Stella Baruk, le goût des maths, une affaire de langue

Des enfants heureux en cours de maths.
Qui cherchent ensemble. Proposent une solution, puis une autre.
Et n'ont pas le sentiment d'être nuls lorsqu'ils se trompent.
Des élèves de CE1 qui ont l'air de prendre du plaisir à manier les chiffres, à jongler avec les milliers, les millions, à parler savamment de sommes et de produits.
Qui réclament même un deuxième problème à résoudre. Trop facile, maîtresse, le premier !

Petit miracle éducatif en pleine zone d'éducation prioritaire, à l'école Romain-Rolland de Bonneuil-sur-Marne, près de Paris. On le doit à Stella Baruk.
Quarante années que cette chercheuse en pédagogie des mathématiques tient un discours plutôt dérangeant pour les professionnels de l'éducation, mais qui a fini par faire son bonhomme de chemin.
L'échec en maths n'est pas l'échec des enfants, ni même des professeurs, mais celui d'un système d'enseignement qui prouve, depuis au moins trois décennies, son inaptitude à transmettre un savoir.
"Cessons de dire que les élèves sont en difficulté, examinons plutôt ce qui les a mis en difficulté!"

Son enseignement repensé des mathématiques, fondé sur la langue, le sens et la prise en compte de l'erreur, est désormais reconnu dans les plus hautes sphères de l'Education nationale et fait des émules dans le corps professoral, qui constate tout bonnement son efficacité.
Isabelle Casula et Dominique Narme, toutes deux institutrices à l'école Romain-Rolland, peuplée d'enfants venant des nombreuses cités alentours, ont adopté il y a quatre ans la "méthode Baruk". Aujourd'hui, la pédagogue leur rend visite. Comme il se doit en pareille occasion, les enfants sont excités comme des puces. "J'espère que vous verrez tout de même que lorsqu'on fait des maths, c'est un moment détendu…, s'inquiète Isabelle Casula. Des enfants enthousiastes qui, à chaque question, trépignent sur leur chaise en levant le doigt. Et une classe homogène dans la réussite. Tels sont, témoignent les enseignantes, les bénéfices de cette méthode qui, en ce début d'école élémentaire, privilégie l'utilisation des dix doigts, puis d'étiquettes les symbolisant, s'appuie sur une langue rigoureuse et familiarise les enfants avec les nombres sans uniquement suivre leur ordre.

Les deux institutrices ne regrettent pas le temps où elles utilisaient des manuels classiques. "On ne pouvait pas empêcher les écarts de se creuser entre les élèves. A la fin du CP, il y avait un petit tiers d'enfants qui n'aimait pas les maths et pour lequel la numération restait floue. Désormais, "tout le monde progresse ensemble et acquiert des bases solides et larges : on va bien au-delà de 69! On s'amuse déjà avec les grands nombres".

UNE ELEVE PRODIGE
Les mathématiques pour tous, dans le plaisir de la compréhension, pari d'une vie pour Stella Baruk, qui aura consacré toute son énergie, heureusement inépuisable, à lutter contre l'échec scolaire. Une vie qui débute en Iran à la fin des années 1930, dans une famille juive. Père venant de Turquie, mère de Palestine, tous deux profondément imprégnés de la culture et de la langue françaises qu'ils enseignent aux enfants des écoles de l'Alliance israélite. Stella Baruk est une élève prodige qui dévore des bibliothèques entières, excelle en musique, s'arrête d'étudier durant un an tant elle a pris d'avance. Après l'Iran, elle vit en Syrie, puis au Liban où, durant trois ans, elle fréquente le Centre d'études mathématiques de Beyrouth.
A la fin des années 1950, elle choisit la France. "Le pays de la langue que je parlais. Le seul où je pouvais vivre." Et commence à enseigner les mathématiques dans un collège-lycée privé, puis dans un institut médico-pédagogique, auprès d'élèves qui ne réussissent pas en classe. Un beau jour, à l'issue d'un cours sur les racines carrées qu'elle a "préparé au millimètre" un élève lui demande pourquoi elle a dit que la racine carrée de trois était égale à neuf. Stupeur de l'enseignante. "Pourquoi avait-il entendu ce que je n'avais pas dit?"
Elle se refuse à invoquer d'éventuels problèmes psychologiques. Tente plutôt de comprendre ce qui, dans la matière enseignée elle-même, a induit "un autre entendu". Cette amoureuse de la langue française, qu'elle manie merveilleusement dans ses livres, réalise alors : "La formulation supposée claire semblait renvoyer à des notions contradictoires. Pourquoi dit-on racine et pourquoi, pour 3 fois 3, dit-on trois au carré ? Il fallait interroger le mot carré, un mot usé qui ne voulait plus rien dire pour cet élève."
Chez elle, Stella Baruk démarre les cours particuliers, recevant des dizaines d'enfants et adolescents, du CP à la terminale – travail qu'elle tient à poursuivre aujourd'hui, le considérant comme son "laboratoire". "Ils arrivent en miettes, en me disant : Je suis nul, je vaux trois. C'est effroyable!"
La simple évocation de la souffrance de certains enfants, comme cette adolescente qui se couvre de boutons à la veille de chaque interrogation, lui donne la chair de poule. Patiemment, Stella Baruk " répare ", contrecarre la pseudo-fatalité de l'échec, tente, avec bien du mal, de faire entendre aux enfants qu'ils ne sont affligés d'aucune infirmité, qu'ils peuvent faire des maths et sont même souvent doués.
"Je lui ai envoyé une dizaine d'élèves bousillés mathématiquement, raconte le romancier Daniel Pennac. Je n'en ai pas vu un qui ne soit revenu métamorphosé, remis sur pieds. Quand j'en reparlais ensuite avec eux, il apparaissait que c'était une pure affaire de langage, comme toujours en matière de pédagogie. Le langage mathématique unique proposé en classe laisse de côté 20 % des élèves. Elle, elle fait en fonction de chaque enfant."

Tout en rondeurs, en jovialité, avec de grands yeux marron qui vous enveloppent de douceur, la jeune septuagénaire se révèle pourtant animée d'une détermination sans faille, d'une redoutable capacité de révolte, dès lors que l'intérêt des enfants est en jeu.
Comment ne pas produire d'élèves en difficulté? Comment, au lieu de réparer les enfants, faire en sorte de ne pas les abîmer?
Pourquoi tant d'enfants dont l'intelligence fonctionne partout sauf en maths? Peu à peu, de sa " clinique " de cas singuliers, elle tire des invariants de la résistance aux mathématiques, cerne ce qui fait l'empêchement de comprendre, enrichit une sorte de répertoire de ce que les enfants peuvent avoir saisi. Et commence à écrire des livres.
Pour la première fois, des ouvrages de didactique des mathématiques touchent le grand public, se vendent même en supermarché! Echec et maths en 1973. L'Age du capitaine, sur le rôle de l'erreur, en 1985, devenu depuis un classique d'IUFM… Stella Baruk captive les médias. Europe 1 la surnomme " la fée mathématiques ".
Le roi du Maroc, père du souverain actuel, lui concocte un séjour luxueux pour qu'elle propose des pistes de réflexion aux enseignants de ses enfants. Le courrier afflue. Des professeurs de mathématiques qui la remercient d'avoir fait évoluer leur pratique professionnelle. Des parents qui la supplient de recevoir leurs enfants en déroute.

FAILLITE DE L'ENSEIGNEMENT
"La fée mathématiques" vole de conférences en formations. "J'ai l'impression qu'il n'y a pas une ville de taille au moins moyenne en France où je ne sois allée expliquer comment contrer l'échec, comment faire des maths autrement, pour que ça ne se passe pas en termes de rééducation. Où je n'aie expliqué qu'il ne faut plus parler d'enfants qui ont des troubles. Mais plutôt interroger la matière enseignée et la manière de l'enseigner."
Sans compter le Québec, la Belgique, la Suisse, le Portugal, le Sénégal, le Togo… Elle présente sa méthode aux maîtres pour élèves en difficulté, aux professeurs, tous niveaux confondus, aux enseignants des IUFM, aux inspecteurs de l'Education nationale. Aux orthophonistes, même, de plus en plus sollicités pour des rééducations en calcul.
"Signe des temps ", selon la pédagogue, qui dresse dans un soupir accablé le constat de faillite de l'enseignement des mathématiques en France. Combien de familles aujourd'hui engluées dans le circuit maîtres-rééducateurs-psychologues-orthophonistes-cours particuliers?
"Depuis trente ans, cela va en s'aggravant, malgré l'effort épuisant fourni par les enseignants. A force de changements de programmes et d'allégements supposés faciliter leur compréhension, les mathématiques ont perdu leur cohérence, et trop d'élèves n'y comprennent rien, rien, rien! Ils vivent cette matière comme exclusivement destinée à l'évaluation scolaire, à la sélection. Elle exerce sur eux une pression énorme. Dramatique, quand les maths sont intrinsèquement confondues avec l'exercice de l'intelligence. Si on ne réussit pas, c'est qu'on est bête! Adultes, ils en gardent une blessure… "
En quelques années d'école, explique-t-elle, les élèves renoncent au sens en mathématique. Tout le système repose sur une gigantesque simulation. Un test : au primaire, posez ce problème. Dans une classe, il y a 4 rangées de 7 tables. Quel est l'âge de la maîtresse? "Pour les trois quarts des enfants, elle a 28 ans, assure Stella Baruk. Quand je le racontais aux enseignants, ils me disaient tous : Pas mon fils! , puis revenaient quelques jours plus tard m'avouer que oui, leur fils aussi…" A tous les coups, les enfants se précipitent pour effectuer une opération, la dernière apprise en général, sans réfléchir au sens de leur calcul. "Si on leur fait remarquer que ce qu'ils font n'a pas de sens, ils ouvrent de grands yeux : En mathématiques, c'est pas pareil! "

COMME DES "AUTOMATHES"
Sans compter que nombre d'entre eux évoluent, à en croire MmeBaruk, dans un "brouillard numérique incroyable". "Tout cela à cause de l'archaïsme de l'enseignement de la numération. De cette obsession de compter, de la bande numérique! On est constamment dans l'ordinal, on compte, mais il faut aussi être dans le cardinal, donner le sentiment du nombre. C'est ce qui permet ensuite le calcul mental."
Au secondaire, poursuit-elle, trop de leurs aînés écrivent des pages entières sans rien y comprendre, appliquant mécaniquement des formules apprises par cœur, comme des "automathes", terme devenu célèbre. Ce constat peu réjouissant posé, que propose Stella Baruk? Une autre pratique d'enseignement au cœur de laquelle est placée la question du sens.
Et où la langue tient un rôle essentiel. La pédagogue en est à ce point convaincue qu'elle a passé quatorze années, dont quatre quasiment recluse, à rédiger un monumental dictionnaire de mathématiques qui ne se contente pas de définitions, expose l'histoire et l'étymologie des mots, met aussi en regard leur sens dans les langues courante et mathématique. L'outil de travail, aujourd'hui, de bien des enseignants. "Pour faire des maths, il faut comprendre les formulations. Acquérir au plus tôt, apprivoiser, une langue de savoir rigoureuse et spécifique. Il faut oser demander à des petits d'organiser un nombre en somme ou en produit, à des plus grands d'interpréter la solution provenant d'un même quotient euclidien."
Tout cela en expliquant la raison d'être d'une désignation, les interférences avec la langue maternelle pour souligner les relations qui tissent du sens, les polysémies. Trop d'élèves, pense-t-elle, confondent le sens mathématique des mots avec leur signification usuelle. Et de fâcheuses associations se produisent dans la tête des enfants. Le double de cinq? Six, soutenait mordicus un petit, parce que le six double le cinq comme une voiture en "double" une autre…
Autre clé : travailler avec l'erreur, constitutive de l'apprentissage. Là, Stella Baruk retrouve des accents de défenseur des enfants.
Combien, encore, de copies biffées de rouge, d'appréciations perçues comme humiliantes. L'erreur, pour elle, n'a pourtant rien d'infamant. Elle vaut question implicite. Témoigne du fait que l'enfant a compris autre chose que ce qu'on voulait lui faire comprendre. Il faut d'urgence en trouver la raison, faute de quoi l'erreur ne pourra que se répéter. Analysée, dépassée, l'erreur fait donc partie du processus d'appropriation du savoir. Dénonçant "l'obsession française de la note", Stella Baruk implore : "ne notons plus les enfants avant le CE2, ni jamais en phase d'apprentissage d'une nouvelle notion. Si on évaluait les enfants qui apprennent à parler, ils seraient tous bègues! Les premières années d'école sont décisives. On l'oublie pour être immédiatement dans le jugement, voire la prédiction. Imagine-t-on ce que c'est pour un enfant d'entendre dire à 6 ans qu'il est en difficulté, et de construire à partir de cela son identité?" C'est bien là, à ce niveau de l'école primaire, qu'elle appelle à une " révolution douce ". Puisque tant d'incompréhensions des collégiens, et même des lycéens, plongent leurs racines dans une mauvaise maîtrise de la numération. "Depuis Jules Ferry, l'école se trompe sur la façon de l'enseigner. C'est pourtant le socle essentiel pour, ensuite, le travail sur les décimaux, les ordres de grandeur, les fractions, les racines carrées, les puissances de dix, les logarithmes… Il faut que notre système de numération parle aux enfants."
On apprend à un enfant que "trois" c'est 3, "cent" c'est 100, "sept" c'est 7. Comment lui faire ensuite comprendre que "trois cent sept" ne s'écrit pas 31007? "Les mots numéraux sont les seuls mots de la langue à avoir deux écritures, mais c'est celle qui traduit la langue parlée, les mots entendus, qui est première. Il faut donc construire la logique numérique à partir de la langue. Mettre en cohérence le lu, le su, le vu, l'entendu."
Inspecteur de l'Education nationale, Patrick Bernard suit de près une enseignante de CP qui, dans sa circonscription du 19e arrondissement parisien, applique la "méthode" Baruk : "Depuis qu'ils sont nés, les enfants entendent des nombres. Il s'agit de s'appuyer sur cet acquis, ce patrimoine langagier. D'où l'importance de ce qui est oral, de ces renseignements que l'oreille nous fournit. Et plutôt que de craindre l'utilisation des doigts, on en codifie l'usage. La parole et les doigts. Je crois qu'on peut établir cette méthode dès le départ, pas seulement en remédiation . Les enfants sont alors désangoissés. Ils travaillent de manière détendue, comme dans une forme d'évidence restaurée."
Partout, le même discours. Une fois qu'ils se sont emparés de cette méthode, les enseignants se demandent comment ils travaillaient avant. Et l'échec massif en numération, calcul ou problèmes, est un souvenir ancien. Dans les années 1990, deux écoles primaires (dont une située en ZEP) du 14e arrondissement de Paris, ont joué le jeu de cette nouvelle pédagogie avec bonheur. Le professeur des universités en sciences de l'éducation Philippe Meirieu, alors à la tête de l'Institut national de la recherche pédagogique, soutenait l'expérience : "L'Age du capitaine, le fameux livre de Mme Baruk, avait attiré l'attention sur les absurdités d'un enseignement des mathématiques réduit à des opérations sur des nombres traités sans conscience des enjeux intellectuels qu'ils mobilisaient. Elle travaillait depuis longtemps, dans la marge de l'école, avec des élèves en difficulté . Or ce sont toujours les pédagogues marginaux , ceux qui tentent d'éduquer les enfants à problèmes , qui font avancer les choses…"

En Nouvelle-Calédonie, le gouvernement l'a régulièrement sollicitée, depuis 2000, pour former les enseignants. A Paris comme à Bonneuil-sur-Marne, des enseignantes de CP et CE1 constatent que la "méthode" Baruk permet aux enfants de milieux défavorisés de s'emparer eux aussi des mathématiques. Janine Reichstag, professeur à l'IUFM de Créteil, a mené l'enquête, comparé les capacités numériques des CE1 "Baruk" avec celles d'autres CE1 : "La réussite des premiers, bien que situés en ZEP, s'avère nettement supérieure. Et plus intéressant encore : les élèves y sont devenus exigeants en compréhension. Ils posent des questions dans les autres disciplines. " " Pourquoi, alors, ces lettres envoyées aux différents ministres, ces rendez-vous à la Direction des écoles, et des lycées, qui restent sans suite? Très intéressant, lui dit-on invariablement. Mais impossible à mettre en œuvre dans cette machine énorme qu'est l'Education nationale…"
Pourquoi ces expériences dans les écoles qui doivent s'arrêter non pas faute de résultats mais parce qu'un inspecteur change, que le suivant est suspicieux ("N'est-elle pas là pour vendre un nouveau manuel?"), que les financements attendus n'arrivent pas? Stella Baruk a de gros défauts : elle est appréciée des médias, vend énormément de livres (50 000 exemplaires en moyenne par ouvrage) et, surtout, n'appartient pas au sérail. Ni inspectrice générale de l'Education nationale, ni professeur d'IUFM.
Paradoxe, quand ce même "sérail" s'est largement emparé de son travail, comme en convient Jacques Moisan, doyen du groupe mathématiques de l'Inspection générale de l'Education nationale (IGEN). "Mme Baruk, dit-il, a eu le mérite, dès les années 1970, à une époque où effectivement, dans l'enseignement des maths, on cherchait plus un formatage qu'une formation de l'esprit, d'appeler à redonner du sens. Elle a été pionnière, et ses vues sont prises en compte depuis une quinzaine d'années par les cadres de l'Education nationale.Mais la difficulté, c'est la mise en application. Au primaire, il y a un problème de formation des enseignants qui dans leur grande majorité n'ont pas fait d'études scientifiques approfondies. Au collège, un souci lié à l'hétérogénéité des publics. Malheureusement, le réflexe des professeurs, face à des élèves en difficulté est de travailler sur la technique plus que sur le sens."

Bien évidemment, la distinction subtile qu'effectue la pédagogue entre échec d'un enseignement et échec des enseignants, sa dénonciation des corrections souvent vécues par les élèves comme violentes et injustes (allant jusqu'à publication de copies dans ses livres), ne lui ont pas valu que des amis dans le corps professoral… Pour la présidente de l'Association des professeurs de mathématiques de l'enseignement public, Pascale Pombourcq, Stella Baruk radote. "On a pris conscience de ce qu'elle disait mais elle n'est pas venue voir qu'on avait bougé! Son discours est caricatural… même si je ne nie pas qu'au primaire, les choses dépendent de la formation des professeurs des écoles. On n'enseigne bien que ce qu'on maîtrise…"
Janine Reichstag, qui sollicite régulièrement Stella Baruk pour former les enseignants à l'IUFM de Créteil, est convaincue que sa conception d'une "éducabilité" universelle continue de décoiffer. "Elle dit que lorsqu'un enfant ne comprend pas, c'est que quelque chose n'a pas été intelligible au niveau de l'apprentissage. Idée qui n'est pas partagée par la majorité des enseignants, convaincus que l'échec scolaire vient des handicaps socioculturels. Elle tord le cou, démonstration à l'appui, à ce genre d'interprétations. Et elle insiste sur quelque chose qui n'a pas bonne presse à l'école, où l'on multiplie les illustrations : la capacité d'abstraction de l'enfant."
A l'heure venue d'un premier "testament" pédagogique, Stella Baruk lance un énième appel au ministre de l'éducation, Xavier Darcos en l'occurrence, "pour une école première" en mathématiques qui faciliterait la tâche, actuellement impossible, des professeurs de collège. Et regrette que les nouveaux programmes, appliqués dès cette rentrée, empruntent la voie contraire. L'accent y est mis sur l'entraînement systématique, l'acquisition d'automatismes qui doivent permettre de maîtriser au plus tôt techniques opératoires, calcul mental et résolution de problèmes. "La performance en calcul a l'air de prendre le pas sur la compréhension, s'inquiète Mme Baruk. Mais la mémoire ne doit être là que pour retenir des résultats qu'on a appris à trouver par divers moyens. Un automatisme ne le devient qu'après avoir pris du sens. Sinon, il demeure un acquis très précaire."
Elle cherche dans ces programmes les idées nouvelles susceptibles de réduire de moitié en cinq ans le nombre d'élèves en échec scolaire lourd à l'entrée au collège, objectif affiché du gouvernement. N'en trouve guère. "Tout cela me donne l'impression d'une certaine confusion. Il n'y a pas de vision d'ensemble, juste une accumulation de performances, un mille-feuille de notions et de techniques." Rien n'est dit sur la langue, si fondamentale à ses yeux. L'opération (mise à exécution d'une décision prise pour résoudre un problème) ne sera toujours pas distinguée du calcul lui-même. Additions, soustractions, multi plications, divisions seront apprises tour à tour "alors que la logique mathématique et pédagogique voudrait qu'on enseigne l'addition et la multiplication de manière quasi concomitante", assure-t-elle."

XAVIER DARCOS AU DEFI
Comment fera-t-on progresser les enfants en calcul mental si les nombres ne sont pas représentés de façon sensible dans leur imagination? Pourquoi fixer des paliers d'apprentissage à 100, à 1000, comme autant de phases initiatiques, alors qu'il s'agit de comprendre le processus d'écriture numérique, et que savoir écrire un nombre à trois chiffres, c'est savoir les écrire tous? Pourquoi rester dans une approche purement ordinale du nombre, dans le compter-compter-compter archaïque de l'école primaire?
Stella Baruk ne comprend rien à cette "immobilité passéiste". "Plutôt que de tenter d'en revenir, avec sa réforme des programmes, à l'époque de Jules Ferry, où ce n'était pas des mathématiques que l'on enseignait et où l'arithmétique, règle de trois comprise, valait aux enfants tant de bonnets d'âne..", elle met au défi Xavier Darcos de lui confier une mission de formation, qui ferait la preuve qu'un autre enseignement est possible. "Je ne me prends pas pour Jeanne d'Arc mais je crois que je peux faire avancer les choses. Avec ce que je propose, dans une classe entière, il n'y a pas un échec en numération. Pas de cours supplémentaires le samedi, de stages à Pâques, autant de dispositifs censés aider les enfants mais qui en fait les enfoncent en les montrant du doigt. J'affirme que tous les enfants sont capables de faire des maths jusqu'au bac." Lui permettra-t-on de le prouver?
Pascale Krémer