On communique beaucoup, c'est certain... Mais — selon une habitude scolaire française bien installée — on n'apprend pas à le faire : il suffit de jeter un coup d'œil sur les programmes scolaires, pour constater qu'aucun travail d'apprentissage n'est prévu sur ce point.
On invite éventuellement les enfants, avec plus ou moins d'énergie et de précision, et selon l'ouverture psychologique et sociale de ces programmes, à favoriser la communication entre enfants... Mais aucune ligne du programme d'apprentissage n'y apparaît, pour que soient prévus, en classe, des moments d'analyse et de théorisation de ce qu'est une communication, comment elle fonctionne, ce qui l'entrave et quelles conditions sont nécessaires à sa réussite. Or, sans un tel travail, aucune MAÎTRISE n'est possible.
Il y a pire : les pratiques en usage laissent s'installer des représentations faussées de ce qu'est la communication.

COMMUNIQUER ET S'EXPRIMER, EST-CE LA MÊME CHOSE ?.

La manière dont on en parle installe déjà une confusion : c'est le plus souvent le verbe "s'exprimer" qui est utilisé à son sujet, comme si ces deux verbes étaient synonymes. Or, s'exprimer et communiquer (1) sont deux activités langagières profondément différentes, correspondant aux deux fonctions principales du langage :
1- Traduire par des mots ce qu'on ressent et éprouve : comme l'étymologie le rappelle, s'exprimer signifie faire sortir de soi des sensations, des impressions des sentiments. C'est une activité personnelle, qui n'implique nul partenaire. Il peut certes arriver que, dans certains cas — la littérature, entre autres — la production soit soumise à des lecteurs : mais même dans ce cas, on observe que celle-ci n'a été réalisée, ni avec eux, ni pour eux.
2- Transmettre un message à quelqu'un d'autre : tout autre est cette activité qui fait du destinataire l'élément essentiel. Les nombreux travaux sur le fonctionnement de la communication, menés dès les années 70 à la suite des premiers travaux sur les "Actes de langage" d'Austin et son équipe ("Quand dire, c'est faire" 1970), ont mis l'accent sur deux caractéristiques de la communication, rarement enseignées à l'école, qui la distinguent radicalement de l'expression :
* le fait qu'une situation de communication est définie, non pas par la présence d'un émetteur et d'un destinataire, mais par la réponse du destinataire, c'est-à-dire par le fait que les rôles d'émetteur et de destinataire sont alternativement joués par les partenaires de la communication ;
* Le fait qu'on ne communique jamais pour dire, mais pour agir sur celui à qui on s'adresse, c'est-à-dire que le message transmis n'est pas l'objet de la situation, mais le moyen au service d'un but, qui n'est autre qu'une réponse attendue.
Communiquer n'est donc pas seulement un acte de parole, mais une stratégie d'action sur d'autres personnes, avec des conséquences en termes de réussite ou d'échec, qui n'existeraient pas s'il ne s'agissait que de paroles.

QUEL TRAVAIL EN CLASSE, AVEC LES ENFANTS, POUR QUE LES ADULTES QU'ILS DEVIENDRONT SACHENT ÉVITER LES "BAVURES" DE COMMUNICATION ?

Si la communication passe mal si souvent, c'est dû non seulement à l'absence d'un apprentissage approfondi, mais aussi au fait qu'une bonne partie des pratiques scolaires habituelles vont à l'encontre de ce qu'il faut savoir pour communiquer efficacement. Ce sont donc elles qu'il faut modifier.

1- Premièrement, on confond constamment expression et communication.
Il est vrai que l'origine première du langage, c'est l'expression. Spontanément, c'est elle qu'on met en jeu pour dire ce qu'on à dire, sans aller plus loin. On pense, sans réfléchir, que le fait d'entendre ce qu'on lui a dit, ou de lire ce qu'on a écrit, va suffire à l'autre pour comprendre le message.
C'est évidemment faux, mais c'est ce qu'on laisse croire aux enfants en classe : par exemple, lors d'un débat, lorsque l'un d'entre eux prend la parole, le maître, le plus souvent, demande aux autres de se taire pour attendre de pouvoir parler à leur tour... Comme si communiquer, c'était dire, l'un après l'autre, ce qu'on a à dire ! Il faut admettre que c'est souvent ce qui se passe dans les débats d'adultes !
En fait, dans une communication orale, il ne suffit pas d'écouter, il faut, en même temps, confronter ce qu'on entend, à ce qu'on voulait dire avant : ceci afin de pouvoir y RÉPONDRE. Et quand on répond à une affirmation de l'autre, il faut que cette affirmation soit en quelque sorte dans la réponse : communiquer, c'est ajouter, à ses propres convictions, celles que l'autre vient de présenter, soit pour démontrer l'erreur de celles-ci (DÉMONTRER et non se contenter de l'affirmer), soit pour modifier et enrichir les siennes propres.
C'est ce qui fait, de la communication, l'outil d'ouverture d'esprit numéro 1, et donc d'enrichissement culturel et d'apprentissage.
Mais on voit bien à quelle condition : que le destinataire devienne émetteur à son tour : s'il n'y a pas de "retours" répétés, dans les deux sens, il n'y a pas de communication, et donc pas d'apprentissage. C'est la raison fondamentale qui fait du cours magistral, à la rigueur un outil d'INFORMATION, utile ici ou là, comme point de départ, mais sûrement pas outil d'APPRENTISSAGE. Seule, la communication véritable, entre enfants, mais aussi entre enfants et adultes, enseignant ou non, peut faire évoluer leurs savoirs et donc mettre en place des apprentissages.

2- Ensuite, on oublie en général pourquoi on communique, quels sont les enjeux de la situation, et ce qu'on attend de l'autre.
Il est vrai que s'il n'y a ni "autre", ni enjeux, parce qu'il s'agit d'une production écrite ou orale hors situation, la question est difficile à poser !
Il importe donc que toute situation de production langagière, écrite ou orale, soit "complète", c'est-à-dire, ou bien qu'elle soit incluse dans un projet qui la nécessite (demande d'informations nécessaires, demande d'autorisation, compte-rendu d'activités, débat participatif en classe, etc. ), ou bien, quand elle est simulée (les projets ne suffisent pas toujours à couvrir tous les types de situations, notamment écrites), il faut que la consigne puisse inclure TOUS LES PARAMÈTRES de la situation imaginée, sans oublier les enjeux.
On oublie aussi, dans les communications de la vie personnelle, que les paroles prononcées ou écrites ne sont en fait que des MOYENS d'obtenir un certain type de réponse. Il n'est pas rare qu'on n'ait même pas conscience des motivations réelles de ce qu'on dit ou écrit. Pourtant, les enjeux sont en général beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit sans réfléchir : on veut que l'autre comprenne ce qu'on dit, mais sans creuser le sens de ce verbe : qu'est-ce que je veux, au fond, en écrivant cette lettre ? Que son destinataire soit séduit ? Amusé ? Ému ? Blessé (parce que je lui en veux) ? Convaincu de l'intérêt de ce que je dis ? Etc. Etc. Toutes questions dont les réponses doivent être claires dans la tête de celui qui écrit.
C'est pourquoi, il importe qu'en classe, on habitue les enfants à les poser, notamment pour une production écrite, et à y répondre. Or, le seul moyen pédagogique d'y parvenir, c'est d'installer, en classe, pour chacune d'entre elles, et en amont de la tâche proprement dite, un travail collectif, dirigé par l'enseignant, qui permette à tous enfants de se poser ces questions ensemble et d'y trouver des réponses.

3- Surtout, on oublie que, une fois qu'on est au clair avec ce qu'on veut obtenir, il faut chercher les moyens les plus adaptés à ce but.
C'est là qu'en général, le bât blesse, aussi bien à l'écrit qu'à l'oral : ce dernier étant en général spontané et improvisé, on n'a guère le temps de réfléchir pour choisir les moyens les meilleurs, et comme on a tous "l'esprit d'escalier", on trouve trop tard la formulation qu'il aurait fallu adopter, et on crée des malentendus dont, parfois, on ne peut plus se sortir.
Pour l'écrit, c'est encore le travail en amont évoqué ci-dessus, qui va installer, outre la mise au clair des enjeux de la production, le choix des moyens à adopter. Mais, pour l'oral, c'est lui aussi qui va aider les enfants (et les adultes qu'ils deviendront) à tourner sept fois leur langue dans leur bouche, formule bien connue, mais qui risque de rester fort inefficace, si cette action de la langue, destinée à retarder la parole, ne s'accompagne pas d'une réflexion approfondie sur la manière de dire ce qu'on s'apprête à dire !
En ayant pris l'habitude de faire ce travail d'analyse pour toute situation de communication écrite, les enfants sauront la pratiquer là où elle est essentielle, notamment dans les entretiens professionnels, plus tard, ces entretiens qu'il importe de ne pas rater... Où l'on voit que la maîtrise de l'oral se nourrit des apprentissages de l'écrit — et non l'inverse, comme on le croit en général, sous prétexte que l'oral est "avant".
Il convient donc d'apprendre aux enfants à prendre en compte ce qu'ils savent du destinataire, et de "se mettre à la place du lecteur", en recherchant ce qui lui est évident et ce qui ne l'est sûrement pas, pour en déduire les informations qu'il faudra fournir pour qu'il comprenne.
C'est ce qui fait de l'écriture de communication une des activités les plus formatrices, car elle invite à sortir de soi, à prendre de la distance avec ses propres évidences, et à s'ouvrir à la différence des autres.
Quand on ne connaît pas personnellement le destinataire, ou qu'il est constitué de plusieurs personnes, il faut alors s'informer des usages, c'est-à-dire des règles sociales qui dirigent ce type de communication (comment on s'adresse à un supérieur hiérarchique, au maire de la ville, à l'ensemble des parents ; quelles sont les formules qu'il est préférable d'utiliser etc.), en sachant bien qu'on n'a pas à y être enfermé, et qu'il est toujours possible de ne pas les suivre, à condition de savoir ce qui s'en suivra et de l'assumer, bref, de bien savoir ce qu'on espère comme résultat de la communication...
Il s'agit de faire découvrir que les règles sociales sont des règles de jeux : elles ne sont pas là pour qu'on les APPLIQUE, mais pour qu'on JOUE AVEC. Ce qui rappelle que la liberté n'est pas l'absence de règles, mais la compréhension de celles-ci, et, pour reprendre la célèbre formule de Cocteau, la connaissance du point jusqu'où on peut aller trop loin.
Un dernier point essentiel : il faut qu'ils apprennent à se méfier des mots et de leur polysémie, c'est-à-dire des sens différents qu'ils ont en fonction des contextes qui les entourent. La plupart des malentendus qui séparent, de façon parfois grave, ceux qui communiquent, ont pour origine une méconnaissance du lien étroit entre le sens des mots et les contextes où ils se trouvent. Il faut savoir que la confusion des sens différents d'un même mot constitue une partie importante de ce qu'on appelle la langue de bois, outil bien connu de manipulation du public.
On voit qu'un autre apprentissage du vocabulaire (2) s'impose à l'école, bien différent de ce qui se fait. Un apprentissage qui inclut cette polysémie des mots, et qui supprime l'habitude catastrophique de faire croire, aux enfants, que les mots auraient UN sens, celui qu'on nomme "propre", parfois complété d'un autre qui serait "figuré" : c'est complètement faux. Il n'existe en fait ni sens propre, ni sens figuré, mais des emplois divers, dont le nombre dépasse largement deux, dépendant des contextes et des types d'écrits.

A peu près aucune de ces conditions ne se trouve la plupart du temps présente à l'école. Pas étonnant donc si...

(1) Ce billet reprend l'essentiel d'un des chapitres de l'ouvrage d'Eveline Charmeux : "Réconcilier les enfants avec l'écriture", Ed. ESF Paris 2016.
(2) Sur le travail en vocabulaire, voir Eveline Charmeux : "Enseigner le vocabulaire autrement ", Ed. Chronique Sociale, Lyon, 2014.