Quand on aide, comme c'est mon cas, des étudiants à préparer un concours qui leur permettra d'enseigner, on est extrêmement inquiet de voir à quel point est ancrée dans les têtes l'idée qu'il suffit d'expliquer aux élèves ce qu'ils ont à apprendre pour qu'ils l'acquièrent, étant bien entendu que si cela ne fonctionne pas, ce ne peut être que mauvaise volonté de leur part et manque de motivation.
Le livre de Britt-Mary Barth est tout entier au service de la démolition de cette idée, au profit d'une définition précise, argumentée et illustrée de ce qu'il convient de faire pour que les élèves apprennent. Sa réponse à l'interprétation habituelle de l'échec scolaire désarme le raisonnement connu : "J'ai fini par me demander si ce qu'on appelle motivation ne pouvait pas être vu comme la conséquence d'un apprentissage réussi, plutôt que comme une condition préalable". Et elle ajoute : "construire la motivation au fil d'expériences qui permettraient aux élèves d'avoir confiance dans leurs capacités d'apprendre."
Trois mots essentiels : construire, expériences, confiance.

Construire : apprendre n'est pas recevoir un discours, même fort bien fait, parce qu'apprendre exige d'être avec ce qu'on entend. Or, on ne peut "être avec", que si l'on agit au lieu d'avoir à écouter, et si l'on essaie de comprendre ce qui se passe. La motivation est dans la compréhension.
Mais comment fait-on pour comprendre ? La réponse à cette question, presque toujours absente, fait partie du travail de l'enseignant : faire en sorte que les enfants puissent la trouver. Et donc construire ne veut pas dire "construire tout seul". Dire de l'enseignant qu'il est "médiateur" ne signifie pas qu'il doit être un "gentil animateur", comme l'interprètent tant d'adversaires aux idées courtes.
Construire ne veut pas dire non plus trouver ce qui était caché : apprendre n'est pas un jeu de cache-tampon et le savoir n'est pas un objet tout fait, qu'il faudrait avoir découvert pour le ranger ensuite, c'est un "processus dynamique", un moyen pour mettre en œuvre les compétences que l'on vise. Le savoir à apprendre doit donc être transformé par l'enseignant en situations de recherches, toujours ouvertes, qui nécessitent d'être guidées par lui et non "surveillées" seulement.
L'insistance de l'auteur et la précisions de ses propositions sur ce que doit faire l'enseignant sont extrêmement importantes pour répondre à ceux qui accusent les pédagogues de laxisme, oublieux des savoirs, et ramollissant le travail d'apprentissage.

Expériences : Un mot de taille qui fait avancer la réflexion sur le travail de l'enseignant. Pour qu'il y ait "expérience" véritable, il faut un protocole ; il faut des hypothèses et un dispositif susceptible de les vérifier. Organiser ces rencontres avec le savoir, tel est son travail, pour que soit possible une transaction (et non une transmission) avec lui, à laquelle les enfants participent et où ils trouvent le sens de ce qu'ils apprennent. On se trouve devant deux "étages" d'hypothèses, celles de l'enseignant sur le fonctionnement des enfants, sur les obstacles épistémologiques auxquels ils vont se heurter, et ce qu'il faut mettre en place pour qu'ils découvrent comment les franchir, et celles des élèves, qu'ils vont découvrir en travaillant. Apprendre devient pour eux faire des expériences qui conduisent à des hypothèses d'explication, toujours provisoires, qu'il faut chercher à valider, sur lesquelles il faut revenir pour les réajuster, les peaufiner, sans qu'elles soient jamais considérées comme des erreurs à sanctionner, mais toujours des données à approfondir.

Confiance : Sur ce sujet, des affirmations essentielles, trop souvent occultées : La pire des choses qui puisse arriver au jeune enfant, surtout à l'âge où l'image de soi se construit, est le phénomène de "l'impuissance conditionnée". C'est l'état d'un enfant qui, petit à petit, par la force des choses, a acquis la conviction de son impuissance : "c'est comme ça !" Il n'a aucune chance de sortir de cet état d'échec, donc il va le subir passivement — ou peut-être en se révoltant.

On a souvent dit que l'une des causes de l'échec à l'école est que l'on y invite les enfants à jouer à un jeu dont on ne leur donne pas les règles — pire, dont on leur donne souvent des règles fausses : par exemple, écouter ce qu'on entend dans les mots pour savoir comment ils s"écrivent, se servir du sens pour répondre aux questions de grammaire, chercher le sens des mots inconnus dans le dictionnaire pour comprendre un texte etc... Chacune de ces "règles" conduit à une impasse dans trois cas sur quatre. Pour éviter cela, elle propose ce qu'elle nomme un "contrat d'intersubjectivité", un contrat qui rend explicites les moyens de réussir — au lieu, comme toujours de laisser les enfants les trouver tout seuls. Comment on fait pour comprendre, comment on peut montrer qu'on sait, sans oublier les aspects "matériels" de la présence en classe, la place que l'enfant y occupe, les aides qu'il va pouvoir y trouver, bref, un contrat qui fournit les règles du jeu et qui en éclaire à la fois l'affectif (rassurer), le cognitif (fournir des outils pour travailler) et le relationnel (ne pas laisser seul et favoriser le travailler ensemble).

Tous ces points sont ensuite brillamment illustrés d'exemples concrets, expérimentés dans les classes et utilisés en formation d'enseignants, sous forme de "scénarios", dont les titres sont superbement alléchants, et je ne peux résister à la tentation de les citer ici :
Scénario 1 : Les outils de pensée et l'apprentissage de la justification dans une tâche de compréhension d'un texte narratif : l'exemple étudié est une nouvelle de Rascal et S. Girel : Ami-Ami.
Scénario 2 : L'engagement affectif et cognitif dans l'écriture d'un roman policier en classe de CM1.
Scénario 3 : La mise en réseau des concepts au sujet du territoire industriel, en classe de 2ème secondaire au Québec, c'est-à-dire en 5ème de collège français.
Scénario 4 : L'évaluation individualisée au service de la diversité des étudiants à l'université.

Une excellente et copieuse conclusion termine l'ouvrage autour de questions fondamentales qui ont parcouru tout le livre : au nom de quoi, transformer nos pratiques pédagogiques ? Pour quelles perspectives ? Qu'est-ce qui a évolué dans nos manières de comprendre l'apprentissage ? Avec des réponses fortes : poser un autre regard sur le savoir qui se construit, poser un autre regard sur l'élève qui apprend, lesquelles amènent d'autres questions essentielles : Quelles implications pour la pédagogie ? Que devient l'autorité ? Qu'est-ce qui se développe chez les apprenants ? Et terminer sur une affirmation somptueuse : "Apprendre et vivre ensemble dans une culture commune : une visée éthique".

Une culture commune : voici une formule qui nous renvoie treize ans en arrière, vers un autre ouvrage aussi essentiel et que la décennie précédente à enfoui sous le mépris, l'ouvrage collectif dirigé par Hélène Romian qui portait ce titre : "Pour une culture commune" (Hachette Education 2000), et qu'il serait bon de relire et de mettre en relation avec celui de Britt-Mary Barth...
Merci à elle ; merci aussi à Hélène Romian ; merci enfin à tous les collègues de la Recherche, ceux des années passées et ceux d'aujourd'hui...
Avec l'espoir de voir revenir une Recherche Pédagogique authentique, plurielle et rigoureuse, méfiante des innovations qui innovent pour innover, nourrie des travaux de toutes les recherches fondamentales qui concernent l'école, mais sans être inféodée à aucune d'entre elles. Une recherche, comme celle de Britt-Mary Barth qui travaille sur le terrain des classes, avec les enseignants, et qui inscrit la formation des futurs enseignants sur ce terrain-là aussi.
On n'apprend le métier d'enseignant, ni avec des cours, ni en laboratoire.