(Voir, entre autres :
https://www.fondation-sncf.org/index.php/toutes-les-actualites/education/530-la-machine-a-lire-du-havre)

Cette question de la lecture longue n'est pas nouvelle : elle me rappelle une conférence d'un grand Balzacien, écrivain et critique littéraire fort connu dans les années 70, Pierre Barbéris, qui était venu à Toulouse faire une conférence sur la littérature au collège et au lycée. Après un brillant exposé où il avait développé toutes sorte d'approches plus intelligentes les unes que les autres des grands ouvrages de la littérature, un doigt s'était levé dans la salle pour poser la question suivante : "Toutes ces propositions de travail sur des romans sont passionnantes et je saurai m'en servir... une fois que les élèves auront ouvert leur livre... Mais comment faites-vous pour qu'ils l'ouvrent...?"
Je me souviens que le conférencier avait été quelque peu décontenancé par cette question embarrassante, mais pourtant essentielle, et qui soulevait le véritable problème.
Comment notre Alain national répond-il à cette question ? Sa réponse est très sérieuse et n'a rien d'un gadget — c'est ce qu'il affirme avec énergie. Elle repose sur le présupposé théorique suivant que l'entraînement à la lecture serait du même ordre que celui du coureur à pied.
"Les recherches expérimentales les plus récentes montrent clairement que ce qui handicape véritablement les lecteurs peu aguerris c'est bien l'incapacité et la crainte d'affronter une distance de lecture dépassant quatre à cinq pages".
Comme dirait Desproges : "Etonnant, non !" Mais l'étonnement ne s'arrête pas là.
Pour remédier à cela, il propose une activité qui consiste à ne pas lire tout le temps (??!), grâce à une nouvelle application installée sur une tablette, — dont, paraît-il, tous les enfants seront bientôt équipés — portant un texte littéraire, long, découpé en séquences, dont les unes sont à écouter, et la suite, lue des yeux ; puis arrive, pour reposer le lecteur (évidemment fatigué), une nouvelle séquence lue à haute voix, suivie d'une séquence à lire des yeux et ainsi de suite.

La suite du discours continue dans l'étonnement : très satisfait des résultats obtenus auprès des enfants hâvrais testés, il précise :
" L'application comprend déjà 35 titres, des livres jeunesse, et des classiques comme l'Odyssée d'Homère, Aladin, Les Trois Mousquetaires et bientôt Notre-Dame de Paris. Les textes ont été raccourcis et on a conservé uniquement les passages où il y a de l'action, en enlevant les parties descriptives, mais on ne réécrit pas Victor Hugo", assure l'auteur (heureusement !). "Nous prenons les enfants comme ils sont aujourd'hui, c'est-à-dire familiers des séries télévisées où l'action est prépondérante".

Que dire de cet outil ?

On reste confondus, ne sachant si l'on doit rire, s'énerver, porter plainte ou éclater en sanglots. Tout est désolant dans cet objet au titre ridicule — et même assez scandaleux — qui méconnaît gravement ce qu'est la lecture, comme ce que sont les jeunes, y compris aujourd'hui.

1- En assimilant le travail de lecture à un entraînement de coureur à pied, l'auteur oublie la profonde différence qui les sépare : contrairement à celui-ci, lire est une activité qui n'a pas sa fin en elle-même : plus que le fait de lire, c'est ce qu'on lit qui compte. Lire ne se contente pas de "faire du bien", cela sert à penser, à réveiller la réflexion, à secouer les idées reçues, à nous faire autre. Enseigner la lecture, ce n'est pas rendre les enfants capables de lire beaucoup, c'est les rendre capables de se servir de la lecture, pour être libres.
J'ajoute que prévoir un tel outil avec de la littérature, en la mutilant de ses passages trop peu "actifs", c'est atteindre des sommets d'ignorance sur les fonctions de celle-ci. Ce serait de toutes manières une erreur avec des textes de droit, de presse ou de technique, mais avec la littérature, notre ami Bentolila bat tous les records ! S'il ya un domaine de la lecture qui se savoure dans tous ses détails, c'est bien la lecture littéraire, cette lecture de l'écriture, sans laquelle il n'est point de culture.
Pour la lecture non, plus simplifier la chose à lire n'apporte rien.

2- Les enfants et adolescents qui sont les cobayes de l'expérimentation, ne sont nullement aidés (ce qui les aide, provisoirement, c'est le regard que porte sur eux les médias, qui leur donne de l'importance et les rassure, c'est tout) ; en fait, ils sont manipulés, infantilisés par ce pseudo-jeu, faussement moderne, qui les trompe gravement sur leur savoir-lire. Il faut avoir des jeunes une image bien méprisante pour imaginer un outil pareil.
D'ailleurs, ce monsieur oublie, de toute évidence, les millions d'entre eux qui ont fait la fortune de J.K. Rowling, avec des ouvrages qui avaient un peu plus de cinq pages. Enfants et adolescents lisent quand on leur a appris à le faire, et qu'on ne les a pas enfermés dans un comportement de lecteur à l'opposé de celui qu'on doit avoir pour lire du "long".

Peut-on faire autrement, et comment rendre tous les enfants capables de lire sans frémir devant l'épaisseur de l'ouvrage ?

Être capable de lire longtemps, sans avoir peur du nombre de pages, cela s'apprend. Et pas par un conditionnement-dressage de ce type. Qu'on ne l'ait jamais fait jusqu'ici, c'est une évidence : je garderai longtemps dans l'oreille, les cris épouvantés de mes collègues, à qui je présentais le "classeur- ressources" d'un outil d'aide à l'enseignement de la lecture, conçu et fabriqué par l'équipe : "Va falloir lire tout ça ???"
Sur ce point il a raison Alain Bentolila, hélas ! Mais sa solution est terrifiante.

Ce qui est tellement désolant devant ce genre d'expérimentation, c'est que, depuis fort longtemps, on sait ce qu'il faut faire. À l'INRP d'alors, nos travaux nous avaient conduits à la conviction que, non seulement, l'apprentissage de la lecture ne pouvait être considéré comme acquis au CP, mais qu'il restait beaucoup à apprendre, et qu'il devait se poursuivre jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire, afin de ne pas oublier des objectifs essentiels, spécifiques à chaque cycle. Rien à voir avec la formule bateau du Café du Commerce : "c'est toute la vie qu'on apprend à lire" qui ne signifie rien.
Nous avions pu définir, pour la scolarité obligatoire, quatre niveaux de "savoir lire" à viser :
* Au cycle 1 (l'école maternelle, dans le découpage des programmes 2015) : l'objectif est de faire découvrir le monde de l'écrit et familiariser les enfants avec lui, avec la communication à distance qu'il permet, et avec le fonctionnement langagier qu'il utilise et dont ils doivent découvrir qu'il est très différent de celui qu'ils connaissent à l'oral.
* Au cycle 2 (CP, CE1, CE2, maintenant), l'objectif est de construire l'autonomie de lecture, c'est-à-dire la capacité à vérifier soi-même ses hypothèses de sens en utilisant les marques orthographiques et la relation lettres-sons.
* Au cycle 3 (CM1, CM2, 6ème de collège), l'objectif est de construire la variabilité des conduites de lecture : c'est-à-dire de rendre les enfants capables d'adapter leur conduite de lecture selon les trois données des situations de lecture : le projet de lecture, le temps dont on dispose et la quantité à lire.
* Au cycle 4 (le collège), l'objectif est alors de construire la "lecture littéraire", la lecture de l'écriture, celle qui va chercher les significations cachées, celle qui sait repérer le ton du récit et la manière de raconter.

Il nous était apparu, qu'à l'école primaire, le troisième objectif d'apprentissage, totalement absent de tous les programmes jusque là, devait y être inscrit (avec une amorce du quatrième), ce qui impliquait naturellement une formation des collègues à ce sujet.

Il n'est pas évident, en effet, d'affronter un livre épais, surtout quand on sait que lire est forcément une aventure inconnue. Contrairement à ce qu'on a fait longtemps croire, on ne lit pas ce qu'on aime ; on aime ou on n'aime pas ce qu'on a lu. Il faut lire pour le savoir, surtout quand on est enfant et qu'on n'a pas encore beaucoup de connaissance des œuvres et des auteurs. Cela oblige à faire acquérir aux enfants, non point le "goût de lire" (le "goût" ne se donne pas : on l'a ou on ne l'a pas), mais des stratégies d'entrée dans les livres :

* Habituer les enfants à ne jamais commencer en haut à gauche, pour finir, page, après page en bas à droite, mais toujours commencer par une exploration de l'ensemble du texte, afin d'installer un horizon d'attentes qui entr'ouvre la porte. Ensuite aborder le livre toujours en entier (jamais chapitre après chapitre !), en y revenant à plusieurs reprises, avec des projets de lecture différents :
* une première lecture rapide, (avec le droit de sauter des pages... mais oui !!) pour connaître l'histoire et savoir comment ça finit. Avoir le droit de sauter des pages (ce que nous faisons tous fort souvent, pour une première lecture), ce n'est pas la même chose que de découvrir un ouvrage mutilé : entre les deux, il y a le respect de la personne du lecteur.
* puis d'autres lectures avec des focalisations diverses qui vont permettre de retrouver les pages sautées : faire l'inventaire des lieux, par exemple, ou celui des personnages pour les classer par familles, chercher la morale de l'histoire et en débattre, et commencer à savoir sentir comment et sur quel ton l'histoire est racontée... Et cela pourra donner envie de la re-raconter sur un autre ton ou en s'y prenant autrement... Lecture qui enrichit l'écriture et réciproquement.

Quand l'école primaire travaille ainsi la lecture, les machins comme les machines deviennent inutiles