L'argument essentiel pour défendre les méthodes syllabiques est que les résultats obtenus avec elles sont bons, bien supérieurs à ceux qu'obtiennent d'autres méthodes. Bon ! Est-ce convaincant ?
L'évaluation a ceci d'intéressant et d'inquiétant à la fois, qu'elle rassure... et endort.
En ces temps de crise, de morosité et d'angoisse, on a besoin d'être rassuré. Et l'on évalue à tour de bras, avec le maximum de chiffres, de tableaux et de graphiques impressionnants. On se blottit alors dans le confort délicieusement sécurisant qui s'ensuit. C'est comme la drogue. On est devenus évaluationno-dépendants.
De bons résultats... En quoi sont-ils bons ? Quand ont-ils été repérés ? Ignore-t-on qu'en matière de pédagogie, évaluer tout de suite n'informe pas vraiment ? Dans une classe dont l'enseignant travaille avec des chercheurs (ce qui laisse penser que c'est un "bon" qui cherche et qui aime son métier), les résultats sont toujours bons, quoi qu'il ait fait.
La vérité définitive n'apparaît qu'à long terme : il faut attendre au moins cinq, voire dix ans pour cela.
Cela donne à notre métier une originalité difficile : les résultats de ce que nous faisons, ce sont d'autres qui en profitent, beaucoup plus tard. Quant aux nôtres immédiats, ils sont largement dépendants de tout ce qui a précédé. D'aucuns voient même dans cette sorte d'immunité non parlementaire, une explication à l'immobilisme majoritaire de la profession.

Donc, l’étude d'une pratique d'enseignement ne peut se contenter d'une évaluation à court terme, même scientifiquement menée ; en revanche, elle ne peut faire l’économie des conséquences entraînées par les habitudes et les comportements qu’elle génère chez les enfants.
Or, si l'on réfléchit un peu sur ce qu'induisent les méthodes, qu'elles soient syllabiques ou mixtes, on découvre des conséquences largement communes, bien loin d'être anodines pour l’avenir lecteur des enfants, notamment dans les deux composantes essentielles du savoir lire : les stratégies de lecture ("le comportement de lecteur") et la connaissance de la langue des écrits (le fonctionnement de la langue, et pas seulement du "code")

1- Quel comportement de lecteur, induisent-elles ?.
Toutes installent l'habitude d'une approche linéaire de la chose à lire, aggravée par le doigt qui suit (et cache le reste de la phrase — quand il y en a un ), qui exclut ce qu'on appelle joliment "l'horizon d'attentes", indispensable à toute lecture : on n'entre pas volontiers dans un texte, si l'on n'a pas une idée, même vague, de ce qu'on va y trouver.
Démarrer, comme y invitent les manuels, en haut à gauche, pour finir au bout de la ligne, c'est pédaler le nez dans le guidon et se condamner à ne rien voir de la route.
L'exploration du "péritexte", qui fait ricaner les syllabistes, est pourtant pratiquée par ceux-ci, dès qu'ils ont à lire quoi que ce soit : la première question qu'ils posent quand on leur tend une feuille, c'est "qu'est-ce que c'est que ça, d'où ça vient, et pourquoi il faut que je le lise ? ".
Il est vrai qu'il serait difficile de répondre à de telles questions devant une page de "Léo et Léa", ou de la méthode Boscher. Il n'empêche qu'on a du mal à comprendre pourquoi on installe des habitudes dont les enfants devront se débarrasser pour devenir vraiment lecteurs.

D’autre part, pour permettent le fonctionnement d'un déchiffrage à l'état pur, sans obstacles et sans problèmes, les pages des manuels choisissent avec soin les mots qui permettent ce déchiffrage (et ils sont rares en français) d'où un lexique d’une grande pauvreté, sans lettres "en trop" (??) avec lesquelles les enfants jouent à enfiler les lettres comme des perles : s + a = sa; l + a = la; d + e = de, il n'y a qu'à combiner — sans réfléchir, c'est inutile — et le tour est joué : on lit, du moins le prétend-on. Monsieur Dehaene va même jusqu'à affirmer que le « mécanisme de base » étant en place, l'autonomie de lecture est gagnée.
Loin d'être gagnée, elle est mal partie : c'est le mécanisme de base qui a pris sa place. On fait — souvent avec plaisir, grâce au savoir-faire du maître (comme disent les collègues : « Les enfants adorent cela ! ») — fonctionner un mécanisme qui se suffit à lui-même, d'où sont exclus toute exigence de sens, tout raisonnement et bien sûr tout esprit critique. Si le maître exige la compréhension de ce qui est oralisé, c'est par une docilité supplémentaire — du reste aisée, car il n’y a pas grand-chose à comprendre ! — qu'on va le satisfaire, non par compréhension profonde de ce qu'est lire, et encore moins par besoin de l’utiliser. C'est un véritable détournement des fonctions de la lecture, qui devient but en soi, une activité vide — qui, pour l'immense majorité des enfants, ne deviendra jamais autre chose

2- Et quelle maîtrise de la langue, notamment écrite, permettent-elles de construire ?
Toutes sont constituées de phrases très simples et de mots prétendant refléter d'aussi près que possible la langue parlée — même lorsqu'à l'évidence ils en sont fort éloignés : « le raffut de faro a fâché papy » ; « une biche dîne d’une ortie » (Lire avec Léo et Léa) ; "le petit frère de Fanny glane du blé" (Borel-Maisonny) ; "Tobi dîne d'une panade tiède" (Rémi et Colette), etc.
Mais proposer de la langue parlée, est-ce apprendre à lire ce qu'on aura à lire plus tard ?
Lire, c’est pourtant entrer dans un fonctionnement de la langue qui n’est pas celui des usages connus des enfants : dans un texte écrit, tout est différent des habitudes du parler quotidien. L'organisation du message, les phrases, qui présentent une syntaxe complexe où les subordinations et les pronominalisations abondent, les mots qui ne sont pas les mêmes, plus précis et souvent techniques, les formes des verbes étrangères pour la plupart des enfants — car celles de de l’oral sont en général homophones et peu variées — tout cela est si nouveau, que pour beaucoup d'enfants, c'est l'obstacle n°1 à leur compréhension des textes... Seul remède : qu'ils soient familiarisés très tôt avec ces différences, et surtout qu'elles accompagnent leur apprentissage du lire.

"Oui, direz-vous, mais ils ont le temps de voir ces détails. Cela viendra en son temps. Au CP ce serait beaucoup trop difficile !"

Mais non ! Ils n'ont pas le temps : dès le CE1, ils vont la rencontrer cette langue-là, avec toutes ces difficultés, dans toutes les autres disciplines, et sans qu’aucun apprentissage ne soit prévu pour les aider !
Il n'est point nécessaire de chercher ailleurs l'origine du brouillard où semblent plongés tant d'enfants en face d'un énoncé de problème, d'une fiche de travail, ou d'une leçon d'histoire à apprendre : plus on retarde la familiarisation avec ces modes de discours —totalement différents dans leurs composantes et dans leur fonctionnement de ceux utilisés dans les relations quotidiennes — et plus on rend difficile leur maîtrise.

Non seulement une méthode syllabique ne sollicite guère l'activité de construction du sens, mais elle elle la rend pratiquement impossible. En proposant aux enfants des phrases, non seulement pauvres, mais dépourvues de marques orthographiques pertinentes, on les habitue à n'attacher aucune importance à de telles marques — même lorsqu'il en rencontre. Or, elles sont essentielles à la compréhension :
"les tours sont terminés" / "les tours sont terminées" : c'est l'orthographe du participe qui permet de savoir de quoi on parle ;
"ce sont des conserves de fruits espagnols" / "Ce sont des conserves de fruits espagnoles",
ou encore ce joli titre de Libé ce matin : "Inspection du travail : les comptes de fées de Monsieur Sapin", etc. Les exemples abondent.
De plus, la nécessité d'oraliser détourne l'attention perceptive de ces marques qui n'interviennent pas dans la prononciation. On a pu dire que l’habitude d'oraliser entraîne une véritable « cécité orthographique », dont on peut formuler l'hypothèse qu'elle est la source essentielle des difficultés rencontrées plus tard dans ce domaine.

Il est donc urgent de modifier les approches de cet enseignement, en cessant d'utiliser ces tabourets bancals pour apprendre à nager, et en cessant de viser l’installation d’un « mécanisme de base » qui ne peut que nuire au savoir lire.
Ce qui doit être mis en place, c'est la maîtrise des opérations mentales par lesquelles le sens d’un écrit se construit.
Si lire, c’est comprendre, alors apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre.
Or, ces opérations mentales sont complexes, si bien qu’une année est insuffisante pour en acquérir la maîtrise : il faut trois ans au moins pour installer l’autonomie de lecture. Et, contrairement à ce que dit l’éminent professeur du Collège de France, l’autonomie de lecture n’est point le déchiffrage, mais la capacité à valider soi-même ses hypothèses de sens par la connaissance de la combinatoire.
Une telle autonomie — qui constitue l’objectif réel du cycle 2 — exige d’avoir appris beaucoup de choses, que le travail sur méthodes ignore et même contrecarre.
Pour comprendre ce qu'on lit, il faut d'abord savoir repérer des indices pertinents dans un ensemble touffu, le texte, où tout n'a pas la même importance (alors que le déchiffrage met tout sur le même plan) ; savoir aussi mettre ces indices en relation, et puis raisonner, mettre en doute la première interprétation et aller en vérifier la pertinence en comparant ce qu'on croit avoir compris avec ce qui est écrit effectivement (c'est à cela que sert la connaissance de la combinatoire française). Il faut réfléchir et surtout, il faut apprendre à être alerté par l’incohérence de ce qu’on croit comprendre.
Rien, jamais, n’est mécanique dans la lecture.
Si les enfants avaient appris à être gênés par de l'incohérence en lecture, ils le seraient plus souvent par des réponses aberrantes dans les problèmes de mathématiques, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui où, sans broncher, certains sont capables de vous dire, comme ce fut le cas récemment dans une classe de CM, que le litre de carburant est à 15, voire 150 euros.
En fait, on retrouve dans la lecture toutes les caractéristiques de l'esprit scientifique : le doute des interprétations premières, l'étonnement devant des résultats étranges, le besoin de revenir pour chercher d'autres indices, le besoin de vérifier et d'aller plus loin, l'exigence de l'honnêteté intellectuelle, de l'honnêteté tout court. On est loin de tout cela avec Léo et Léa ou la célèbre Planète
Il est clair que cela n’est possible que si l’on travaille toujours en situation de lecture, c’est-à-dire en ayant BESOIN de lire pour répondre à des questions que l’on se pose (et non « envie » : c'est le besoin qui provoquera l'envie un jour et non l'inverse !), et avec de "vrais" écrits, que la situation a rendus nécessaires, et dont on va se servir. Comprendre ce qu’on lit, c’est être devenu capable de se servir de sa lecture dans la réalisation de ses propres projets.

C’est en ce sens que la lecture est libératrice et donc subversive, au point qu’on a toujours tout fait depuis que l’école existe pour en empêcher la maîtrise. Les méthodes sont là pour que, seuls, ceux qui savent lire en dehors de l’école y accèdent.
S’il existe un lobby aussi enragé à défendre un outil dangereux, allant jusqu’à séduire des chercheurs pour les soutenir, il faut bien qu’il y ait des raisons : le profit peut-être (les fabricants de méthodes ne connaissent pas la crise), mais il y en a d’autres : on le voit aujourd'hui, non sans inquiétude.
Tous ceux qui, comme moi, ont à corriger des copies de CRPE (le concours de recrutement des futurs enseignants), rédigées par des adultes pourtant diplômés, savent combien ils sont nombreux à interpréter n'importe comment les textes qu'on leur donne à lire... Or, ils ont appris à lire en syllabant, presque tous, et ils n'ont aucune idée de ce qu'on peut faire d'autre.
Avec de tels lecteurs, c'est la démocratie qui est en danger.
L'histoire de la grenouille qui nage dans l'eau tiède sans voir que le feu est allumé en dessous, vous connaissez ?