Incapable d'insérer cette vidéo dans le billet, j'ai tenté de transcrire le dialogue (ça je sais faire !), ainsi que le lien pour la visionner :

https://www.youtube.com/watch?v=ioUK6I73_bk

Voici la scène : une petite fille fait ses devoirs, sur la table de la cuisine, tandis que sa maman est en train d'écrire en face d'elle, et que le papa essuie la vaisselle (sic : je rappelle qu'on est au Québec).

— L'enfant : J'sais jamais comment l'écrire. C'est compliqué l'français.
— Le père, essuyant un verre : mais non c'est pas compliqué ! C'est quoi, ton mot ?
— E : fois
— P : Ça dépend si c'est le foie ou la fois...
— E : C'est la fois... Ah ben oui, c'est féminin, donc un "e"...
— P : Ah, non ! Si c'est "la fois", ça prend pas de "e"...
— E : C'est quand que ça prend un "e" alors ?
— P : Quand c'est masculin : quand c'est le foie. R'garde, montre-moi ça : mais là, c'est "la fois", avec un "s"...
— E : Mais non, un "s", c'est le pluriel,
— P : Oui, mais là c'est comme "il était une fois"... donc un "s". C'est comme quand tu regardes "la voix" : un "x" ! C'est comme ça !
— E : Oui, mais le x, c'est parce qu'ils sont plusieurs chanteurs !
— P : Oui, mais non, on dit la voix "x".
— E : Mais pourquoi c'est pas un "e" d'abord ?
— P : parce que la voie, "e", c'est comme le chemin. C'est pas compliqué !
— E : Si, c'est compliqué !
— P : Non ! Écoute, moi, j'ai des trucs : la voix, la croix (inaudible)... Y'a donc plus rien après.
(Ici, l'explication du père s'emballe, et l'accent québécois s'en mêlant, tout s'emmêle, et pas que pour nous !)
Parce que "la fois", comme une fois "s", comme le foie "e" féminin, l'autre, c'est le pluriel, c'est le contraire.. comme la voix "x", sauf la voie "e", le chemin. That's it !
La mère sort de son travail et, en regardant son mari avec compassion, soupire : "C'est vrai que c'est pas compliqué le français".

Quelles réflexions sociales et pédagogiques, cette scène peut-elle nous inspirer ?

* La première qui me frappe, c'est de voir combien la relation parent/enfant se dégrade dès qu'elle veut devenir pédagogique.
Après avoir bien ri, je pense alors à une scène "culte" du film de N. Philibert "Être et Avoir", celle où les devoirs de maths du soir (sur la multiplication) déclenchent un conflit presque homérique entre les membres de la famille, réunis autour du gamin.
Ici, c'est seulement le père qui s'affole, mais c'est la même situation !
Pour moi, c'est une confirmation de ce que les parents ne sont pas là pour faire classe à la maison — y compris quand ils sont enseignants.

Fille d'instit', je sais de quoi je parle : j'ai passé mon enfance à bénir les réunions syndicales qui éloignaient mon père de mes devoirs du soir. L'ennui, c'est qu'il n'y en avait pas tous les soirs... Et ceux où il était à la maison, c'était des soirées de cauchemar, qui finissaient souvent par la paire de gifles redoutée ! Les grandes qualités pédagogiques de mon père s'évanouissaient dès qu'il avait passé le seuil de la porte...
La plupart des enfants n'aiment pas que les parents se mêlent de leurs devoirs du soir... Et ils ont raison. Même pour les instit qui savent garder leurs qualités pédagogiques à la maison, faire la classe à la maison fausse la relation "parents/enfant", qui devient malsaine.
Cela ne veut pas dire que les parents n'ont rien à apprendre aux enfants, bien au contraire ! Mais, ils ont à le faire dans une relation CULTURELLE et non pédagogique.
Que peuvent-ils faire alors dans le confinement actuel, où ils ont à encadrer un travail proposé par l'enseignant confiné ?

Ils n'ont pas à expliquer le travail : ce n'est pas leur métier. Ils ont à aider l'enfant à avoir une attitude "culturelle", face à ces devoirs, c'est-à-dire chercher avec eux la documentation qui va les aider : le cours, le manuel, les informations sur le cahier, les informations qu'on peut trouver à la maison (dictionnaires, encyclopédies, Internet etc.) : ça, c'est leur travail. Ils ont à aider leurs enfants à utiliser cette documentation que l'école n'utilise guère et ne fait guère utiliser, obnubilés que sont une majorité d'enseignants par le "tout seul, par cœur"...
Ils sont, en effet, nombreux à n'avoir toujours pas compris que le "je sais par cœur, et ce serait tricher que chercher de la documentation" est à la fois imprudent et profondément malhonnête. Personne ne travaille jamais sans documentation !

* L'autre réflexion est, bien sûr pédagogique.
Quand on visionne cette vidéo, et qu'on se demande d'où viennent les difficultés que l'enfant rencontre, il apparaît clairement qu'elles viennent essentiellement de ce qu'on lui a enseigné à l'école : elles viennent des prétendues règles (qui sont fausses, et qui n'en sont pas).
Le coupable ici, c'est l'ineffable Bled !!
On voit le mal que peut faire cette absurde règle selon laquelle, le pluriel se met avec un "s", et le comique engendré par cette succession d'exceptions dont le pauvre père n'a pas les moyens de se dépêtrer : il faut dire qu'il n'a pas de chance avec les mots de sa gamine !! Rien ne marche !!
Donc, si, au lieu d'enseigner ces règles, on avait mis cette enfant en situation d'observer, dans un texte qu'elle connaît bien, à quoi sert, en français, la lettre "s" ou la lettre "e" , ou la lettre "x", elle saurait qu'en cas de doute sur la manière d'écrire un mot, il faut chercher, tout simplement, là où se trouve la réponse !
Car il est impossible de le deviner si on l'a oublié. Et chacun a parfaitement le droit d'avoir oublié : la mémoire est chose infidèle, comme on sait.
Et, donc, au lieu de s'emmêler les pinceaux dans ses explications, le père aurait pu aller chercher le dictionnaire, et inviter la gamine à chercher le mot qui la préoccupe.
Elle aurait sans doute découvert à cette occasion qu'il y en a plusieurs qui se prononcent ainsi, et pu noter à quel point il faut se méfier des règles édictées par monsieur Bled...
Que du gain, en tout domaine !
Elle aurait aussi découvert que ces différences, loin d'être une complication qu'il faudrait "simplifier", sont comme toutes les diversités, une source d'intérêt et même d'amusement.

Ce n'est pourtant pas difficile de travailler comme ça...