Enseigner le français avec Eveline Charmeux

Des textes de théâtre à l’école primaire ? Pourquoi ?  Et pour quoi faire ?

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Si de nouveaux textes officiels ne viennent pas y mettre le holà, les programmes de 2002 préconisent fortement la lecture de textes littéraires, notamment ceux de théâtre.
On ne peut que s’en réjouir, car le théâtre occupe une place incomparable dans l’éducation culturelle et personnelle des enfants. C’est, en effet, un objet de culture et de lecture très particulier, et une situation scolaire essentielle pour l’équilibre des enfants.

"La colonie", pièce de Marivaux, jouée par les élèves de l'école municipale de Castres et mise en scène par Véronique Charmeux

Photo Michel Albin

Un objet de lecture différent des autres, aux difficultés  spécifiques.

Contrairement à ce qui se dit dans les médias et en haut lieu, l’acte de lire est loin d’être unique. Les différents types d’écrits requièrent des conduites différentes de lecture. Et le texte de théâtre occupe sur ce point une place très particulière.

* Première spécificité du texte théâtral : plus encore que tout autre, il est défini d’abord par sa mise en page. C’est sans doute le type d’écrits où le style des polices de caractères a l’importance la plus grande pour la compréhension : la place dans la page et sur la ligne, l’épaisseur des caractères, le rôle des majuscules, et l’opposition « italique/standard » sont des données essentielles pour repérer le nom des personnages, les répliques et les didascalies, donc pour comprendre de quoi il s’agit.
Les pratiques courantes d’enseignement de la lecture, recourant au B.A. BA, qui installent des conduites linéaires de lecture, cherchant à comprendre au fur et à mesure, vont à l’encontre des comportements souhaitables et sont les principales responsables des difficultés des élèves à maîtriser la lecture de ce type d’écrits.
Avant qu’ils ne se mettent à lire le contenu des répliques, il faut que les élèves aient  appris à explorer l’ensemble du texte, pour repérer les divers types d’informations nécessaires

* Du point de vue linguistique, c’est un écrit appartenant à la famille des écrits de dialogue. Ce sont les écrits, dits parles spécialistes, de forme embrayée, c’est-à-dire dont les sujets de verbes sont des « embrayeurs », comme JE, TU, NOUS, VOUS. Ces mots ont été assimilés longtemps à des pronoms sous le nom de « pronom personnels », ce qui constitue une grave confusion entre « remplacer » ce que fait un pronom, et « désigner » : le mot JE ne remplace pas le nom de celui qui parle. Il le désigne seulement, et non en tant que personne, mais seulement en tant que locuteur : double difficulté. Il va de soi que ce genre de confusion ne peut être que très grave pour les enfants.
Or, un texte contenant des JE pose toujours des problèmes de compréhension importants. A cela, des raisons psychologiques : Je, en principe, c’est moi ; auxquelles s’ajoutent des raisons d’ambiguïté, dans la mesure où ce mot, dans un dialogue revoie à des personnages différents
D’autre part, l’histoire que raconte une pièce de théâtre ne peut être appréhendée  qu’au travers de paroles, dont la signification n’est éclairée par aucune autre information : ni récit, ni descriptions. Celles que les didascalies apportent ne concernent le plus souvent  que la mise en scène, mais pas vraiment l’histoire en elle-même.
* Ce qui conduit immédiatement à l’autre spécificité de ce type d’écrits, qui est que c’est un écrit destiné à être joué. Comprendre une pièce de théâtre, c’est la voir mentalement jouée sur scène. D’où l’importance d’être déjà et beaucoup allé au théâtre. Et comme toutes les familles ne peuvent pas forcément y emmener les enfants, il faut que ce soit l’école qui le fasse. Et si l’on m’objecte que ce n’est pas évident dans certaines régions, éloignées des grandes villes, je réponds qu’il existe au moins des DVD de spectacles, que l’on peut projeter en classe. Certes, c’est loin de valoir le spectacle vivant, mais accompagnées de commentaires et d’analyses, cela rend possible un soupçon de connaissance sur le fonctionnement de ce type d’écrits, absolument indispensable.
Tout ceci permet de comprendre que la lecture d’un texte théâtral exige du lecteur un pouvoir permanent de mise en relation  de ce qui est lu avec ce qui a été lu auparavant, beaucoup plus intense encore que pour les autres types de texte.
La compréhension, dès lors, devient une compréhension « à deux étages » : l’étage du sens de l’histoire, ce qui arrive aux personnages, mais aussi l’étage de la mise en scène théâtrale de l’histoire, ce qu’on peut voir et entendre quand elle est jouée. Et c’est dans l’ordre inverse que les choses se passent. La mise ne scène n’est pas un « prolongement » de la lecture, c’est la lecture elle-même.

* On peut dès lors affirmer que plus que tout autre, le texte théâtral exige de comprendre ce qui n’est pas dit. C’est une conduite de lecture essentiellement à base de raisonnement, d’où tout mécanisme est exclu
Deux conséquences sont à tirer de ces constats :
1) Lire une pièce de théâtre, c’est imaginer la mise en scène, et donc la jouer mentalement. Ce qui implique une spécificité du « débat interprétatif » proposé pour tout texte littéraire. C’est à travers les problèmes de mise en scène que l’on peut atteindre la vraie compréhension de l’histoire, comme celle des personnages.
2) Connaître une pièce de théâtre, ce n’est pas seulement connaître son auteur, c’est aussi connaître les interprétations célèbres qui en ont été données, les comédiens qui ont incarné les personnages. Il est impossible aujourd’hui de parler du Tartuffe de Molière, sans évoquer Louis Jouvet, Roger Planchon Antoine Vitez ou Ariane Mnouchkine, Cela s’appelle la culture (la vraie celle de la vie d’aujourd’hui), et cela doit donc être présent dès l’école primaire.
* Mais pour pouvoir se poser ainsi des problèmes de mise en scène à propos d’une pièce, il faut avoir acquis la maîtrise d’objets de lecture, dont l’école, malheureusement, ne parle guère : avoir appris à lire la signification d’un décor , — qui n’est jamais seulement un cadre planté sur scène, mais qui est toujours chargé de symboles signifiants —, celle des costumes, des accessoires, des jeux de lumière et de la bande-son.
Au théâtre, (comme au cinéma) tout est signifiant. Et il faut savoir tout voir, et tout interpréter.

Faire du théâtre en classe : une activité indispensable à l’équilibre des enfants et donc à leur réussite scolaire.

Les bienfaits d’une telle activité en classe ne sont plus à démontrer. Ils sont innombrables.
Mettant en jeu le corps, elle contribue à débloquer les inhibitions,à  installer progressivement confiance en soi et faire reculer la timidité.

Elle permet d’apprendre à accepter le regard des autres et à pouvoir travailler devant eux. Elle est aussi une situation d’apprentissage de la différence entre analyser et juger, et de construction de la notion de « critique constructive ».
Elle est une des meilleures situations d’apprentissage du travail d’équipe et de la coopération
Elle est une excellente situation de découverte de soi, de ses possibilités et de ses limites.
Et comme, en plus, elle est un lieu d’interprétations plurielles, elle est facteur d’ouverture d’esprit et de tolérance.
On retrouve ainsi, de façon particulièrement approfondie, les recommandations des textes officiels, en matière de maîtrise de la langue, notamment « dire un texte en en proposant une interprétation et en étant susceptible d’expliciter cette dernière » et « pouvoir mettre sa voix et son corps en jeu dans un travail collectif… ». Mais elle permet, on le voit, d’aller beaucoup plus loin dans le travail d’éducation qui accompagne nécessairement tout travail d’apprentissage scolaire
On peut dire enfin que le théâtre est une mine d’apprentissages : il permet d’explorer, de découvrir, de partager, de mettre en jeu, d’interpréter, de se donner des intentions, d’inventer, de créer, d’éveiller les sens, d’exprimer des émotions, de développer la sensibilité et l’imagination, d’installer un rapport vivant avec la langue.

Bref, que c’est une activité réellement  indispensable à l’école !