Continuité pédagogique : continuité de quoi ? Et si une coupure était au contraire, nécessaire ?

Rattraper les retards : pourquoi ? Ils se sauvent, les retards ?

Ces formules à l'emporte-pièce, dans un langage qui mêle, de façon faussement travaillée, langage relâché et formulations savantes, il faut en dénoncer les effets sournois de fausse logique qui endort la réflexion, pour une adhésion molle.

La continuité pédagogique
C'est un concept vide, reposant sur l'ignorance de ce qu'est l'acte d'apprendre.
Acquérir un savoir nouveau, c'est un peu comme absorber un repas : il faut le digérer. Mais digérer, ce n'est pas seulement l'ajouter à soi, c'est surtout trier, parmi les éléments nouveaux reçus, ceux qui ont pu s'ajouter à ce qui était déjà là, en le transformant, et ceux qui n'accrocheront pas, parce que trop étrangers et qui seront rejetés, donc oubliés.
L'enseignant doit savoir en effet que, jamais, tout ce qu'il essayait de faire acquérir à ses élèves, n'a été acquis par tous : chacun en a conservé une partie, celle qui était compatible avec ce qu'il savait avant...
Et, bien sûr, ça ne peut pas être tout à fait la même pour chaque élève.
Enfin, il faut savoir que vouloir éviter les coupures de cette "continuité", est une profonde erreur. En dépit d'une prétendue "logique", l'oubli complet est indispensable, pour les enfants, comme pour les adultes. Si l'on veut que le savoir soit solide, il faut pouvoir penser à autre chose et les vacances ne sont pas un luxe inutile.
On a tous observé un jour que le meilleur moyen de trouver la solution à un problème, c'est de ne plus y penser en se plongeant dans tout autre chose, voire, d'aller dormir un peu.
C'est pourquoi j'ai souvent demandé à mes collègues, devant un enfant qui ne comprend vraiment pas, de ne jamais insister (ce que j'appelle "l'acharnement pédagogique", aussi pernicieux que le "thérapeutique"), et même, de carrément passer à autre chose, en faisant comme si l'échec n'avait jamais existé.
Savoir oublier pour mieux savoir.

Rattraper les retards.
Là, ce n'est pas un problème de "concept". C'est la formule qui est vide.
Outre que le verbe produit un effet visuellement cocasse — comment pourrait-on rattraper un retard ? En courant derrière ? — la formule assimile l'apprentissage à une course, ce qui est une erreur grave.
La métaphore, comme on l'a vu, est plutôt de l'ordre de la digestion. Certes, on a parfois des digestions tardives, mais c'est là un retard qui ne se "rattrape" pas ! On connaît les solutions : ou bien, on attend qu'elle finisse par se faire, ou bien on se rend compte qu'elle ne se fera pas du tout, et on se débarrasse de ce qui refuse de passer !
La métaphore tient bien : c'est exactement la même chose pour les apprentissages !

Oui, mais lorsque l'apprentissage n'a pas pu avoir lieu, n'y a-t-il pas un "manque" à combler ?
Ici aussi la métaphore digestive continue à fonctionner : on sait que si on a sauté un repas, il faut surtout éviter de doubler la dose au repas suivant : rien ne serait plus mauvais pour la santé.

En fait, ce qui n'a pas été appris, le sera au moment où il sera devenu nécessaire : c'est le besoin qui crée l'apprentissage.
Pour être enseignant, il faut savoir recréer ce besoin dans la classe. Faire apprendre aux enfants des choses dont ils ne voient pas à quoi elles servent, c'est imposer un apprentissage artificiel, plaqué sur leur vie, sans rapport avec ce qu'est celle-ci.
Comme tout ce qui est artificiel, l'absence d'un tel apprentissage ne crée aucun "manque"... Rien à combler, rien à rattraper.
Si le besoin se présente, si la faim apparaît, l'appétit, comme l'apprentissage, se remettra en route.

Donc cessons de culpabiliser et d'affoler enfants, enseignants et parents — surtout ces derniers — et rappelons énergiquement que cette période étrange n'a pas été vide d'apprentissages, tant s'en faut : beaucoup de choses ont été apprises par tous, enfants et adultes, et aucun "retard" n'y est à déplorer.

Comme souvent, un bouleversement, même catastrophique, peut se révéler bénéfique : il permet que ça change !!
Chacun doit donc être bien convaincu qu'il ne saurait être question de reprendre là où on s'est arrêté et qu'il faut en revanche se servir des savoirs nouveaux acquis durant ces événements, pour s'y prendre d'autres façons.
Cela sera possible avec de bonnes vacances, intelligemment oublieuses, et surtout pas "apprenantes" : encore ne de ces formules qui ne veulent rien dire !
Ces vacances sont nécessaires, pour repartir autrement, loin des habitudes et des tics de routine qui aveuglent le bon sens, et faire une belle rentrée qui puisse s'ouvrir sur une école enfin autre...
Et si les idées manquent pour cela, écoutons Philippe Meirieu : Faisons donc le pari de la «pédagogie coopérative» dès la rentrée prochaine de septembre. Car, comme Célestin Freinet l’a bien montré, la coopération permet à chacun de s’appuyer sur tous pour devenir plus exigeant à l’égard de soi-même. Développons les échanges entre les élèves afin qu’ils s’entraident réciproquement car c’est très exactement de cela dont nous avons besoin dans les mois qui viennent. Embarquons-les dans des projets communs où la réussite individuelle contribue à la réussite collective et réciproquement. Soyons audacieux, pour une fois !

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