La littérature, qu'elle soit écrite ou filmée, reste ce qu'il faut convoquer quand on a l'impression que tout est perdu et qu'on ne peut plus rien dire : c'est ce qu'ont fait Philippe Meirieu, et Jean-Louis Briand, dans deux articles, éblouissants. Philippe a relu pour nous "Le Sagouin" de F. Mauriac... Et Julos a vu le film "Un maître d'école". Voici le final du texte de Philippe

Enseigner quand même.
Notre responsabilité d’enseignants reste fondamentale aussi. Aux moments de découragements, quand je doute de l’importance de notre mission et de notre nécessaire travail pédagogique, je relis « Le Sagouin » de François Mauriac. Une écriture au scalpel. Une histoire dramatique d’un autre temps et, pourtant, une leçon essentielle : quand Monsieur Bordas, l’instituteur découvre, tout à coup, que Guillou, le sagouin, s’intéresse à un passage de « L’Ile mystérieuse », il laisse tragiquement passer l’occasion :
« L’instituteur recula un peu sa chaise. Il aurait pu, il aurait dû s’émerveiller d’entendre cette voix fervente de l’enfant qui passait pour idiot. Il aurait pu, il aurait dû se réjouir de la tâche qui lui était assignée, du pouvoir qu’il détenait pour sauver ce petit être frémissant. Mais il n’entendait l’enfant qu’à travers son propre tumulte ».
Nous avons toujours de bonnes raisons – et plus que jamais ! – de laisser le tumulte du monde nous envahir. Mais pas au point de ne plus entendre ce qui vibre chez nos élèves et nous permet de les aider à apprendre et à grandir. Car, François Mauriac poursuit, un peu plus loin, après le suicide de Guillou :
« À l’École normale, un de leurs maîtres leur apprenait les étymologies : “instituteur” de “institutor”, celui qui établit, celui qui instruit, celui qui institue l’humanité dans l’homme : quel beau mot ! D’autres Guillou se trouveraient sur sa route peut-être. À cause de l’enfant qu’il avait laissé mourir, il ne refuserait rien de lui-même à ceux qui viendraient vers lui. Mais aucun d’eux ne serait ce petit garçon (…) qu’il avait rendu aux ténèbres qui le garderaient à jamais. »

On me pardonnera le pathétique – que certains considèreront peut-être comme du « pathos » – de ce développement. Nos élèves ne se suicident pas. Physiquement du moins… Mais la littérature est là pour nous confronter à des situations radicales dont nous pouvons tirer – par empathie – quelques enseignements. Et, ici, elle nous rappelle que, malgré le caractère terrible du contexte international et social, malgré les bégaiements de notre institution et les errements d’une partie de sa hiérarchie, l’attention au vivant et à l’humain reste la pierre de touche de notre engagement. Ce que rien ne doit nous faire oublier.
Nous avons bien un Guillou quelque part dans une de nos classes… et ce qu’il deviendra demain peut, peut-être, changer le monde.

Et, second volet du diptyque, le texte intégral de Julos :

Le maître d'école d'Emilie.

Autant l'avouer tout de suite : j'avais la larme à l'oeil pendant le générique de fin de "Mon maître d'école", un documentaire d'Emilie Théron, journaliste documentariste, ancienne élève de Jean-Michel Burel, instituteur (et maire) de la commune gardoise de Saint-Just-et-Vacquières durant quarante ans.
Objectif atteint donc par la réalisatrice qui voulait faire un film sentimental plutôt qu'un film sur l'école. On se souvient tous de "Etre et Avoir", le documentaire de Nicolas Philibert sur une classe unique du Puy de Dôme. Nous avions été nombreux à succomber, plus ou moins, aux charmes un peu désuets de cette école rurale, aux mimiques de Jojo, ainsi qu'à la douce nostalgie de ce document magistralement réalisé... avant de déchanter totalement devant l'hystérie procédurière et cupide de l'instituteur retraité et soi-disant maltraité par la production et le réalisateur du film. A posteriori, mais en vain, fort heureusement.
Cette fois-ci aucune crainte, Bubu comme on le surnomme dans le village, c'est l'humanisme, la générosité et la bienveillance faite homme ! D'ailleurs, si Emilie a fait en sorte que son film ait, à ses propres yeux, valeur de cadeau pour célébrer la dernière année d'exercice de son ancien maître d'école c'est aussi en souvenir d'un geste de ce dernier qui lui sauva probablement la vie. Ce jour inoubliable où la petite fille d'alors faillit mourir étouffée par un bonbon coincé dans sa gorge... Sauvée par Bubu !

Emilie, aujourd'hui mère de famille, a souhaité donner en héritage à ses enfants cette part d'enfance heureuse, ces quelques années de bonheur d'école qu'elle a vécu auprès de cet instituteur aussi unique que pouvait l'être cette classe, du ce2 au cm2, avant le grand saut que représente l'entrée au collège pour des élèves ayant bénéficié de la chaleur intime et protectrice d'un tel cocon scolaire.
Ce faisant, en nous donnant à voir le portrait (que l'on découvre séquence après séquence, saison après saison) de son maître d'école, elle nous donne matière à réfléchir sur ce qu'était l'école d'autrefois, celle, plus proche, des années 70, celle d'aujourd'hui. Je ne doute pas que les débats et les échanges ont dû être fructueux, intenses et contradictoires lors de la présentation du film pendant sa tournée promotionnelle !
M. Burel n'est pas un militant pédagogique, il ne s'exprime pas non plus dans la novlangue des instituts de formation pédagogique ou des départements universitaires de sciences de l'éducation. Tout au long du film il exprime avec des mots simples ses convictions éducatives, sa philosophie humaniste, ses priorités pédagogiques.
On comprend lors d'une séquence où il invite ses élèves à écrire un "texte libre" que l'œuvre d'un Célestin Freinet ne lui est pas étrangère.
Je me suis senti en totale empathie avec lui à de nombreuses reprises : lorsqu'il évoque la vigilance et le soutien a accordé aux élèves en difficulté, passagère ou non ; l'apprentissage de l'autonomie, affective, intellectuelle, corporelle ; le vivre-ensemble qui se nourrit de coopération, d'entraide, de solidarité, de respect mutuel ; l'importance de l'expression et de la création artistique, théâtre, poésie, peinture... ; la nécessité de l'évaluation sans oublier la valeur toute relative des appréciations et des jugements que l'on porte à un moment T du parcours scolaire d'un élève ; l'importance du rire, de la détente et de la plaisanterie dans la vie de la classe...
Quant à la qualité de sa relation éducative avec ses élèves, dans leur diversité et leur originalité, c'est une merveille. D'autant plus qu'il annonce la couleur dès le début : cette année scolaire étant la dernière pour lui, en tant qu'enseignant, il souhaite y prendre un plaisir particulier en partage avec toute la classe ! Promesse tenue.
Toutefois, la courte séquence où il accueille, vers la fin de l'année scolaire, l'enseignante nommée sur son poste, n'est pas, à mon avis, la plus réussie. M. Burel, en lui présentant les futurs élèves de cm1 et cm2, évoque les points forts de certains et les points faibles de quelques autres... ce qui me semble contradictoire avec des propos tenus précédemment sur l'éducabilité et le danger qui consiste à enfermer un enfant dans un statut, que ce soit de bon ou de mauvais élève.
En outre, la nouvelle maîtresse attend un heureux évènement... Il n'est pas certain qu'elle assure elle-même la prochaine rentrée. Emilie aurait pu laisser ces quelques minutes au rebut lors du montage, ou en choisir d'autres le cas échéant ?

Heureusement, la toute dernière séquence évacue, par l'émotion qu'elle dégage, ce petit moment de faiblesse. Car lorsque la classe se vide, M. Burel craque. C'est au tour de son ancienne élève de réconforter le maître... en le prenant dans ses bras. Qui peut résister à une telle image ?
C'est donc en effet un magnifique cadeau que cette jeune documentariste a fait à "son maître d'école". Je souhaite, pour ma part, que ce travail de mémoire s'avère plus utile encore. Qu'il soit vu par le plus possible de parents d'élèves, d'enseignants, de formateurs d'enseignants et de futurs enseignants. Car si le caractère unique de ce portrait d'instituteur en fait une belle exception, cela n'enlève rien au témoignage exceptionnel, exemplaire et riche d'enseignements qu'il représente.