Comme le fait remarquer Pierre Frackowiak :
http://www.educavox.fr/editorial/article/les-programmes-une-erreur-qui
cette consultation reste fort inquiétante. Au point qu’on se demande si nombreux vont être ceux qui oseront répondre.
Voici ces questions :

1- Après cinq ans de mise en œuvre, quels sont selon vous les principales qualités et les principaux défauts de ces programmes ?
2- Quelles sont les parties des programmes dont l’application vous a semblé difficile, pourquoi ? (précisez le cycle et le domaine d’enseignement considéré)
3- Quels sont les éléments que vous souhaiteriez voir conservés ? (précisez le cycle et le domaine d’enseignement considéré)
4- Quelles sont vos suggestions pour les prochains programmes ?

On voit bien que ce sont des questions à la fois très générales, et en même temps d’une pauvreté théorique affligeante : il n’est même pas demandé de justifier les réponses, ce qui conduit à une énumération probable de petits détails « en l’air », isolés de tout objectif, de tout présupposés théorique, bref, de toute pédagogie. Il est clair que ce questionnaire induit un catalogue de pratiques, affirmées comme préférées, espèce de sondage en faveur de la dictée, de la rédaction et des exercices d'application.
Comme d’habitude, la pédagogie est absente.
Et comme depuis deux décennies elle est aussi absente de la tête d’une majorité de collègues dont on l’a détournée avec soin, elle ne risque pas de venir troubler les habitudes.
S’il est vrai que le résultat peut être difficilement pire que le texte de 2008, ce qui sortira de ce questionnaire a peu de chance de faire mieux.
Donc, et pour des raisons opposées, ceux qui attendent ces nouveaux programmes et ceux qui les craignent éviteront de répondre.

Or, je pense au contraire, qu’il faut y répondre, en apportant les précisions que les questions ne demandent pas, notamment, en justifiant au plan théorique, les critiques et les propositions. Mais comme il semble impossible de le faire sur des pavés de 50 pages, il faut choisir des détails représentatifs…
Je ne sais si les réponses ci-dessous proposées sont celles qu’il faut. Elles n’ont d’autre but que d’encourager mes collègues et amis à le faire… en mieux !

Réponses d'Eveline Charmeux, concernant surtout l'enseignement du français à chacun des trois cycles du primaire.

Question 1 : Après cinq ans de mise en œuvre, quels sont selon vous les principales qualités et les principaux défauts de ces programmes ?

Une remarque, en préalable : l'adjectif « nouveaux », qui accompagnait ces programmes en 2008, a commencé par faire sourire, tant certains passages semblaient du pur « copié/collé » des IO de 1923 — lesquelles sur certains points étaient beaucoup plus « modernes » que celles de 2008. Malheureusement, ce ne sont pas ces points-là qui ont été copiés-collés.

Ce texte est un mauvais texte, mauvais par le fond et par la forme, truffé de confusions, de notions obsolètes et d'erreurs manifestes, et animé d'une idéologie surprenante, de la part d'un texte prétendument démocratique et dont les déclarations d'intentions sont tout à fait admirables.
Heureusement, ce qui sauve l'enseignant soucieux de faire un travail à la fois efficace et intelligent, c'est qu'elles sont en général suffisamment ambiguës, voire comme c'est le cas ici, contradictoires, pour lui permettre de rester jusqu’ici en cohérence avec lui-même, sans se mettre hors la loi.
Mais il serait préférable d’avoir un texte un peu plus rigoureux et précis, tout en respectant le principe, démocratique par excellence, de la liberté pédagogique — selon lequel l'enseignant est tenu de respecter des objectifs assignés, mais garde la responsabilité des moyens de les atteindre —
D'autre part, un certain nombre d'erreurs pédagogiques ont pu être atténuées grâce au chapitre sur l'école maternelle, qui a conservé le maximum de choses intelligentes de la loi de 1989 : apparemment, les auteurs ne la connaissaient guère et ont heureusement manqué d'idées à son sujet...
Enfin, certains principes et notions de la loi de 1989 sont aussi restés, comme le travail par cycles, la notion de projet d'école, et même celle d'expériences pour les enfants, autant d'abris pour se protéger des idées obsolètes et continuer à travailler intelligemment.

1- L'idéologie qui anime ce texte
La première chose qui frappe, c'est que la centration sur les savoirs en a fait disparaître complètement l'enfant, en tant que personne partenaire de l'action d'enseignement. Il n'est présent que sous la forme du résultat à obtenir. A aucun moment les savoirs qu'il a pu acquérir dans son expérience ne sont évoqués. On arrive même à des sommets de comique par moments : c'est ainsi que la phrase complexe ne sera apprise qu'au CM2, comme si, par leurs lectures et leur vie personnelle, les enfants n'en étaient pas imprégnés depuis longtemps ! Quant à l'initiation au « monde numérique », qui commence au CE1, les auteurs n'ont guère observé les enfants d'aujourd'hui : ils sont à peu près tous initiés beaucoup plus tôt à ce monde et surtout beaucoup plus vite que la majorité des adultes !

Un indicateur précieux de l'idéologie qui sous-tend un texte, ce sont les mots employés. Si l'on s'amuse à « monter les champs lexicaux » de celui-ci, on s'aperçoit que le vocabulaire récurrent tourne autour de quatre verbes révélateurs : écouter, mémoriser, réciter, appliquer, complétés par l'incontournable "contrôler". Ce qui définit une conception mécaniste et conditionnante des apprentissages.
On peut objecter que le verbe « comprendre » y est souvent présent. Le problème, c'est qu’il est employé essentiellement au passé : « avoir compris ». Outre que le sens n'en est jamais explicité : (à quoi voit-on que l'élève a compris ?), il n'est jamais prévu de séances permettant d'apprendre à comprendre.

2- Les confusions de notions qui perturbent gravement l'organisation du travail en classe.

* la confusion « sons » -« phonèmes »
Contrairement à ce qui est dit et redit dans le texte, ce qui est associé aux lettres, ce n'est pas ce qu'on entend : je n'entends pas le même son (et les enfants non plus !) dans la seconde syllabe du mot « dimanche », selon que ce mot est prononcé par un Toulousain ou un Parisien, ou à la fin du mot « par ». C'est pourtant le même « phonème ». Le phonème est une donnée abstraite qui ne peut être saisie que par oppositions de sens, dans ce qu'on appelle des « paires minimales » de mots, qui permettent de repérer le détail sonore qui les oppose : par exemple, la poule et la boule, pour repérer l'opposition « sourde/sonore », ou : un bas et un banc, pour repérer l'opposition « voyelle orale /voyelle nasale ».
On comprend bien que si l'on fait croire aux enfants que la lettre traduit ce qu'on entend, alors qu'on n'entend pas toujours la même chose, on ne peut que les mettre en difficulté, ce qui arrive chaque fois que, sous couvert de faciliter les choses, on les falsifie...

* La confusion lecture /lecture à haute voix et oralisation.
Lamentable, cette confusion coriace. Lire à haute voix ne peut être de la lecture : c'est de l'oral et c'est même la partie le plus difficile de l'oral.
Explications :

Lire, c'est construire du sens à partir d'une perception VISUELLE, tandis que lire à haute voix, c'est communiquer à d'autres oralement ce sens construit. La lecture à haute voix a donc à voir avec la lecture, mais n'en est pas. C'est du reste le moment de faire remarquer qu'un autre grand absent de ce texte, c'est précisément l'oral, qui au cycle 3 (le moment où il y aurait le plus à le travailler !), est réduit à quelques lignes, assimilé à la récitation, et décrit en termes vagues révélant la profonde ignorance, où sont les auteurs, de ce point pourtant essentiel de la maîtrise du langage.

Quant à ce qu'on appelle lecture à haute voix (par les enfants) au CP, c'est en réalité du déchiffrage oralisé (l'oralisation), qui, non seulement n'a rien à voir avec la lecture à haute voix, mais constitue une entrave considérable à celle-ci.
Pour lire à haute voix, il faut avoir lu des yeux auparavant, avoir placé dans la mémoire immédiate ce qui vient d'être lu, et être capable de le dire aux auditeurs, en les regardant, comme si cela venait de soi. C'est une activité passionnante et qui demande un apprentissage long et approfondi.
Oraliser au contraire, c'est dire au fur et à mesure ce qu'on voit (ce qui empêche de le comprendre, entre parenthèses !), tandis que lire à haute voix, c'est dire ce que l'on a compris. La lecture à haute voix est donc seconde toujours par rapport à la lecture. On ne peut apprendre à lire à haute voix que si l'on maîtrise parfaitement la lecture des yeux.

* La confusion « apprendre » et « vérifier que l'on a compris ».
Outre que le texte n'évoque jamais les moments où les élèves vont apprendre, (on n'évoque que les moments où ils doivent avoir appris !), on trouve dans le texte des formules assez incroyables comme celle-ci :
« l'enfant apprend à comprendre le sens d'un texte en reformulant l'essentiel et en répondant à des questions le concernant »
Une telle phrase dans un texte officiel laisse confondu : on dirait une affirmation de « mauvais » normalien ! Voyons ! Quand on est capable de reformuler l'essentiel d'un texte, ce qui est en soi extrêmement difficile, c'est qu'on a parfaitement compris ce texte ! Savoir cela, c'est un des premiers savoirs du métier !! Les auteurs de ce texte l'ignoreraient -ils ? Et que répondent-ils quand on leur fait remarquer que certains enfants n'y arrivent pas ? On les jette, ces enfants-là ?
De toute évidence, ils ignorent aussi que la compréhension d'un texte ne saurait se mesurer avec des réponses à des questions, mais bien par la possibilité d'utiliser ce qui vient d'être lu... Et la mesurer n’est envisageable que si on a travaillé à apprendre auparavant…

Il faudrait ajouter à ces bribes d'analyse la longue liste des erreurs commises dans ce texte sur le travail du vocabulaire, de la grammaire de l'orthographe, sur l'organisation de la langue écrite française, qui, contrairement à d'autres, ignore les syllabes à l'écrit, sur le rôle de l'orthographe, et, plus que tout, de la production d'écrits, ratatinée sous le terme de « rédaction », avec tout ce que ce terme peut évoquer de souvenirs douloureux...

Question 2 : Quelles sont les parties des programmes dont l’application vous a semblé difficile, pourquoi ? (précisez le cycle et le domaine d’enseignement considéré)
Le plus élémentaire respect des enfants, mais aussi celui des chercheurs qui ont travaillé durant quarante ans et plus sur les moyens de rendre l’école efficace, rend ces programmes impossibles à appliquer.

Question 3 : Quels sont les éléments que vous souhaiteriez voir conservés ? (précisez le cycle et le domaine d’enseignement considéré)
Aucun, en dehors de ceux qui sont évoqués dans la réponse à la première question.

Question 4 : Quelles sont vos suggestions pour les prochains programmes ?
Comme toujours, c'est par les mots utilisés qu'il faut commencer : ils sont essentiels. Ce sont eux qui orientent la pensée dans un sens ou dans un autre. D'où la nécessité d'avoir un peu plus de précisions dans le vocabulaire.
Il semble souhaitable que les « champs lexicaux » du nouveau texte changent d’orientation : que la tétralogie de ces « programmes » : écouter, mémoriser, réciter, appliquer, soit remplacée par celle-ci : construire pour savoir, réinvestir, utiliser, un peu plus en accord avec ce qu’on sait du fonctionnement des enfants et des processus d’apprentissage.

Les programmes devraient rappeler par exemple, qu'un poème ne se récite pas : il se dit. Et ce n'est pas coquetterie de vocabulaire : le verbe « dire » (et les comédiens qui l'utilisent toujours savent de quoi ils parlent) implique une intelligence, une implication personnelle, que le verbe « réciter » ne signifie point... Une règle ne se récite jamais et ne s'applique jamais non plus : on l'utilise, on joue avec, on en réinvestit des aspects dans telle ou telle situation, on peut la « citer », la « réciter », jamais.

Ils devraient cesser de confondre « erreur » et « faute ». En matière d'apprentissage, une erreur n'est jamais une faute. Elle est non seulement normale, puisque l’enfant est en train d’apprendre ce qu’il ne sait pas encore, mais elle est indispensable au progrès. Il n’existe par exemple, aucune « faute d’orthographe », seulement des erreurs qu’un travail intelligent va permettre de rectifier.

Ils devraient aussi être un peu plus informés de l’état des connaissances actuelles, notamment en matière de maîtrise de la langue. Cela fait un peu plus de quarante ans qu'en matière de langage, les termes de « incorrect », « niveaux de langue », « registres de langue » sont rejetés comme non scientifiques par tous les sociolinguistes, au profit des notions de variation langagière et de projets de communication. Il est tout de même fâcheux de les voir utilisés comme si de rien n’était par le texte de 2008, révélant des ignorances qui feraient rougir un normalien sortant.

Des programmes dignes de ce nom devraient affirmer bien haut que le métier d’enseigner est, selon le mot d’Y. Chevallard : « un jeu à deux », et que l’élève n’est pas un objet à manipuler mais un partenaire professionnel et une personne à part entière, qui est là pour apprendre ce qu’il ne sait pas encore. Que cette personne ne peut apprendre qu’en s’appuyant sur ce qu’il sait déjà, et qu’il importe que ses « savoirs-déjà-là » soient pris en compte. On n’apprend que si l’on se cogne à des découvertes qui obligent ses propres savoirs à évoluer. Apprendre, ce n’est pas recevoir, c’est faire évoluer ce qu’on savait jusque-là. Et enseigner, c’est réunir les conditions pour provoquer cette évolution.

Des programmes, ce doit être fait pour aider les enseignants à les réunir, en expliquant où elles se situent. En fait, alors que ce n’est jamais dit clairement, il serait judicieux de faire savoir aux collègues, que pour réunir les conditions de la réussite de chacun, il importe de prendre en compte les trois composantes de l’acte d’apprendre : l’affectif, le cognitif et l’opératoire.
* L’affectif rappelle qu’un enfant ne peut apprendre que s’il est en sécurité affective, à l’abri de toute menace et de tout stress : on ne motive pas par la peur. Rappeler aussi que les évaluations — nécessaires — ne sont ni une punition, ni une récompense, ni un jugement, mais une mesure des progrès des élèves, et une information sur les moyens d’améliorer leurs savoirs, en notant au passage que la note est parfaitement incapable de fournir de telles informations et qu’en conséquence, il est urgent de définir des outils d’évaluation un peu plus rigoureux.

* Le cognitif rappelle qu’un enfant ne peut apprendre que s’il comprend à quoi sert ce qu’il est en train d’apprendre, et pourquoi c’est nécessaire. Cette clarté cognitive, notion que l’on doit à J. Fijalkow et J. Downing, est indispensable et doit éclairer constamment le travail des enfants en classe.

* L’opératoire rappelle que tout apprentissage est assorti d’un savoir faire, d’une dimension opératoire, qui permet à l’enfant de se servir de ce qu’il a appris dans des situations différentes de celles qui ont permis cet apprentissage. C’est ce qu’on appelle « réinvestir » les savoirs acquis, notion sans rapport avec des exercices d'application ! C’est précisément ce réinvestissement qui permet de vérifier les acquis et non les exercices dits de contrôle, habituellement pratiqués. On sait depuis longtemps que l’échec des élèves est dû, non à leurs ignorances, mais au fait qu’ils ne savent pas se servir de ce qu’ils savent, et ne savent pas toujours quel savoir ils doivent utiliser.
La tâche d'un enseignant n'est pas seulement que les élèves acquièrent les savoirs attendus par l'Institution, elle est aussi (et surtout ?) qu'il sache rendre ces savoirs disponibles de façon permanent à tous les élèves, faute de quoi, ils ne servent qu'à discriminer un peu plus les élèves dont l'environnement familial permet cette disponibilité et ceux qui n'ont que l'école pour apprendre. Pourtant, c’est une dimension du travail d'enseignement rarement évoquée dans les programmes et dans les formations.
Ce serait bien si, enfin, le changement était là... au moins sur ce point !