La scène qui m'a été rapportée est celle-ci.
L'enseignante a proposé aux petits une série de dessins, tirés du cahier d'exercices de sa méthode de lecture, et représentant un livre, une école, un domino, une glace, etc...
En bonne institutrice, elle a commencé par vérifier la compréhension du sens de ces dessins, ce qui lui a permis de constater que cette compréhension est loin d'aller de soi : plusieurs enfants avaient interprété le dessin de l'école comme celui d'une cour, (ce qui était parfaitement plausible). L'image est toujours polysémique ; mais ce n'est que rarement compris à l'école...
La consigne était de prononcer chacun de ces mots en frappant dans ses mains pour compter le nombre de syllabes, qu'il fallait ensuite noter sur le cahier d'exercices.
Les petits bouchons se sont donc appliqués à prononcer "livre" en frappant dans leurs mains. Et, bien sûr, ils n'ont, pour ce mot, frappé qu'une seule fois : personne jamais ne prononce li-vre — même à Toulouse ; pour "glace", on ne frappe qu'une fois aussi, donc une seule syllabe. Quant à "école", ils ont observé qu'ils devaient frapper deux fois ; il ont donc noté deux syllabes, comme chacun d'entre nous, parisien ou toulousain ou tout autre francophone, aurait fait.
Ils ont eu FAUX.
Même si l'enseignante a la gentillesse de dire que ce n'est pas grave de se tromper (ce qui est très bien), il n'en reste pas moins que l'on confirme ainsi que l'enfant s'est trompé (alors qu'il n'en est rien) et les dégâts causés par ce genre d'affirmation sont toujours graves. La personne qui a assisté à la scène m'a raconté le visage, à la fois stupéfait et bouleversé déjà, des petits qui ne comprenaient pas pourquoi ils avaient faux.
En fait, ce qu'ils ont vu, c'est surtout la preuve de leur propre bêtise. C'est ainsi que l'on pouvait assister, et en direct, à la mise en place tranquille et sans doute irréversible, d'un sentiment d'indignité scolaire, terreau fort efficace pour les non-motivations futures, que les prétendus spécialistes de l'école attribueront plus tard à une non moins prétendue baisse de l'autorité.

Je disais lors de mon billet de 2007 :
Où les intégristes du langage ont-ils entendu que dans le mot "Brice", il y ait deux syllabes ???
Il n'est que d'écouter tout simplement les gens parler : même à Toulouse ou à Marseille, dans la phrase "Brice est bien parti", on n'entend qu'une seule syllabe pour le mot "Brice", alors qu'on en entend deux, dans "Brice n'est pas encore parti".
Si la prononciation varie ainsi pour un même sujet parlant, c'est qu'elle ne correspond pas à une règle absolue.
(...) Le rythme de la phrase parisienne est très différent de celle du Marseillais, ou du Québécois, et c'est un des charmes de l'oral que cette variété chatoyante, révélatrice de l'identité de chacun, et si précieuse... Critiquer, voire, persécuter comme je l'ai vu faire si souvent, les prononciations prétendument déviantes est, à coup sûr, une forme très perverse de la xénophobie.
Bravo l'école ici, pour ses efforts de formation morale à l'ouverture d'esprit et à l'amour des différences !


Le lendemain : bien sûr, on révise le travail de la veille, et on ajoute quelques autres exemples : livre, plage et mur. Les enfants qui ont retenu la leçon d'hier trouvent deux syllabes dans livre et dans plage, ce qui est déjà bizarre, au regard de la réalité du langage... Plus bizarre encore : ils en trouvent aussi deux dans "mur"...
Etonnement agacé de la maîtresse, qui juge ces enfants inattentifs.
S'ils ont entendu deux syllabes dans "mur", ce n'est pas par inattention, c'est parce qu'ils ont raisonné au contraire. Ce qu'ils ont retenu de la "leçon" de la veille, c'est : "là où moi, j'entends une seule syllabe, je me trompe et je sais maintenant qu'il faut dire qu'il y en a deux. Donc "mur", deux syllabes, comme dans livre, plage où on dit qu'il y en a deux, même si je n'en entends qu'une !!

Cette scène pose au moins trois problèmes.
1- Dire à ces enfants qu'ils se trompent, alors qu'il n'en est rien, ce n'est pas seulement leur dire un erreur, c'est les mettre dans une difficulté quasi insurmontable, dont la seule issue est d'être convaincus qu'ils ne comprennent pas ce qu'on leur a dit, qu'ils ne sont donc pas capables de comprendre, qu'ils sont donc des mauvais élèves.
Dès qu'il s'est habitué à cette idée — comme disait ma grand-mère : "Une petite honte, c'est vite passé" —, l'enfant s'installe dans l'échec, et ne tarde guère à s'en faire une fierté.
Quand on en est là, les espoirs de "remédiation" comme on dit, deviennent quasiment inexistants.
Où l'on voit que c'est bien l'école la première responsable, même si elle n'est pas la seule, de l'échec scolaire.

2-Comme les enfants ne mémorisent pas telles quelles les choses apprises (et on en a la preuve dans l'exemple ci-dessus), mais se fabriquent des règles à partir des exemples qu'ils ont vécus, leur enseigner de telles erreurs les conduit à raisonner faux...

3- Mais on découvre surtout ici un problème de formation
Je posais cette question dans le billet de 2007 :
Comment une formation peut-elle à ce point fermer l'intelligence de personnes cultivées, au point de les empêcher de raisonner, voire, d'entendre ce qu'ils entendent ou prononcent ??
"Culture fermante", triste résultat d'une certaine conception de notre enseignement, celle-là même qu'on s'obstine à imposer aujourd'hui. On a formé des adultes souvent incapables de raisonner, comme de repérer les dérapages de certaines argumentations ; on a formé des adultes incapables d'entendre ou de voir ce qu'il y a à entendre ou à voir...


Alors, comment faire, puisqu'il est quasi obligatoire de travailler sur ces erreurs de syllabes françaises, dont on sait qu'elles n'existent qu'à l'oral (et de façon diverses selon les régions), et qu'elles n'apparaissent pas à l'écrit ?

La solution consiste :
1- d'une part, à faire découvrir la variation du nombre de syllabes des mots en français, selon les régions, ce qui contribue à la formation civique et morale sur l'acceptation et la compréhension des différences, chose qui est recommandée par les programmes officiels. Il n'y aura donc nulle désobéissance ici, même si un soupçon d'hypocrisie est décelable dans cette justification : à mauvaise foi officielle qui enseigne du faux, mauvaise foi et demie légitime ! Et puis, en régime répressif, l'hypocrisie est une sage prudence. Inutile de risquer des sanctions pour cela. Le jeu consiste à être plus roublard que le pouvoir !!

2- A faire découvrir que ces syllabes, si elles sont évidentes à l'oral, ne le sont plus à l'écrit. Pour cela, il n'est que de faire chercher dans les mots, les lettres qui correspondent aux syllabes que l'on repère à l'oral.
Notons au passage que ceci n'a strictement rien à voir avec la lecture, mais que cela peut être considéré comme une activité de prise de conscience des différences profondes qui séparent l'oral et l'écrit, et donc comme un travail intéressant de connaissance du fonctionnement de la langue.
On peut, par exemple, faire travailler les enfants sur des mots comme "famille", ou "bonne". On va commencer par observer que, si la lettre "e" qui les termine est dite "muette", c'est qu'elle ne correspond pas à une prononciation et donc que le mot "famille" présente deux syllabes et "bonne", une seule.
On fera observer que les lettres, correspondant dans l'écrit à ces syllabes orales, ne peuvent être autres que:
* pour famille, fa- pour la première syllabe et mille pour la seconde, en découvrant à la fois que la prononciation n'est pas la même quand ce groupe de lettres est seul (j'en connais plus de mille), et quand il est dans le mot "famille", mais aussi que le "e" final est bien muet : son rôle est orthographique, point.
* pour bonne, les lettres, qui pourraient correspondre à une éventuelle seconde syllabe, ne peuvent être que "-nne". En dépit des habitudes scolaires, il est en effet bizarre de dire que la première syllabe serait "bon-", dont la prononciation n'est évidemment pas celle de la première syllabe entendue.
La "règle" d'écriture, qui exige que l'on coupe en fin de ligne, les doubles consonnes en leur milieu est donc à la fois fausse, discourtoise (couper un mot en fin de ligne, cela ne se fait pas !) et inutile.

On aboutit donc, évidemment, au problème de la formation des enseignants, dont l'objectif devrait être la capacité à construire des pratiques adaptées aux savoirs-déjà-là des élèves (et non l'application de pratiques toutes faites dans des manuels) ; une formation qui développe l'ouverture d'esprit, la réflexion, le raisonnement ; une formation qui permette d'avoir un regard critique sur les outils tout faits et qui donne l'audace de rectifier ce qui est manifestement faux dans ces outils ; une formation qui favorise, surtout dans le primaire, la mise en relation des diverses disciplines, qui s'ouvre sur la vie et non sur des savoirs hors situations, qui apprenne aux enfants à abstraire, en analysant le concret qu'ils connaissent, au lieu d'ingurgiter sans les comprendre des abstractions toutes faites...
Bref, une formation à l'autonomie et à l'intelligence.

NB : je voudrais signaler deux blogs amis, bien intéressants à consulter.
Unissons nos idées et nos forces : l'urgence est là.
http://complexite.over-blog.com/

http://www.infosainto.com/nouvelles/spip.php?article249&var_mode=calcul