Un aphorisme célèbre, quoique simplet (mais l’opinion aime le simplet !) affirme que pour « enseigner l’anglais à Toto, il faut connaître l’anglais et il faut connaître Toto ». Mais quand on passe de l’enseignement de l’anglais à « l’enseignement de l’enseignement de l’anglais », ou de façon plus claire, à l’enseignement du métier qui consiste à enseigner l’anglais, alors, il manque une marche à l’aphorisme : la connaissance du métier.
Même si les programmes de formation n’y pensent pas toujours, c’est par cette marche-là qu’il faut commencer.

1- Enseigner : un métier. Quel type de métier ?
Justement, les métiers ne s’enseignent pas tous de la même manière.
Par exemple, un plombier, ou un menuisier, doit acquérir, pour pouvoir les manipuler de façon efficace, des connaissances approfondies sur les matériaux qui lui seront confiés. Il doit aussi connaître les stratégies qui permettent de les manipuler. Pour ces types de métiers, tout cela est bien connu, et ne varie guère : seuls varient les matériaux eux-mêmes, constamment renouvelés par les technologies modernes. Mais leurs « règles de fonctionnement » sont précises, entraînant des manières de les utiliser tout aussi précises.
Il suffit donc de les enseigner aux futurs artisans pour qu’ils deviennent experts.

Mais le métier d’enseignant appartient à une tout autre catégorie. Contrairement aux exemples précédents, pour lesquels le matériau se laisse faire — plus ou moins facilement, mais finit toujours par obéir si l’artisan connaît bien son affaire — le « matériau » à transformer ici ne se laisse pas faire : c’est un élève, une personne. Si bien que le métier d’enseignant est en réalité, selon la jolie formule d’Yves Chevallard, un « jeu à deux », donc un métier qui, comme le tennis ou le foot, n’est possible que si les autres veulent bien jouer.
Certes, on a longtemps négligé cette différence — on continue aujourd’hui encore en bien des endroits — considérant que, à l’instar du bois, ou du PVC, l’élève doit obéir et apprendre coûte que coûte les éléments du programme. L’emploi du verbe « former » est révélateur : comme le plombier est capable de donner la forme qu’il veut à son tuyau, le bon enseignant doit donner aux élèves la forme prévue par la Société, au besoin par la force. Ceux qui le pensent se trompent ; l’échec en est la preuve.
La première condition pour qu’un enseignant apprenne à enseigner la lecture, c’est donc qu’il ait compris l’originalité de notre métier : le « matériau » sur lequel on travaille est UNE PERSONNE, avec tout ce que cela signifie de droits à la liberté…
Et si, pour corser l’affaire, c’est la lecture qu’il s’agit d’apprendre à enseigner, activité fort complexe, on peut parier qu’une technique imposée, même sanctifiée par une tradition ancestrale, ne suffira sans doute pas à installer sa maîtrise.

2- La lecture, un apprentissage complexe.
Savoir lire, en effet, est loin de se limiter à un ensemble de connaissances sur les signes de l’écrit, c’est une ACTIVITÉ, s’exerçant dans des situations variées, de façon dépendantes de ces situations, et variant avec elles.
En fait, lire n’est pas un « savoir », c’est un outil pour savoir : il n’a pas sa fin en lui-même (jamais on ne lit pour lire). Même quand on lit pour se détendre et passer le temps, il s’agit d’un projet.
On ne peut donc l’appréhender que dans ces situations : apprendre à lire, c’est apprendre à les vivre.
Or, elles exigent non seulement la prise en compte du projet, mais aussi la maîtrise D’OBJETS très divers, au maniement différents, dépendant des types d’objets utilisés (courrier personnel, dictionnaires, organes de presse, affiches publicitaires, ouvrages documentaires, romans, poèmes, etc.), avec, pour couronner le tout, des connaissances sur les signes à interpréter et sur les spécificités de fonctionnement de la langue que ces signes traduisent, spécificités de fonctionnement fort différentes de ce qui se passe dans l’usage parlé.

3- Apprendre à enseigner la lecture, signifie donc apprendre à gérer cette complexité.
Gérer une telle complexité, pour permettre à chaque enfant de se l’approprier dans toutes ses dimensions, est chose difficile, qui a toujours fait plus ou moins peur. La solution retenue depuis toujours, commode, rassurante et d’une logique— certes de café du Commerce — qui plaît bien en général, a été la politique de l’escalier, marche par marche, reportant à l’étage au-dessus, dans les combles du grenier, — voire dans une vie ultérieure — tout ce qui gêne un peu, la connaissance et la manipulation des objets à lire, la prise en compte des élèves en tant que personnes, la notion de projet de lecture, et les spécificités linguistiques de l’écrit, en dehors de la sacro-sainte relation lettres-sons, seule élue pour les débuts.
Si bien que l’enseignement de l’enseignement de la lecture se borne en général à l’étude des outils existants : on analyse longuement les « méthodes » à la mode ; on fabrique des grilles impressionnantes pour comparer ces outils, à la fois reposants et capables de donner l’impression qu’on enseigne la lecture, sans les inconvénients qu’elle engendre, tout comme si, pour apprendre à enseigner la natation, on se contentait d’étudier les divers types de tabourets et de potences, dont l’avantage est de faire croire qu’on apprend à nager sans les inconvénients de l’eau.

Le problème, c’est que cette approche marche par marche, est complètement contradictoire avec ce qu’on sait de la manière dont on apprend. D’abord, la première marche n’est forcément ni facile, ni première, pour tout le monde car les élèves ont des entrées différentes dans l’apprentissage. Ensuite on oublie que que le commencement d’un apprentissage n’est jamais clair d’emblée et qu’il faut la suite pour comprendre le début.
En fait on n’apprend pas en empilant de petits bouts clairs sur des petits bouts clairs, mais en allant du tout confus, au tout clarifié. Le savoir c’est un peu comme le brouillard qui se lève : on commence par ne pas comprendre.
Or, empiler des savoirs ne permet pas de comprendre : il faut découvrir les relations qui les unissent. C’est donc ensemble qu’il faut les appréhender. Force est d’admettre que les enfants doivent commencer par la complexité… Comment faire ?

En fait, la réponse a été fournie, dès les années 70, à la fois de manière théorique par les psychologues de l’apprentissage, et de manière pratique et concrète par ceux qui, par la nature même de leur discipline d’enseignement, sont justement confrontés à la difficulté d’enseigner des activités insérées dans des situation complexes (et non de simples « savoirs ») : nos collègues chercheurs en pédagogie de l'EPS, les Pierre Parlebas, Jean Le Camus, Robert Meyrand, Jean Eisenbeis, Bernard Maccario, Raymond Catteau, J.P. Julliand et bien d'autres…
Prenant appui sur le fonctionnement psychologique des enfants, et de l’apprentissage, ils ont mis en évidence, y compris pour les enseignant « non-EPS », les principales conditions de mise en place de tels apprentissages — conditions que chacun s’est hâté d’oublier, jetées avec l’eau du bain soixante-huitard.
Pourtant, elles sont essentielles, notamment les deux suivantes :

* Toujours commencer l’apprentissage par la SITUATION ELLE-MÊME, aussi authentique que possible, et non par ses composantes, découvertes petit à petit. C’est sur la neige qu’on apprend à skier, c’est dans l’eau qu’on apprend à nager…

* Aider les enfants à découvrir le plus vite possible comment METTRE EN RELATION les diverses composantes — nouvelles — de la situation à apprendre, en les ANALYSANT AVEC EUX : dans l’eau, on respire autrement que sur terre, on s’équilibre autrement et on bouge autrement.
De même, lire, exige qu’on utilise un autre sens, la vue (et non les oreilles), qu’au lieu d’écouter des mots qui se suivent dans le temps, on apprenne à explorer un espace, des pages, surfaces planes recouvertes de signes assemblés, et qu'on sache manipuler des objets nouveaux, porteurs de ces pages, elles-mêmes différentes d’un objet à l’autre et différemment organisées.

Ces données, ajoutées à tout ce que nous apportent, depuis des décennies, d’autres chercheurs, dans des disciplines différentes, permettent de préciser les principes d’une démarche d’enseignement efficace, définissant par voie de conséquence une autre démarche de formation des enseignants.
Un des grands apports des années 70, aura été en effet, de nous faire découvrir que, par-delà les différences de contenus disciplinaires, existe une manière de les aborder commune à toutes les disciplines, beaucoup plus cohérente avec ce qu’on sait des enfants et de leur manière d’apprendre.
Précisément, pour l’apprentissage de la lecture — laquelle est largement dépendante du fonctionnement de la langue concernée — les recherches françaises sur les autres disciplines apparaissent plus utilisables chez nous, que les recherches en lecture des autres pays, dont la langue écrite fonctionne différemment.

4- Dès lors, se dessinent clairement des contenus souhaitables pour que les futurs enseignants apprennent à enseigner la lecture.
Évidemment, il ne peut s’agir d’expliquer aux futures profs comment on DOIT enseigner la lecture — même si ce type d’imposition est devenu fort à la mode depuis une ou deux décennies.
Comme dirait le bon Descartes, ce n’est pas la méthode qu’il faut enseigner, mais « le Discours », ou plutôt la démarche qui permet de la construire. Les élève étant différents chaque année, avec des passés différents, des expériences personnelles différentes, des « savoirs déjà-là » différents, rien de « tout fait » ne peut être proposé, sous la même forme, semblable d’années en années.
Il s’agit, au contraire, de former les futurs profs aux démarches qui permettent de construire la pratique de façon cohérente, en fonction des enfants hic et nunc, des lieux où ils vivent, et des écrits de l’actualité du moment.
Mais surtout, il s'agit de savoir que cette construction s’effectue toujours sur un choix d’hypothèses.
Sur cette terre, il n’existe nulle vérité, pas même dans les imageries cérébrales (diversement interprétables toujours). Seules existent des hypothèse, issues de la Recherche fondamentale. Il importe donc que le futur enseignant les connaisse, dans leur diversité souvent contradictoire, qu'il apprenne à s'y orienter pour pouvoir les choisir de façon consciente en cohérence entre elles, au lieu d’être soumis à un outil qui les ignore.
Elles concernent :

* La conception de la lecture elle-même, de ses rapports avec l’oral, de la place de son aspect visuel : comment on passe, ou non, de l’oralisation du CP à la lecture des yeux.
* La place accordé, ou non, dès le début des apprentissages aux objets à lire, à leurs fonctions sociales et à leur manipulation.
* La place accordée à la dimension « communication » d’un texte à lire (son auteur et son ou ses destinataires).
* La place accordée, ou non, aux conduites de lecture et aux stratégies de construction du sens.
* La place, accordée ou non, à la dimension linguistique de l’écrit : les différences de fonctionnement de la langue à l’oral, avec les faits langagiers que l’on trouve dans les écrits (organisation du discours, choix syntaxiques et lexicaux), le tout associé, tout de suite ou non, aux problèmes de relations graphèmes-phonèmes.
* la place accordée ou non, au fait que ces relations obéissent à des règles variables (variations régionales de la prononciation du français, et caractère non symétrique des relations graphèmes-phonèmes et phonèmes-graphèmes)
* La prise en compte, ou non, de données psychologiques, comme l’impact sur sa maîtrise ultérieure, des premières approches d’un apprentissage pour un enfant.
* La prise en compte ou non des savoirs personnels des enfants.
* La place accordée à la Culture dans les premiers apprentissages, présente dès les premiers textes à lire, ou reportée à plus tard (sinon jamais !).

Savoir débusquer les hypothèses choisies (consciemment ou non) par l’auteur d’une pratique donnée, sur manuel ou dans une classe, c’est ce qu’on appelle « théoriser une pratique ». C’est le cœur de la formation : pas d’autre moyen de savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait, d’en être « maître ».

« Maître d’école ». Ce beau mot n’a guère été jusqu’ici un objectif de formation. On peut espérer que cela change. Mais tant qu’elle s'obstinera à se faire à partir de méthodes toutes faites, nous continuerons d’en douter.