Répondre que cette formule a échappé au Président, qui aurait le droit d’être un homme comme tout le monde, ne peut satisfaire un éducateur, quel qu'il soit : si le président a le droit de dire des gros mots en public et sous les caméras, à plus forte raison, celui qui est par nature « un homme (ou une femme, ou un enfant) comme tout le monde » en a-t-il le droit…
Et puis, est-ce de l’ordre du « droit » ?
Que deviennent alors les vigoureux conseils officiels sur la nécessité d’un vocabulaire «précis», constitués de «mots justes» ? Comment les suivre en classe ? Choses d'autant plus difficiles qu’aucune précision n’est donnée sur ce qu’est justement un mot «juste», ni à quoi on voit qu’un vocabulaire est «précis».
Tout ceci met en désarroi non seulement les candidats au nouveau concours de recrutement des futurs enseignants, mais les collègues chevronnés et consciencieux, qui ne savent plus à quel Boileau se fier…

Rappelez-vous, il y a quelque quatre ans, en novembre 2007 exactement, ce sujet avait été évoqué à propos d’une remarque acerbe — mais spirituelle — qui, à un article de Sylvain Grandserre, dont le titre était : « Le laxisme, il est où finalement ? », répondit par cette laconique affirmation : « dans le titre ».
Stimulée par cette audace humoristique, j’avais rétorqué ceci :
« Pour plaire à ce correspondant choqué par la formule de Sylvain, j'eusse été bien avisée d'utiliser plutôt quelque chose comme :
Où est finalement le laxisme ?
Le laxisme, où est-il finalement ?
Mais j'aurais pu aussi écrire :
C'est où qu'il est, le laxisme, finalement ?
ou encore :
Où est-ce qu'il est, finalement, le laxisme ?
sans oublier :
Finalement, bordel de bordel, où c'est-ti qu'il est, ce putain de laxisme ?

D’aucuns répondent sans doute ici que ce sont des « niveaux de langue », voire, des « registres », mal choisis ici pour s’exprimer dans un article, et inadaptés à une telle situation de communication…
Pourtant, sans oublier que ces notions sont rejetées depuis trente ans au moins par les linguistes, comme erronées, non scientifiques et même honteuses de par les relents de racisme social qu’elle répandent, comment expliquer alors qu’un personnage aussi distingué que le général de Gaulle, peu enclin à la gaudriole, puisse parler de « chienlit » dans ses discours les plus huppés ? Et, qui plus est, sans donner le moins du monde l’impression d’un écart vulgaire, contrairement à la réponse sarkosyenne citée plus haut…

C’est qu’on oublie que le langage a une dimension sociale essentielle. Et qu’il ne peut y avoir de « maîtrise de la langue » sans maîtrise de cette dimension-là aussi.
Il faut être bien conscient, en effet, que toute production langagière, orale ou écrite, a pour résultat, non seulement de transmettre du sens — ce qui va de soi — mais aussi de produire un effet, de type affectif (le destinataire est amusé, choqué, étonné, indigné etc.), qui entraîne un jugement social, favorable ou défavorable, qui, lorsqu’il est défavorable, a deux conséquences très fâcheuses :
* d’une part, il brouille la communication : le destinataire n’entend plus ce qui est dit (ou écrit) mais n’entend que la manière dont c’est dit ou écrit ;
* d’autre part, ce jugement est largement responsable de l’intégration ou du rejet de la personne qui parle.
De cela, les enfants n’ont aucune idée : pour la majorité d’entre eux, communiquer, c’est dire ce qu’on a à dire, point barre. Et le dire avec des « mots justes et précis » n’arrange rien, au contraire. Le mot juste et précis est rarement celui qu’il faut utiliser. Sur ce point, les textes officiels sont aussi naïfs que les enfants… mais sûrement pas avec la même innocence !
Or, notre devoir d’enseignant de la langue, c’est, bien avant d’avoir à obéir à des injonctions ministérielles ignorantes et dangereuses, de faire en sorte que jamais aucun enfant ni l’adulte qu’il va devenir, ne soit rejeté socialement à cause de sa façon de s’exprimer.
Pour cela, on connaît les conditions :

* Que les enfants possèdent le réservoir langagier le plus riche possible, non point de vocabulaire, comme on dit sans réfléchir, ou de synonymes (qui n’existent vraiment dans aucune langue : quand on remplace un mot par un synonyme dans un texte, on change tout) mais de formulations entendues ou lues dans les textes un peu partout, de bouts de textes, de citations, etc. D’où l’importance d’avoir en mémoire le plus grand nombre de textes possibles.

* Qu’ils aient appris à se décentrer pour savoir se mettre à la place des partenaires dans une situation de communication, tout en ayant conscience des enjeux réels de la situation, et de ce qu’ils veulent obtenir de leur destinataire.

* Qu’ils connaissent les effets que produit chacune de ces formulations, effets qui ne sont pas forcément les mêmes selon les gens qui les entendent, et qu’ils connaissent surtout celles qui ont le moins de chances de se faire remarquer : ce sont celles que l’on choisira chaque fois qu’on s’adresse à des inconnus, ou dans les situations publiques, à l’école, à la télé etc. C’est pour cela uniquement qu’on les choisit (elles sont plus prudentes) et non parce qu’elles seraient meilleures.

* Qu’ils aient appris à jouer avec toutes ces formulations possibles de leur réservoir langagier, et savoir au besoin, quand ils veulent produire des effets, comment accrocher l’attention, amuser, choquer, ou émouvoir, en mélangeant des mots et des formules, scientifiques, techniques, argotiques, grossières, patoisantes, littéraires, poétiques… En matière de langage, comme en tout domaine, le mélange est toujours supérieur à la prétendue « pureté » source de bien des horreurs.

En fait, l’erreur principale des notions de « niveaux » et de « registres » de langue, c’est de croire que les différences de formulations seraient organisées en systèmes fermés de fonctionnement de la langue.
Tous les exemples littéraires prouvent qu’il n’en est rien. Chaque formulation reste indépendante, et produit des effets différents selon le contexte, les destinataires et le projet de communication.
Lorsque l’on dit que Eichmann était un monstre, le mot ne produit pas le même effet, que lorsque la maman embrasse son bébé en le qualifiant de « monstre ».
J’ai toujours le droit de traiter de « minus » ou de « con » n’importe qui, le Préfet ou le Président de la République. Le problème c’est que je dois maîtriser le résultat de cette production langagière, et en assumer par avance les conséquences. Ce qui, de toute évidence, n’était pas le cas de l’écart présidentiel évoqué.
Maîtriser la langue, c’est maîtriser l’effet voulu.
On n’a donc jamais à dire à des enfants « cela ne se dit pas » et encore moins « c’est un vilain mot ». Remarque particulièrement délicate pour l’enfant qui entend ses parents les dire !!

Alors, comment répondre à la question posée en début de billet ?
Déjà, en ne faisant aucun reproches sur les mots employés. Non seulement, cela ne sert à rien mais cela renforce les défenses contre toutes les formes de conseils à ce sujets.
Dans l’immédiat, la solution réside à la fois dans la dédramatisation, l’humour et le rappel des connaissances acquises précédemment. Sur un ton détaché de tout ressentiment, interviewer l’auteur du mot « déplacé » :
* S’agit-il d’une réaction spontanée qui lui a échappé ? On pourra alors rappeler qu’il y a toutes sortes d'«échappements», comme celui-là, qu’il vaut mieux éviter en public…
* S’agit-il d’un choix assumé, ce que les adultes appellent « de la provoc », un moyen de se faire remarquer ? Dans ce cas, on rappellera ce qui fut dit dans les cours précédents à ce sujet, à savoir que l’auteur doit en assumer les conséquences…
Heureusement et contrairement à ce qui risque de se passer dans la vie sociale, l’école, elle, — quand elle réfléchit à ce qu'elle fait, au lieu d'appliquer frileusement les recettes du passé — préfère n’y insister pas et consacrer son temps à aider les élèves à trouver d’autres moyens de se faire reconnaître.
On peut alors passer à autre chose ou au contraire en parler tous ensemble, si on a le temps, et en profiter pour jouer à imaginer les situations où ces mots peuvent apparaître, par quelles autres formules on pourrait les remplacer et quels effets ces substitutions pourraient produire.

En tout cas, deux conclusions s’imposent :
1- Ces problèmes sociaux du langage sont extrêmement importants, beaucoup plus importants que les aspects purement linguistiques. Et il est scandaleux qu'aucune grammaire n'en parle jamais, et que les programmes les ignorent complètement. Parler de normes linguistiques — ou pire, de règles à appliquer — est une profonde erreur : les règles sont uniquement des règles de fonctionnement, et elles sont à constater, pas à apprendre.
En revanche, il existe des normes sociales — souvent en contradiction du reste avec le fonctionnement linguistique — mais qu’il faut connaître, ne serait-ce que pour pouvoir leur désobéir.
Ce qui en fait aussi le domaine sans doute le plus important de tout le travail de français, c'est qu'en plus, il conditionne largement la compréhension des textes littéraires.
Ils doivent donc être abordés dès le début de l’année, depuis le CP jusqu’au lycée.

2- Il est essentiel que les élèves vivent de nombreuses et diverses situations de communication orale ou écrites vraies, avec des destinataires réels et des enjeux repérables, parce que, seule, cette « vérité » permet aux enfants de comprendre le jeu social et les risques qu’il présente. Elle est aussi seule à les rendre capables d’imaginer les situations simulées qu’on ne va pas manquer de leur demander au collège.
On ne peut faire semblant que si on sait faire « pour de vrai » : seul un violoniste peut faire semblant de jouer du violon, de manière crédible…
Dans le mot maîtriser, il y a maître. Si l'on applique des règles toutes faites et imposées, on n'est maître de rien. Pour être maître, il faut pouvoir choisir et construire.