Ne nous y trompons point : l'école est au cœur d'une immense contradiction. Chargée de diffuser le savoir, elle est donc automatiquement amenée à diffuser du pouvoir.
Or, elle fut créée, à l'aube des temps dits civilisés, par des «qui avaient le pouvoir», et qui étaient évidemment des «peu enclins à vouloir le partager».
Cette contradiction fonctionne depuis des siècles comme un «virus» au sein de l'Institution, dont l'effet consiste à contraindre l'Ecole à réussir... pas pour tout le monde, et en triant avec soin les élèves qui le méritent.
Et ceci, bien sûr, à l'insu du plein gré des enseignants, pour reprendre une formule plaisante bien connue.
Mais je crois profondément qu'on aurait tort de voir là une fatalité, et plus encore de se résigner à ce que l'école ne réussisse que pour ceux qui n'ont pas vraiment besoin d'elle.
Même si cela doit prendre encore des décennies — ou plus —, il faut enfoncer le clou et redire avec obstination que nous, les enseignants, sommes plus libres que nous le croyons, et que, pour un coût très minime, des solutions sont à notre portée, que je résumerai par ces deux formules : travailler autrement et avec tout le monde.

TRAVAILLER AUTREMENT.
Les enseignants portent sur eux, par la formation qu'ils ont reçue depuis des lustres, le poids d'une tradition, devenue quasiment une seconde nature, selon laquelle faire la classe, c'est faire des cours. Des cours qui sont bâtis selon une organisation apparemment cartésienne, fort convaincante, qui convainc totalement une bonne partie de l'opinion publique, si bien que toute remise en question de cet ordre dégage le parfum de scandale que Laurent a si fortement analysé dans son commentaire.
Or, faire des cours magistraux qui prétendent transmettre les contenus à apprendre a pour effet d'être avant tout un excellent filtre social, destiné inconsciemment, mais réellement, à limiter les dangers d'une diffusion trop massive des savoirs.
Ceci pour deux raisons :
1- Ils exigent des élèves, d'avoir, pour en tirer profit, une attention auditive (du reste, on demande constamment aux élèves d'être attentifs et d'écouter...). Il leur faut donc avoir un "profil d'apprentissage" de type auditif, dont on sait qu'il est très rare dans la population, laquelle est majoritairement de type visuel.

2- C'est une parole qui reste largement abstraite, notamment pour les élèves appartenant à des milieux "ouvriers" — au sens de "qui travaillent de leurs mains" — et pour qui seul compte ce qui est "agi" de façon concrète. Elle élimine ainsi une bonne partie de la population scolaire... précisément celle que l'on ne souhaite pas voir ailleurs que là où elle est.

* Travailler autrement, cela signifie donc d'abord : faire travailler les enfants avant de leur "transmettre" ce qu'ils ont à apprendre, pour que ceux-ci puissent d'abord s'étonner, se poser des questions, et découvrir que ce qu'ils savent ou croient savoir, n'est peut-être pas aussi sûr qu'ils ne le pensaient. Il faut s'être posé des questions pour qu'une explication soit intéressante, et qu'elle accroche l'attention !

* Travailler autrement, c'est aussi prendre en compte les stratégies et croyances des élèves, si erronées soient-elles, comme j'ai tenté de le faire pour le petit François du billet précédent. C'est prendre les élèves au sérieux, et les traiter en partenaires respectables et dignes de notre aide. C'est savoir que leurs erreurs sont normales (s'ils savaient déjà, ils n'auraient pas besoin d'être à l'école !). C'est aussi avoir sur eux un regard positif : chercher à voir ce qu'ils savent et non ce qu'ils ne savent pas. Du reste, on sait bien que l'on ne peut apprendre que si l'on sait... que l'on sait déjà un peu. Ce que je ne sais pas du tout ne m'intéresse jamais.

* Travailler autrement, c'est encore redonner à l'évaluation sa véritable fonction, qui est de mesurer les progrès de l'élève et de permettre de réajuster le travail d'enseignement.
Toute évaluation devrait être suivie d'une régulation collective destinée à prendre des décisions pour la suite du travail : compte-tenu des résultats observés, comment allons-nous travailler maintenant ? Sur quoi, prioritairement et sous quelles formes ?
Une évaluation n'a à comporter ni jugement sur la personne, ni jugement sur la performance. Ce qui est évalué, ce sont les compétences que la performance révèle.
Et «corriger des copies», c'est repérer les indicateurs de compétences qu'elle contient, pour développer ces compétences. Ce n'est pas poser une note justifiée par le nombre de «fautes» soulignées. Pour être utile à l’élève, la «correction» magistrale, la part du maître, devrait se faire sur le brouillon avant édition. Après édition, après mise au propre, elle n’a d’utilité que pour le carnet de notes du maître. Parler de valeur d'une «copie» hors d’une situation d’examen n'a strictement aucun sens !

ET AVEC TOUT LE MONDE.
Ce n'est pas en isolant les enfants, prétendument pour les «soutenir», qu'on les aidera à réussir.
Pour pouvoir vraiment travailler autrement, il faut enfin oser secouer un dogme absolu, celui du travail toujours individuel.

En classe, tout se fait individuellement, même le cours qui a l'air d'être proposé à toute une classe, est conçu en réalité comme si cette classe n'était qu'une seule et même personne : somme d’individus, monades identiques, réunis au coude à coude pour écouter, c’est plus commode pour le professeur,
C'est du reste pour cela que l'hétérogénéïté est si mal acceptée par la majorité des collègues.

Les exercices, les interrogations au tableau, les productions, tout doit être fait tout seul, et surtout sans regarder sur le voisin, faute impardonnable et sévèrement punie... !
Or, ainsi organisé, le travail devient, lui aussi, un filtre social parfait : ceux qui réussissent, ce sont les «meilleurs», ou plus précisément, ceux qui ont chez eux suffisamment de richesses culturelles et langagières, pour avoir acquis des stratégies et des repères, que les autres ne peuvent avoir.
Hormis de rares exceptions qui confirment en général la règle (la richesse en question vient alors d'ailleurs... mais pas de l'école !), les difficultés et les échecs se retrouvent toujours du même côté de la Société, même si ce détail est délibérément enfoui sous des explications d'ordre personnel, — bien commodes et bien dé-responsabilisantes pour le système — travail insuffisant, « paresse » et « dons » absents.
C'est cette habitude qu'on peut — et qu'on doit — modifier, pour admettre qu'un moment d'apprentissage ne peut être efficace que s'il est conçu comme une situation-problème à résoudre en petits groupes, hétérogènes de préférence, où les différences qui séparent les enfants vont être, à la fois source d'enrichissement pour chacun d'eux, et lieu de construction de leur personnalité.
Contrairement à une opinion mal bâtie, mais fort répandue, c'est en travaillant avec d'autres, des pairs, que chacun se forge une personnalité propre.
C'est aussi dans ces situations que la confiance en soi peut se construire, sans laquelle nulle réussite individuelle n'est possible.
Il faut, en effet, y insister : ce qui doit être individuel, c'est le résultat, pas le travail pour l'obtenir.

Le travail de groupe, à condition d'être organisé avec la plus grande rigueur, est encore le lieu où peuvent se construire l'esprit de coopération et la maîtrise des stratégies à mettre en œuvre pour aider les autres, compétences qui font si cruellement défaut à notre génération.
Mais surtout, lieu de responsabilité réelle, mais partagée, le travail de groupes — tout comme la classe coopérative, et toutes les autres formes de "travail ensemble" — permet de s'approprier petit à petit cette responsabilité : c'est lourd et souvent traumatisant, la responsabilité... Il est donc essentiel qu'elle soit d'abord partagée pour que les enfants apprennent à l'assumer.
Contrairement à ce qu'on semble croire, la responsabilité ne pousse pas automatiquement comme la barbe au menton des garçons : elle doit s'apprendre, et c'est loin d'être facile.
Comme l'Ecole n'a jamais prévu cet apprentissage, et qu'elle s'est toujours bornée à l'imposer, rien d'étonnant à ce que les adultes que nous sommes aient tant de mal à se comporter en êtres responsables !

Rien de tout cela n'exige de grands frais, d'autant plus que, mises en place, ces pratiques économiseraient les deux heures de « soutien personnalisé », si inutiles et très probablement nuisibles à la majorité de ceux qui vont en « bénéficier ».

M’objecte-t-on que les collègues auraient besoin d'être aidés pour effectuer de tels virages ?
Qu’à cela ne tienne ! Ce pourrait parfaitement être le rôle des collègues spécialisés, — les RASED, — dont la tâche serait beaucoup plus efficace auprès des enseignants qu'auprès des élèves.
Au lieu de les supprimer, décision stupide et criminelle, c'est à l'aide — très personnalisée, cette fois — des enseignants qu'il faudrait les inviter à se consacrer: en classe, on a TOUS besoin d'un regard extérieur sur ce qui se passe, tous besoin d'un spécialiste qui sache analyser les réactions des élèves, tous besoin de quelqu'un qui ait d'autres idées sur la manière d'aborder les contenus à enseigner.
L'isolement de l'enseignant dans sa classe est une des causes majeures de l'échec scolaire. Pour les enseignants aussi, c'est ensemble qu'il faut travailler.

C'est la nouvelle mode, aujourd'hui, dans les médias, que de faire état d'actions exemplaires de solidarité, ici ou là... Excellente chose, dont le rôle est peut-être de tempérer un peu la formidable école d'égoïsme qu'est notre société libérale...
Avouez que ce ne serait pas mal, que cette mode envahisse un peu l'Education Nationale...!