L'opinion publique n'a-t-elle nulle conscience de ce qu'il y a de dangereux, dans une telle inertie ? A-t-elle oublié son histoire et ce qui s'est passé dans les années 30, tout près de chez nous, presqu'en douce, sous les regard goguenards de ceux qui pensaient que "ce n'était pas si grave après tout et que ça passerait" ?

Combien de fois faudra-t-il rappeler que la mission d'un fonctionnaire est de suivre les directions d'objectifs fixés par l'Etat, mais qu'en démocratie, les moyens ne sont jamais imposés ? Combien de fois faudra-t-il rappeler que, comme pour celle de l'enseignant, la tâche de l’élève est de suivre les directions d'objectifs fixés par l'Etat, mais que, pour lui aussi, les moyens d’apprendre ne sont jamais imposés ?
Imposer les moyens, c'est la marque des dictatures, qui, en plus, se trouvent ainsi dispensées d'avoir à fournir les objectifs.
Du reste, les objectifs de l'école primaire et quelle que soit la couleur du gouvernement, ne peuvent être que les mêmes toujours, — très loin du conformisme, de la notation et de la mise en compétition individuelle, comme le veut la tradition — : simplement mettre en place, chez les enfants, les compétences nécessaires à la poursuite de leurs études.
Entre deux et dix ans, l'école a pour tâche d'aider les petits à construire les outils dont ils auront besoin pour apprendre : la maîtrise de leur motricité, leur développement sensoriel, le langage oral et écrit, la pensée scientifique, le pouvoir de raisonner et d'abstraire, le sens de la coopération, la construction des notions d'espace et de temps, le pouvoir d'anticipation, la curiosité, la créativité et l'audace calculée.
A la limite, ils n'auraient guère besoin qu'on le leur rappelle. Mais c'est en tout cas, la seule chose qu'on ait à exiger des enseignants.
Ceux-ci ont, en revanche, le plus grand besoin d'être aidés dans leur métier d’apprendre.
Or ce n'est pas en leur disant comment il faut faire, qu'on peut les aider. C'est en faisant en sorte qu'ils aient un libre accès aux informations et aux outils leur permettant de travailler de façon efficace.
Ces informations et ces outils, pas plus que la stimulation par la concurrence, n'ont à être imposés ni par l'Etat ni par le maitre, dont ce n'est le rôle, ni de l'un, ni de l'autre !
Le seul devoir de l'Etat pour les enseignants, et du maître pour les élèves, est :
* de permettre aux uns, comme aux autres, d'accéder aux informations scientifiques, aux conclusions nouvelles de la Recherche et aux outils que les associations de chercheurs scientifiques et pédagogiques indépendants dégagent de leurs travaux,
* de favoriser la vie coopérative et associative dans le monde enseignant comme en classe, et à tout niveau, le travail en équipe, grâce auxquels, tous peuvent échanger avec leurs pairs, trouver avec eux des solutions à leurs problèmes et surtout se sentir moins seuls dans leurs classes.
Or, l’enseignement traditionnel va à l'opposé de l'un comme de l'autre.

Quant à la liste d'objectifs évoquée ci-dessus, elle n'a rien de subversif ; elle est même d'une très plate évidence.
Pourtant si vous la mettez en relation avec les propositions des programmes 2008 pour le primaire, vous découvrirez, comme le prof de Jules Vallès, que vous en voyez "beaucoup qui sont pas là".
Pire : non seulement, vous ne trouvez rien sur le raisonnement, ni sur la coopération, ni sur le pouvoir d'abstraire, ni sur la gestion des erreurs, mais vous trouvez de nombreux ordres contraires. Mise en place de mécanismes en lecture, copies en production d'écrits, erreurs toujours sanctionnées, rédactions toujours individuelles... Il n'est pas jusqu'à l'aide apportée éventuellement à ceux des élèves que des évaluations ont considérés comme en difficulté (sur des protocoles dignes des années 30), qui, sous le nom "d'aide personnalisée", ne rappelle l'isolement indispensable de chaque élève.
Notons, au passage, que la formule "aide personnalisée", est plutôt ahurissante, quand on voit à quel point la personne des élèves est absente des préoccupations des auteurs de ces programmes.
Incohérence sur toute la ligne, langage confus qui, sous prétexte de simplifications, multiplie les amalgames et les erreurs, et utilise n'importe quel mot pour dire n'importe quoi : confusions "objectifs et moyens", le terme de "compétences" mis à toutes les sauces, pour ne plus rien dire du tout, un salmigondis de termes grammaticaux traditionnels, soudain accompagnés de données empruntées (mal) à la linguistique, des progressions ridicules et des propositions de séances absurdes, comme les leçons de mots (un par jour), ou la frappe quotidienne des syllabes (la syllabe, c'est un peu comme la femme dans certaines religions : il faut la battre car si l'enseignant ne sait pas pourquoi, la syllabe, ou plutôt l'Inspecteur d'Académie du coin, lui, le sait.)

Pour toutes ces raisons, désobéir à de tels programmes n'est pas seulement légitime ; c'est un devoir.

Punir les désobéisseurs ? Au moins leurs classes sont vivantes, intelligentes, actives... Si vous saviez comme celles des obéisseurs sont ennuyeuses ! Comme même les enseignants y sont malheureux et d'humeur sombre, comme ils semblent s'y ennuyer...
Les activités — non, les exercices — qu'on y mène sont tristes, sans intérêt aucun ! A aucun moment, les enfants n'ont autre chose à faire que d'écouter et d'écrire des choses qui ne servent à personne, et ne seront lues que pour être notées.
Moralité : les enfants y sont durs, insupportables, violents en récréation... On le serait autant à leur place ! Et, pour les collègues désemparés, il n'y a pas d'autres moyens d'exister que d'affirmer, par des cris, des invectives, des menaces et des punitions, une autorité mise à mal, qui est tout sauf de l'autorité.

Il y a peu Pierre Frakowiak, publiait sur son blog "Educavox", un billet intitulé : "Porter des banderoles pour les programmes"

http://www.educavox.fr/Porter-des-banderoles-pour-les

Il faut relire et diffuser un tel billet : les programmes, tout le monde s'en fiche et réclamer des postes ou des moyens financiers est beaucoup plus porteur. Sans minimiser l'importance de ces revendications — elles sont plus que légitimes — on aimerait bien qu'on jette un œil plus souvent sur les contenus d'enseignement prônés par le Ministère : avec de telles instructions, tous les postes et toutes les rallonges financières ne serviront à rien. Ce sont les programmes qui portent en réalité et en profondeur la catastrophe annoncée
Si j'enseigne des erreurs, j'empêche mes élèves d'acquérir le pouvoir que donne le savoir.
Volontaire ou pas, consciente ou non, c'est une intox intolérable.
On comprend du reste pourquoi la formation des enseignants est réduite à néant : aucun formateur digne de ce nom, c'est-à-dire nourri des nombreux travaux qui ont éclairé notre métier depuis quarante ans, ne pourrait accepter d'enseigner à de futurs enseignants comment appliquer les programmes 2008, qui semblent avoir été écrits au Moyen Âge.
Autant enseigner que la terre est plate et que le soleil tourne autour .

Cher Stéphane Hessel, vous qui nous invitez si joliment à nous indigner, vous avez écrit un livre qui a été abondamment acheté et complimenté. Mais l'on a l'impression que vos lecteurs n'ont pas vraiment compris le message... Auraient-ils du mal à comprendre ce qu'ils lisent ?
C'est vrai... Ils ont appris à lire avec une méthode syllabique... Tout s'explique.