'en doute ; mais la difficulté est encore aggravée par le fait que les enfants semblent bien avoir une représentation de l'écrit tout à fait étrangère à ce double fonctionnement : des travaux(6) font état, chez les enfants, d'une interprétation toujours signifiante des unités linguistiques, qu'il s'agisse de mots ou de lettres. Pour un enfant qui n'a pas encore appris à lire, mais qui est capable de reconnaître son prénom par exemple, il semble bien que chaque lettre de ce prénom signifie son prénom en entier, d'où le caractère inutile, ou au moins secondaire, pour lui, des autres lettres, comme de l'ordre dans lequel elles se présentent (7).
On comprend donc l'importance et la complexité de cette composante des apprentissages premiers de la lecture/écriture; ainsi que la nécessité d'un travail approfondi, dès l'école maternelle, permettant à tous les enfants de construire les notions indispensables à la compréhension du fonctionnement des indices linguistiques.

1.5- La combinatoire a une place dans l'apprentissage de la lecture/écriture, mais pas au début de celui-ci.
Si l'on admet, à la lumière des analyse précédentes, que la combinatoireest l'ensemble des règles, spécifiques à chaque langue, et par voie de conséquence, arbitraires mais organisées en système, qui permettent que des unités linguistiques abstraites puissent devenir productrices de sens par leur présence (ou leur absence) et leur ordre, dans des productions langagières, on mesure l'étendue des connaissances préalables indispensables à sa construction par les enfants. On prend conscience aussi  du danger qu'il y a à « lancer » les enfants dans des activités d'assemblage de syllabes ou de lettres sans leur avoir permis de comprendre ce que cela signifie, par rapport à  la lecture et par rapport à la langue.
C'est pourquoi, les premières découvertes sur la combinatoire peuvent, certes, avoir lieu très tôt, au gré des rencontres et des prises de conscience; mais son achèvement ne peut apparaître qu'à la fin du cycle des apprentissages fondamentaux.

La maîtrise de la combinatoire constituant un indicateur majeur de réussite du savoir lire/écrire.

(1) Identifier les lettres, les assembler en syllabes puis en mots...et comprendre, éventuellement!
(2) Il ne faut pas donner à ce mot son sens habituel lié aux comportements de dictature; en linguistique, ce mot désigne le caractère conventionnel de la relation entre le mot et son sens.
(3) On doit cette notion au linguiste André Martinet, (cf.bibliographie).
(4) Ce terme est explicité au paragraphe suivant.
(5) C'est le nom que donnent les linguistes aux mots, comme porteurs de significations possibles.
(6) Notamment ceux d'Emilia Ferreiro, ainsi que ceux de Jacques Fijalkow  à Toulouse (cf.bibliographie)
(7) Il n'est donc pas certain que les enfants qui intervertissent l'ordre des lettres soient atteints d'une maladie particulière qu'on nomme “dyslexie”: c'est peut-être tout simplement qu'on ne les a jamais aidés à découvrir l'importance déterminante de l'ordre des lettres dans les mots. Jamais, dans le monde des objets qui est le leur, l'ordre des éléments ne change la nature de ces éléments. Le fait que le fonctionnement soit différent pour les objets du langage n'a donc rien d'évident pour quiconque ne sait pas lire.