1- Un peu de clarté sur ces notions : expliquer et argumenter.

Clarifier les notions sur lesquelles on veut travailler, c'est le premier travail d'un enseignant avant sa préparation.
Et quand on cherche à mieux comprendre ce que cachent ces termes, on est amené à leur ajouter un troisième : justifier. C'est sans doute, en effet, le verbe le plus fréquent dans les consignes scolaires, du moins, là où on s'intéresse plus au raisonnement qui a conduit l'élève à sa réponse, qu'à la réponse elle-même.

Il faut rappeler que l’on ne communique jamais pour dire, mais pour agir sur ceux avec qui on communique.
Ces trois verbes, expliquer, argumenter et justifier, correspondent ainsi à trois types d’action possibles sur un partenaire de communication, actions que l’on peut regrouper en deux domaines distincts :

L’explication, (qui vient d’un mot latin signifiant « déplier, dérouler »), a pour but de permettre au partenaire de comprendre un phénomène, un événement, un comportement etc. en éclairant les liens de cause à effet qui les unissent à d’autres phénomènes ou événements, ceci pour qu’il puisse agir grâce à cette compréhension.
L'explication est donc une action de parole qui appartient au domaine des faits, et requiert à la fois une grande rigueur de raisonnement, mais aussi la prise en compte du pouvoir de comprendre du partenaire en question. Quand on explique, il faut que l’autre comprenne. Et chacun a des entrées différentes pour cela. C’est pourquoi, il faut avoir diverses stratégies pour expliquer. Si l’on n’a qu’une seule façon de le faire, on est presque toujours inefficace… (c’est là un important problème de formation des enseignants — un peu trop oublié, me semble-t-il !).
C'est dans cette direction de la diversité des formes et des démarches d'explication que le travail devra être orienté. Il n'y a jamais une seule façon d'expliquer : doivent varier les formes utilisées et le vocabulaire choisi, les soutiens au discours (tableaux à commenter, dessins ou photos, exemples vivants ou plaisants, etc.), l'organisation du discours, etc. etc.

L’argumentation et la justification ont en commun de viser non la compréhension du partenaire, mais son adhésion. Elles appartiennent donc l’une et l’autre à un domaine moins objectif, celui de l’opinion, qui gère des valeurs.
D’autre part, l’une comme l’autre utilise le raisonnement, tout comme l’explication, mais contrairement à celle-ci, ce n’est pas pour relier deux faits, mais pour défendre une affirmation.
Du point de vue du langage, la différence entre argumenter et expliquer, c’est la différence entre «parce que» et «puisque». Ainsi, là où on a pu dire : « Pierre prend son parapluie parce qu’il pleut », on peut ajouter : « il doit pleuvoir, puisque Pierre a pris son parapluie ! ». Le fait (la prise de parapluie) sert d’argument pour justifier l’affirmation selon laquelle il pleuvrait.
On découvre, alors, qu'entre ces deux verbes : « argumenter » et « justifier », qui correspondent à des activités de raisonnement très proches, la différence est, en fait, une différence d’orientation : quand je dois justifier mon affirmation, cela veut dire que je dois la défendre. L’orientation est de l’ordre de la défense quasi personnelle : je dois rendre compte du raisonnement qui m’a conduit à dire ce que j’ai dit. C’est, notons-le au passage, l’activité n°1 d’un apprentissage, et c’est pour cela que très souvent, on demande aux élèves de « justifier » leur réponse : savoir, ce n’est pas donner la bonne réponse, c’est avoir fait le bon raisonnement qui y a abouti, et c’est lui que l’enseignant doit vérifier.
Si j’argumente, en revanche, je n’ai pas vraiment à me défendre, je dois seulement renforcer mon affirmation pour que les autres y adhèrent plus volontiers, donner des arguments, c’est-à-dire d’autres affirmations incontestables ou moins contestables qui la soutiennent.

2- Les objectifs et les orientations d’un travail sur ces notions.

Ce qui se dégage en premier de ce qui précède, c’est qu’il est impossible de travailler en même temps les deux notions, expliquer et argumenter.
Et il va de soi qu’on travaillera d’abord sur l’explication, plus accessible à des enfants jeunes.
* L’explication.
C’est un travail transversal à toutes les disciplines, dont l’objectif doit être de faire apparaître à la fois ce qui est commun à toutes, et ce qui est spécifique à chacune d’entre elles : on n’explique pas de la même manière un fait scientifique, historique, littéraire, ou un comportement de la vie courante…
Expliquer étant une mise en relation de cause à effet entre deux faits, il faudra aussi faire apparaître assez vite, que ce lien de causalité (le premier fait est la conséquence du second qui en est la cause) peut souvent être une hypothèse.
Hormis les domaines scientifiques largement démontrés (par exemple : « c’est la chaleur qui est la cause de la fonte de la glace… »), dans la plupart des autres domaines, il s’agit très souvent d’une hypothèse, à coup sûr provisoire, qu’il est toujours prudent d’accompagner d’une formule comme « peut-être » …
Cette habitude du "peut-être" est au cœur de la formation de l’esprit scientifique, de ce que Descartes appelait le «doute méthodique». C’est pourquoi, il est nécessaire de l’aider à s’installer très vite dans l’esprit des petits.. . et des grands, d’autant plus qu’il est la base même de toute formation morale. Or, c’est une attitude d’esprit très opposée au mouvement spontané de l'esprit humain. Pour un petit, (et pour pas mal de grands), ce qu’il a vu, entendu, ou croit, est toujours certain. Or, ce qu’il doit apprendre, (et que tant d’adultes n’ont toujours pas appris !), c’est que rien, jamais, n’est évident.

L’autre aspect essentiel à faire découvrir, c’est la différence entre un lien de causalité et un lien chronologique : ce n’est pas parce que deux faits se suivent que le premier est la cause de l’autre. Or, comme on sait, cette erreur est très répandue, et pas seulement chez les enfants. C’est, du reste ce qu’on appelle la superstition… !
C’est donc sur cette différence qu’il faudra orienter le travail de découverte des enfants, et donc les faire travailler sur des successions de faits dont les uns ont entre eux des liens de causalité, et les autres, aucun.
Rien n’empêche que l’on choisisse des exemples où la confusion peut faire rire. Comme racontait une célèbre psychologue : « Même si l’on voit que, chez les bébés, l’intelligence progresse en même temps que la taille de leurs pieds, il vaut mieux ne pas en conclure que ceux-ci sont la cause de celle-là ! ».

* L’argumentation.

Beaucoup plus difficile, son apprentissage devrait commencer par la pratique de la justification, dès l’école maternelle, puis au cycle 3, par la prise de conscience des stratégies à mettre en œuvre, le tout, de manière très progressive, pour, bien évidemment, se poursuivre au collège.
La grosse difficulté de l’argumentation réside dans la validité des arguments, c’est-à-dire des affirmations censées renforcer l’affirmation première. Souvent le lien prétendument logique qui unit la thèse et l’affirmation censée la soutenir, n’est qu’apparemment logique et oublie des aspects du problème qui faussent le raisonnement.
Par exemple, affirmer que telle forme d’apprentissage de la lecture est excellente, et utiliser comme argument le fait que l’on a appris soi-même ainsi et qu’on a réussi, ne peut être considéré comme un raisonnement valable dans la mesure où d’innombrables facteurs, autres que la manière d’enseigner la lecture, peuvent expliquer la réussite.
Toute affirmation en effet repose sur des présupposés, qui sous-tendent les affirmations qui le constituent (et que l’on nomme les prémisses du raisonnement).
Dans l'exemple ci-dessus, on repère deux présupposés non explicites :
1- celui qui parle est représentatif de la population tout entière
2- la réussite en lecture dépend uniquement de la méthode d'enseignement de la lecture utilisée par l'enseignant.
Il est facile de voir que ces présupposés sont plus que contestables et fort contestés.
Autre exemple : lorsqu’on compare les performances en lecture de groupes d’enfants différents, sans préciser ce qu’on entend par « savoir lire », la comparaison na plus aucune valeur.
C’est donc la validité des prémisses d’un raisonnement qui doit être au cœur d'un travail sur l'argumentation, validité elle-même dépendant des présupposés qui les sous-tendent et qu'il faut apprendre à repérer.

On peut donner comme exemple de travail en classe, celui qui a été effectué dans un CM2 toulousain, il y a quelques années... (un peu plus en réalité !)
Il se trouve que cette année-là, la classe était littéralement divisée en deux clans ennemis au sujet de la chasse, sport fort pratiqué dans la région. En récréation, les défenseurs et les adversaires en venaient aux mains.
Il a fallu agir.
Le maître eut alors l’idée d’organiser un procès de la chasse, un vrai avec partie civile, avocats de la défense et procureur. Ce qui fut une excellente occasion de faire quelques découvertes sur le fonctionnement de la justice française, — et pour le maître, de découvrir que les séries télé policières avaient permis à beaucoup d’avoir déjà quelques connaissances sur ce sujet —… Comme quoi …
Le travail a commencé par une recherche intense de documentation sur les arguments qui défendent la chasse et ceux qui la condamnent.
Chercher de la documentation est le premier travail dans l'organisation d'un débat en classe : ce n’est jamais, en effet, dans sa tête qu’on cherche des arguments et des idées, mais dans des documents : cela s’appelle être honnête !!
La collecte d’arguments s’est effectuée par les enfants en petits groupes, puis elle a été mise en commun par affichage…
Mais ayant bien conscience que l'un des objectifs majeurs d'un tel travail est de faire découvrir qu’une opinion n’est valable que si l’on connaît les autres opinions sur le sujet et si l’on sait y répondre, le maître a eu l’idée — assez remarquable à mon sens — de proposer, pour la distribution des rôles, un jeu auquel les enfants ont adhéré avec curiosité, celui d’inverser l’ordre attendu des opinions : ce sont ses adversaires qui ont eu la charge de défendre la chasse, et ses défenseurs, celle de l’accuser.
Les enfants se sont pris au jeu, et ont fort bien joué leur rôle, après avoir lu et relu les documents relatifs à leur nouveau rôle.
Le débat qui a suivi (indispensable travail de métacognition) sur la manière dont ce jeu avait été vécu, a fait apparaître quelque chose de très positif : les enfants ont reconnu qu’ils n’avaient certes pas changé d’opinion, mais ont-ils dit : on a mieux compris pourquoi les autres ne sont pas d’accord avec nous…

Ils avaient découvert un aspect essentiel des problèmes de conflits : que les opinions dépendent non d'une vérité quelconque, mais du point de vue auquel on se place. En fait, ce n’est une question ni de vérité ni d’erreurs, mais de manière de poser le problème et de présupposés du raisonnement.
Mais comme le point de vue auquel on se place est le plus souvent d'ordre très personnel, dépendant de la culture, des modes de vie, du passé, des données matérielles, il devient alors impossible de traiter l'autre en ennemi. Celui-ci est devenu seulement différent. Une différence que l'on ne peut nier, et qu'il faut bien admettre...
On a ainsi gagné un fameux degré de culture supplémentaire, et, — qui sait ? — , entr'ouvert peut-être une petite porte vers la paix ?

C'est un jeu qui en vaut sans doute la chandelle... non ?