Question de la journaliste, Emma Paoli : Tous les enfants peuvent-ils vraiment apprendre à lire ?

Oui, même les dyslexiques sévères, à condition de leur proposer un enseignement systématique. Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque lettre ou groupe de lettres avec un son du langage, la distinction entre voyelle et consonne, le déroulement du mot de la gauche vers la droite, les lettres muettes, les terminaisons grammaticales – et cela, avec une progression systématique du plus simple au plus complexe, et sans jamais proposer à l'enfant de mots dont on ne lui ait pas enseigné, d'abord, les clés de lecture.

Voyons, monsieur Dehaene, comment vous, un scientifique et qui proclamez si haut ce titre, pouvez-vous parler de "lettres muettes" ? Ignorez-vous qu'elles le sont toutes ? Que les lettres ne sont que des petits dessins (lesquels sont rarement "causants") et que leur affectation à la transcriptions des éléments de l'oral est purement arbitraire et, du reste, propre à chaque langue : les anglais se servent de la même lettre "a", et ils l'affectent à d'autres "sons" que nous ; les espagnols se servent du même "b", mais pour transcrire un "son" qui n'appartient pas à notre langue et qui n'a que peu à voir avec notre [b]. On pourrait citer de nombreux autres exemples.
D'autre part, vous n'explicitez jamais la raison pour laquelle il faudrait pour lire — activité visuelle par excellence — connaître la correspondance de chaque lettre avec un son du langage... Les sourds profonds ne peuvent apprendre à lire ?
A la grande rigueur, cette correspondance peut avoir un petit intérêt pour la connaissance générale du fonctionnement de la langue, mais personne, en dehors de ceux dont l'intelligence a été anesthésiée par la routine, ne voit en quoi cela favoriserait l'acte de lire : les recherches sur cette activité démontrent depuis plus de cent ans, que l'efficacité du lire est liée au pouvoir d'anticipation et au raisonnement, l'un et l'autre lourdement handicapés par le déchiffrage lettre à lettre, qui les en a détournés.

Vos recherches en imagerie cérébrale démontrent que tous les enfants bénéficient des mêmes capacités cognitives. Alors, comment expliquer que les élèves issus de milieux défavorisés ont plus de difficultés que les autres pour apprendre à lire ?

Les réseaux fondamentaux de la vision
Tiens ? Que vient faire la vision ici subitement ?

et du langage sont effectivement les mêmes pour tous. Ce qui manque, en revanche, aux plus démunis, c'est un environnement stimulant. Faute de livres, leur vocabulaire est réduit. Faute de jeux intelligents, leur flexibilité cognitive est moindre. Résultat : ils sont plus vulnérables que les autres aux troubles de l'apprentissage.

Comment pourraient-ils enrichir leur vocabulaire s'ils apprennent à lire sur des textes aussi lourd de significations que : "Faro a mordu sa mule. Il a déchiré le dessus. Il l'arrache. Le raffut de Faro a fâché papy. " ou "Léa a mis la jupe de mamie. Léa a dit : je suis mamie, je fume ! Léo a ri" ?
S'ils n'ont pas de livres, c'est l'école qui doit leur en donner et leur apprenne à lire avec, au lieu de constater sans état d'âme, comme vous le faites, que leur déficit culturel est évident et que c'est bien triste.

Les enseignants font pourtant beaucoup pour eux. Comment peuvent-ils les aider à surmonter ces troubles, notamment en lecture ?

En s'adaptant au fonctionnement cognitif des élèves.

Et le fonctionnement psychologique, ça n'existe pas ? Avez-vous oublié qu'un enfant est une personne, et qu'il a vécu avant d'arriver en classe, qu'il a fait des découvertes, interprété des constats, certes à sa façon, souvent erronés, mais ce sont des savoirs qui sont là, qu'on ne peut ignorer ?
Et puis — mais peut-être ne le savez-vous pas — le métier d'enseignant consiste à réunir les conditions pour que les enfants apprennent. S'il y a échec, c'est que les conditions n'ont pas été réunies. Ils ne sont donc pas imputables à des "troubles" qu'il faudrait soigner chez les enfants, mais aux carences des conditions réunies, lesquelles souvent ont provoqué les troubles en question.

Cela signifie que l'enseignement doit insister sur la conversion des lettres en sons. Pourquoi ? Parce que quand un enfant apprend à lire, son cerveau effectue trois étapes. La première consiste à identifier la séquence de lettres. La deuxième, le décodage de leur prononciation. Et c'est seulement en dernier qu'intervient le sens.

Sans vouloir épiloguer sur cette "règle", pour le moins discutable, que vous présentez comme une certitude (comportement peu scientifique), j'aimerais bien savoir comment il arrive, le sens... Par miracle ? Vous plaisantez, je pense, monsieur Dehaene. Vous ne pouvez ignorer les travaux menés depuis quelque cinquante ans sur les processus de la compréhension et les opérations mentales nécessaires.

Il faut attendre plusieurs années avant que la lecture devienne un automatisme. Seul un lecteur expert passe directement des chaînes de lettres à leur signification.

Même pas : un lecteur expert ne les voit pas, vos chaînes de lettres ! Vous n'avez donc jamais eu à relire un manuscrit avant impression ? On peut le relire dix fois et à plusieurs, les "lapsus calami" ou de clavier, échapperont toujours. Rien n'est plus difficile que de s'obliger à voir les lettres des mots. D'innombrables expériences ont été réalisées sur ce point, que vous ne pouvez ignorer.

C'est pourquoi le déchiffrage des lettres, qui ne devient automatique qu'au bout de deux ou trois ans chez un enfant, est une étape extrêmement importante. Penser qu'on peut la court-circuiter afin d'accéder directement au sens des mots, à leur signification, est une grave erreur. C'est néanmoins ce que proposent certaines méthodes mixtes.

D'abord, il n'a jamais été question d'accéder directement au sens : ceci, encore une fois, demande un certain nombre d'opérations mentales qu'il faut apprendre... Et l'on voit mal comment elles pourraient être apprises — même en troisième mi-temps — à partir des "productions langagières" (euphémisme aimable), disons plutôt, du non langage que les méthodes proposent.
Pour apprendre à comprendre, encore faut-il qu'il y ait quelque chose à comprendre, c'est-à-dire; qu'il s'agisse d'un message produit par quelqu'un pour dire quelque chose à quelqu'un d'autre, qu'on sache qui est ce quelqu'un, qu'il y ait des enjeux à repérer, bref que le texte renvoie à une situation de communication, dont vous semblez, monsieur, tout ignorer.
Savoir lire, ce n'est pas savoir "assembler des lettres pour former des sons", c'est savoir vivre une situation de communication à distance dans l'espace et aussi dans le temps, en utilisant des signes visuels, pour découvrir ce que ces signes transcrivent, non pas les données sonores du message, mais son sens. Quant à ce sens, ce n'est pas en identifiant, bout à bout, les mots du message, qu'on le trouve comme par miracle, mais en les mettant en relation, à la fois entre eux, avec le péritexte, et avec les "savoirs déjà-là" du lecteur.
Pour comprendre ce qui est écrit, il faut mettre ce qu'on voit en relation avec ce qu'on sait et aussi avec ce qu'on cherche (car on ne lit pas sans avoir quelque chose à trouver, des réponses ou de la détente..)

Mais les méthodes de lecture mises à disposition des enseignants permettent-elles d'avoir la bonne évolution ?

Dans un manuel très populaire l'enfant doit, dès les premières semaines de CP, différencier un article de journal d'une poésie, bien qu'il ne sache pas lire.

Cette demande, dans un manuel, est effectivement aberrante. Mais je connais des classes de maternelle où les petits arrivent très bien à repérer à la BCD, des poèmes (et non "une poésie", formule scolaire nunuche), et même à identifier sur le journal le reportage d'un match de rugby qui les a passionnés...

Aberrant également, les énoncés du type « Je sais déjà lire des mots », où l'élève se réfère à des illustrations pour trouver les réponses. Cela l'incite à croire que les mots se devinent. Cela explique la présence de cinq ou six élèves en échec dans chaque classe de CP, souvent issus d'un milieu défavorisé. Les autres réussissent parce que leur famille compense les déficiences de l'école.

Que vous soyez capable de dire des choses pareilles me trouble profondément, car cela me met dans une interrogation étrange : ou bien vous le dites parce que vous n'avez rien lu de tout ce que nous écrivons — or, nous sommes nombreux à le faire et nos publications sont accessibles partout ! Ou bien vous ne comprenez pas ce que nous écrivons.
Dans les deux cas, cela paraît impensable pour un scientifique.

Certaines méthodes seraient donc plus adaptées que d'autres au fonctionnement cérébral des enfants ?

Une enquête menée par le sociologue Jérôme Deauvieau montre que l'utilisation d'un manuel « graphémique » comme "Je lis, j'écris" (Les Lettres bleues, 2009) améliore les performances des élèves de vingt points sur cent. Mais dans le fond, peu importe que l'enseignant parte des lettres pour composer des syllabes, ou de mots simples pour les décomposer en lettres. L'important est que celui-ci explique progressivement les principes du code alphabétique. Ce qu'il ne faut pas, c'est distraire l'enfant.

Ah bon ? C'est nouveau, ça ? Quelle sinistre école, que la vôtre !

Or, comme leur nom l'indique, les méthodes mixtes contiennent une incroyable mixité d'exercices. Certains sont appropriés, d'autres pas.

Autre surprise pour moi : ignoreriez-vous tout ce qui se fait d'autre que les méthodes mixtes, dans les classes ? Les collègues du mouvement Freinet, du GFEN, ne travaillent point avec des méthodes mixtes : ils travaillent sur du vrai, des écrits, des textes écrits en langue écrite, avec un vocabulaire riche et varié, sur des sujets qui concernent les enfants dont ils respectent les savoirs, si peu scolaires soient-ils. Ils font en sorte que la culture qui n'est pas chez eux soit au moins dans la classe, pour tenter d'éviter que l'injustice sociale ne se transforme en injustice scolaire.

Et puis, il faut aussi cesser de politiser les questions de méthode, C'est absurde..

Désolée, mais c'est là une énorme contre-vérité. Faire classe, c'est mettre en place les savoirs nécessaires aux enfants pour que les adultes qu'ils deviendront puissent construire leur liberté de citoyens dignes de ce nom. Les contenus enseignée et les démarches utilisées sont donc hautement politiques, puisqu'elles visent un certain type de société... Y compris quand ils se présentent comme non politiques, car alors, c'est une politique qui fonctionne à l'insu (du plein gré) de celui qui enseigne. Et c'est infiniment grave.

L'apprentissage de la lecture n'est ni de droite ni de gauche. Le cerveau des enfants fonctionne d'une seule et même façon. Pour délivrer un enseignement adapté, les profs doivent simplement connaître ce fonctionnement.

J'ai un ami qui crie "au secours !" devant cette phrase...
Moi je vous plains.