Il faut être bien ignorant de ce que sont les Sciences Humaines, pour penser que les résultats des élèves peuvent être, à eux seuls, un critère d'évaluation d'une pratique pédagogique : le nombre de variables externes, auxquelles on peut attribuer ces résultats, est si grand, et le détail de ces variables si peu saisissable, que ceux-ci ne peuvent être considérés que comme un "fait" à constater, en un lieu et en un temps donné, sans qu'il soit possible ni d'en déterminer les causes réelles, ni d'en dégager des hypothèses pour les années suivantes. Surtout, ne prendre en compte que le résultat obtenu sans se préoccuper de la situation de départ des élèves est un choix pour le moins inquiétant en matière d'évaluation.
Tout enseignant sait bien que ce qui a marché dans sa classe une année ne marche jamais aussi bien l'année suivante, ni de la même manière ailleurs : d'une année sur l'autre, d'un lieu à l'autre, tout a changé, les enfants ne sont plus les mêmes, ils n'ont plus le même type d'expérience, les mêmes "savoirs-déjà-là", et leur pouvoir de compréhension fonctionne autrement. Vouloir neutraliser ces variations est donc en soi une erreur grossière ; mais vouloir en plus neutraliser les variations relatives à la personne de l'enseignant, pour établir une relation d'équivalence entre ces résultats et les compétences de celui-ci, révèle un degré d'incompétence et de sottise, qui fait frémir, venant d'un chef d'état.

J'entends d'ici les objections : Oui, mais le métier d'enseignant consiste bien à faire réussir les élèves, non ? Si les élèves ne réussissent pas, l'enseignant n'y est-il pas pour quelque chose ? En fait, seuls les non-enseignants poseront cette question : les enseignants, eux, en rendront responsables quelques "dys", accablant ces élèves malchanceux, et ajouteront en prime le laxisme ambiant, la télé et les smartphones.
Depuis déjà bien longtemps, plusieurs décennies, on sait que ces explications sont erronées, autant l'une que les autres.
Le but de notre métier est que les élèves acquièrent les savoirs requis par l'Institution. Or, sait que cette acquisition ne se fait nullement par "réception" d'une "transmission" de ces savoirs, mais par un travail de "mise à disposition" de ceux-ci, effectuée par l'enseignant, dont la véritable tâche consiste à réunir les conditions pour que les enfants les acquièrent.
Un "bon" enseignant doit donc être capable de réunir, de façon forcément différente chaque année, les conditions qui permettront à ses nouveaux élèves d'apprendre ce qu'ils ont à apprendre : pour cela, il doit mettre en relation ce que les chercheurs nous ont appris de la psychologie des enfants, des processus d'un apprentissage, des "savoirs savants" relatifs aux disciplines enseignées, avec l'histoire personnelle de chacun des élèves.
Apprendre à effectuer chaque année cette délicate mise en relation constitue le cœur d'une formation d'enseignants.
Dès lors, l'évaluation des compétences acquises par l'enseignant ne peut s'effectuer que sur la base de ces contenus de formation en repérant les indicateurs de leur maîtrise, à travers deux types d'investigation :

1- une observation approfondie de ce qui se passe en classe, durant des séquences pédagogiques : comment l'enseignant s'y prend, quelles situations il a mises en place, comment il gère les réactions des élèves, et quelle ambiance il y a installée ;
2- une observation également des élèves : ce qu'ils ont à faire, quels moyens ont été mis à leur disposition, quelles aides ils ont reçues, quelle connaissance ils ont de l'utilité du savoir sur lequel ils travaillent ;
3- et surtout — à mes yeux c'est le plus important — un entretien avec le maître, permettant de savoir comment il justifie ses faits, ses gestes, ses paroles et ses choix. Pour être un "bon enseignant", il ne suffit pas de "bien savoir faire" ; il faut savoir POURQUOI C'EST BIEN. S'il est un domaine où la métacognition est capitale, c'est bien l'enseignement !

Longtemps, dans les Écoles Normales, on a demandé aux futurs instit' de faire des "fiches de préparation" de leurs leçons, — que certains ont conservées ensuite toute leur carrière, avec leurs bords qui jaunissaient en s'effilochant un peu plus chaque année ! Il s'agissait surtout de bien mentionner l'objectif à atteindre qui ne devait pas être oublié.
Le problème, c'est que l'on oubliait de préciser aux normaliens qu'il devait y avoir un lien logique entre l'objectif et ce qui était prévu dans la suite de la fiche. Combien en ai-je corrigé, de ces fiches annonçant une kyrielle d'objectifs (leurs auteurs pensaient que plusieurs objectifs, ça fait mieux !), sans qu'apparaisse le moindre rapport entre ceux-ci et les activités soigneusement décrites ensuite... ! Et lorsque je le faisais remarquer, j'avais droit à un regard étonné, comme si ma question était indécente, tout comme le rappel qu'un travail pédagogique — une "leçon" — ne saurait avoir qu'un SEUL objectif d'apprentissage : il n'est pourtant jamais prudent de courir plusieurs lièvres à la fois !
Cette abondance d'objectifs (retrouvée parfois chez des collègues formateurs) révélait aussi (mais c'est toujours vrai aujourd'hui !) une confusion tenace entre "objectif" (ce qu'ils vont apprendre), et "compétences utilisées dans la situation" : je ne suis pas en train d'apprendre ce que je suis en train d'utiliser. Si l'on propose une activité de grammaire à vivre en petits groupes, le travail en groupe ne peut en être l'objectif : l'activité prévue SE SERT de cette compétence, mais celle-ci n'en est pas le but ! Autant dire qu'on court après l'autobus pour améliorer ses compétences en course à pied ! Même s'il est possible qu'on les améliore un peu, ce n'est évidemment pas le but de l'activité : le seul but ici est de ne pas arriver en retard au travail.

On mesure combien notre métier a besoin de rigueur de pensée, et combien elle est peu répandue : comment former les esprits des enfants si l'on est soi-même dans le flou des notions et si, comme on me l'a souvent répondu quand je tiquais sur la confusion "objectifs /moyens", on pense qu'on se comprend bien comme ça ?
Aussi, plutôt que de vérifier si l'enseignant "applique" bien les programmes, s'il suit scrupuleusement les consignes officielles, s'il a choisi la méthode de lecture officiellement conseillée, celui qui est chargé de son évaluation devrait AUSSI (surtout ?) s'assurer de sa rigueur de pensée, de sa capacité à analyser son propre travail, à en préciser les présupposés théoriques, et à défendre ses choix pédagogiques, en référence aux travaux de recherche, et non aux conseils reçus.
Une évaluation en cours de travail ne peut être que FORMATIVE : l'inspection est là pour aider les collègues et les conseils donnés par l'inspecteur devraient porter d'abord sur des lectures et de la documentation, et non sur les façons de faire. La plupart du temps, les difficultés des collègues et leurs erreurs viennent d'un manque réel de culture, manque dont la formation a, de tout temps, été largement responsable.
Je rappelle que c'est un formateur qui parle : toute ma carrière, j'ai eu à lutter contre deux adversaires :
* les étudiants qui réclament du tout fait tout de suite et veulent savoir comment faire, sans aucun besoin de savoir pourquoi il vaut mieux faire comme ça;
* les collègues formateurs, qui pensent qu'on n'a pas le temps d'aller au fond des choses, et que de toutes façons, les étudiants n'y tiennent pas.

N'est-elle pas là, la clé de nos échecs ?