La lutte contre l'école maternelle ne date pas d'hier.
Durant mes cinquante-deux ans de carrière, j'ai vu renaître périodiquement l'inquiétude sur l'avenir de cette école. C'est presque toujours sur elle que l'on a cherché à faire des économies (sur la formation aussi du reste !), au nom d'arguments divers, plus ou moins nobles, dont les deux derniers entendus ont été :
1- Maintenant que les professeurs des écoles sont formés à Bac +5, on n'a vraiment pas besoin de tant de culture pour essuyer des petits derrières de 3 ans...
2- Au moins à la crèche, il y a un adulte pour 8 enfants... C'est loin d'être le cas à l'école maternelle, et puis, à la crèche, on n'est pas obligé de se lever de bonne heure pour amener le gosse à 9heures !!

Passons sur le caractère plus ou moins joli de ces arguments et revenons aux propos du fameux Julien Dazay. Dans son interview au Figaro, il dit ceci :
Depuis la loi d'orientation de 1989, les choses sont amibiguës : la classe de Grande Section est soit rattachée au cycle 1, soit rattachée au cycle 2. Cela dépend des inspecteurs, des enseignants, du projet d'école....

Mais il n'a rien compris à rien le Julien Dazay !!
S'il s'était tant soit peu renseigné, il saurait que c'est précisément un des meilleurs aspects de cette loi d'orientation de 89 (une des meilleures loi que l'école ait connues). Le fait que la Grande Section appartienne — non point soit au cycle 1 soit au cycle 2 — mais à la fois aux deux cycles, était le meilleur moyen d'éviter la rupture "école maternelle-CP", responsable, on le sait, de pas mal d'échecs à l'école primaire. En faisant de la grande section d'école maternelle, le lien entre les deux "écoles", la loi obligeait les enseignants des deux côtés à travailler ensemble et à constituer ainsi le grand cycle des apprentissages premiers
Il est vrai qu'il aurait fallu pour cela que nos amis IEN jouent tous le jeu et aident les écoles à fonctionner effectivement en cycles. Ce fut loin d'être le cas : j'ai personnellement entendu un de ces collègues IEN affirmer sans vergogne à l'époque : "Il est urgent d'attendre, pour mettre cette loi ridicule en application !", propos qui ont de toute évidence été largement suivis par leurs collègues, mis à part, quelques égarés qui travaillaient avec la Recherche Pédagogique : comme on le sait, le travail par cycles n'a jamais été vraiment mis en place dans les écoles, à part, bien sûr, quelques écoles bizarres où sévissaient des enseignants ayant compris le sens de cette loi et que soutenaient des IEN de la même eau.

Autre contrevérité éclatante de ce monsieur :
L'un de ses reproches majeurs est que l'école maternelle resterait encore trop considérée comme une garderie et qu'elle ne serait pas un lieu d'apprentissage.
Il en accuse la loi d'orientation de 1989, ce qui est véritablement un comble : la loi de 89 est en effet la première qui a osé appeler l'école maternelle : "le cycle des apprentissages premiers", et qui a enfin fait disparaître le fameux "pré-" qui en précédait le nom depuis qu'elle existe : les "pré-apprentissages", la "pré-lecture", le "pré-calcul"... j'en passe et des meilleurs. Contrairement aux propos du poète, — et en tout cas, pour l'école maternelle, le bonheur n'est point dans le "pré-". depuis 1989, à l'école maternelle on ne fait plus de la "pré-lecture", on lit (hélas, ce n'est plus très sûr, avec les nouveaux programmes !!)
C'est avec cette loi que l'école maternelle est devenue la première étape de l'école, d'une vraie école, d'une école à part entière.
La seule chose vraiment intéressante du rapport Bentolila, c'est qu'il demande qu'elle soit obligatoire dès 3 ans. Il est vrai que, chez lui, cette intelligente proposition s'accompagne de tant de platitudes sur les contenus, qu'on voit mal à quoi elle pourrait servir.

Poursuivons la lecture des propos de Julien Dazay.
Les objectifs à atteindre sont trop flous. l'enseignement se fait, non par disciplines, mais par "domaines": "savoir s"exprimer", "vivre ensemble", "découvrir le monde", domaines qui recouvrent l'histoire, le calcul etc.
On rêve ! Comment un ancien instituteur, devenu IEN, — donc, en principe quelqu'un qui connaît l'école et les enfants —, peut-il dire de telles sottises ? De toute évidence, il n'a jamais ouvert un ouvrage de psychologie des enfants...! Il semble ignorer que la notion de disciplines d'enseignement est une notion abstraite : les disciplines d'enseignement sont des grilles de lecture du réel et n'ont rien à voir avec la vie et l'expérience des petits. Une telle notion a donc besoin d'être construite par les enfants, pour être vécue. C'est pour cela que l'école primaire (et a-fortiori la maternelle) n'a pas d'enseignants différents selon les disciplines : une de ses missions, parmi beaucoup d'autres, est d'aider précisément les enfants à comprendre ce que peuvent signifier ces mots étranges, géographie, maths, histoire, qui ne correspondent à rien dans la vie de tous les jours...
Monsieur Julien Dazay semble bien n'avoir jamais entendu parler des travaux de Jean-Pierre Changeux, qui a mis en évidence, il y a quelques vingt-cinq ans, l'importance d'une stabilisation précoce des synapses, chez les enfants, afin de développer leurs capacités à apprendre. Ce sont ses travaux qui nous ont appris que leur stabilisation ne peut se faire que si l'enfant, dans des situations réelles, ludiques ou sociales, est confronté à des problèmes, notamment en matière de motricité, ce qui fait de l'éducation motrice la "discipline" la plus importante, et de loin, à l'école maternelle.
Entre deux et six ans, c'est dans la résolution de problèmes moteurs que l'intelligence se développe.

Donc, loin d'être un lieu où on commencerait à apprendre les maths et la géographie, l'école maternelle, le cycle 1 qui constitue, avec le cycle 2 dont il est inséparable, le cycle des apprentissages premiers, n'a pas, contrairement à ce que l'on a cru longtemps, comme tâche de construire des savoirs, mais de construire des outils nécessaires à la construction de savoirs, ceux qui feront l'objet des apprentissages du cycle 3
C'est ce que les adversaires de la pédagogie refusent de voir, avec la mauvaise foi qui les caractérise : dire que les enfants construisent les savoirs n'a jamais signifié qu'ils les sortent par magie d'eux-mêmes !
Pour que des enfants puissent apprendre, il faut qu'on les ait aidés à construire leurs outils. et donc, la tâche des cycles 1 et 2, devient dès lors de permettre à tous les enfants de développer :

* leur motricité et leurs pouvoirs sensoriels, où, on le sait aujourd'hui, se construisent l'essentiel des capacités intellectuelles, outil qui représente la discipline la plus importante à cet âge..
* leur pouvoir de communication, orale et écrite (oral, lecture et production d'écrits). Où l'on voit bien que la lecture, pour importante qu'elle soit, n'est pas le seul contenu d'enseignement de cette période ;
* la pensée scientifique, c'est-à-dire la forme de pensée qui procède par hypothèses et a besoin de vérification (ce que Descartes appelle le « doute méthodique »), indispensable à tous les apprentissages ultérieurs, et notamment à la lecture, facteur essentiel de tolérance et d’ouverture d’esprit, dont on sait bien qu’il est complètement étranger aux formes spontanées de l'esprit humain et qui doit donc être mis en place le plus tôt possible ;
* le pouvoir d'abstraire, c'est-à-dire de repérer des propriétés abstraites communes à des objets concrets différents en apparence, pouvoir indispensable à n'importe quel savoir disciplinaire, notamment en mathématiques, mais aussi en lecture et dans la construction de tous les savoirs scolaires et non scolaires ;
* la prise de risques calculés et la créativité,, indispensables à la sensibilité artistique, à l’autonomie, et même à la réussite en tous domaines, dont on peut dire, sans risquer l’erreur, qu’elles font cruellement défaut aux adultes que nous sommes...
* la motivation des apprentissages, c'est-à-dire, la réponse à la question fondamentale: “à quoi ça sert d'aller à l'école?”. Sur ce point, c’est l'ambiance de la classe, la pédagogie de projets et la prise en compte des enfants et de leurs savoirs-déjà-là, pourront atteindre cet objectif.

Sans ces acquis, il est hautement probable que les enfournements de savoirs issus du fameux socle glisseront sur les enfants comme eau sur les plumes d'un canard, fabriquant à l'envi les échecs de tous ceux qui n'auront pu les acquérir chez eux.
Même si on ne lui donne pas toujours les moyens d'atteindre ces objectifs, l'école maternelle contribue déjà fortement à ouvrir l'accès à ces compétences, pour un très grand nombre d'enfants. Et, si l'on pense qu'elle doit s'améliorer, c'est évidemment par une augmentation de ses moyens, et notamment de ses moyens en formation, qu'elle pourra le faire.

Monsieur Julien Dazay peut toujours affirmer qu'il aime l'école maternelle et qu'il tient ses propos pour la sauver, il me semble difficile d'admettre que sa suppression pourrait permettre de lui fournir les moyens qui lui manquent...
Si quelqu'un peut éclairer ma lanterne sur ce point, je suis très preneur !