L'inhumain... C'est bien ce qui caractérise notre époque, et sur ce point l'école n'est pas en retard.

On croyait qu'avec la note sur le programme de la maternelle, on avait atteint le sommet... Pas du tout ! Ils sont formidables : ils ont trouvé pire.

Est prévu, en effet, un questionnaire destiné aux enfants entrant à la maternelle, justifié ainsi par la DEPP :
Nous avons choisi de commencer le nouveau panel en maternelle car désormais l'instruction est obligatoire à 3 ans et on voit bien que, par exemple, les inégalités sociales sont déjà très fortes en termes scolaires en début de CP et c'est donc très important de suivre des parcours dès l'entrée en maternelle.

Un questionnaire, — dont on ne peut trouver aucun exemplaire : seul le Café a pu l'entrevoir — présente, étalée sur plusieurs pages, une "grille d'observation élève" proposant une vingtaine de questions par page, toutes relatives au comportement de l'enfant. L'enseignant doit cocher des cases pour dire si l'enfant se comporte ainsi souvent, parfois ou jamais. Le livret est nominatif et les données vont suivre l'élève jusqu'à sa sortie de l'éducation nationale.
Il sera proposé par la Depp de janvier à mars à 35 000 élèves de 1700 classes de petite section de maternelle, c'est à dire âgés de 3 ans. Ces enfants seront ensuite suivis tout au long de leur scolarité.
On a quelques exemples de questions, volées subrepticement par François Jarraud :



En fait, ce "panel 21" reprend, en "l'améliorant" ceux de 2007 et 2011 de la Depp, et révèle un sens très sûr de la continuité dans l'inhumain : le besoin de ficher les enfants est têtu chez nos gouvernants depuis longtemps.

L'équipe de la DEPP, à la solde du Ministre, comme toutes celles qui l'ont précédée, ignore-t-elle que, depuis des décennies des travaux nombreux ont mis en évidence, les impacts importants de toute action d'observation portant sur le vivant en général, et notamment sur les êtres humains ? Même quand il s'agit de particules, le fait de les observer modifie leurs trajectoires et leur comportement !

Mais il y a pire que les effets de l'observation : ce sont les savoirs ou pseudo-savoirs qu'on en avait avant d'effectuer celle-ci.
On sait que l'on reconnaît, quand on observe, d'abord et surtout ce qu'on s'attendait à voir : les expériences en lecture sur ce point sont très nombreuses : Julos, un des amis du blog, nous a raconté récemment une expérience qu'il a eue l'occasion de vivre : lorsque l'on fait lire la phrase suivante « On a retrouvé l'orignal derrière un buisson. », en la projetant sur un écran afin que les lecteurs aient un temps très court pour en prendre connaissance, une très forte proportion de l'assistance a lu « l'original »
(Que ceux, qui ont trouvé immédiatement, et sans relire la phrase, où était le problème, lèvent la main : ils auront une médaille !)

Donc, avant de voir exactement ce qu'il y a à voir, on perçoit ce à quoi on s'attend... Que se passe-t-il alors quand il s'agit d'enfants dont on a à obtenir qu'ils veuillent bien apprendre ce qu'on leur enseigne ?
Un chercheur en psychologie sociale, Robert Rosenthal, s'est posé la question à la fin des années 60.
Beaucoup ont, sans doute ici, reconnu l'auteur de ce qu'on a appelé "l'effet Pygmalion", que ce questionnaire nous renvoie à la figure. C'est une notion bien oubliée, semble-t-il, aujourd'hui, surtout en haut lieu...
Avec ce questionnaire, il paraît urgent de rafraîchir la mémoire de nos décideurs.

Robert Rosenthal, qui, dans son laboratoire de psychologie sociale, voulait vérifier si les attentes des testeurs modifient les performances des animaux testés, a commencé par travailler sur des rats.
Douze rats, répartis en deux groupes égaux, ont été proposés à six étudiants, à qui il fut demandé d’entraîner chacun, 6 rats à traverser un labyrinthe. Les rats avaient été répartis de façon aléatoire, mais les étudiants l'ignoraient.
Aux premiers, il a expliqué que leurs rats avaient réussi des tests très difficiles et que l’on devait donc s’attendre à des résultats exceptionnels de la part des rongeurs ; et aux seconds, que leurs rats n’avaient rien d’exceptionnel et qu’il était très probable qu’ils auraient du mal à trouver la sortie du labyrinthe.
Les résultats dépassèrent largement ses prédictions : les rats du groupe 1 furent bien meilleurs et certains rats du groupe n° 2 ne quittèrent même pas la ligne de départ.

Alors, comme Rosenthal l'écrit lui-même, « Si des animaux considérés comme plus brillants par leurs dresseurs devenaient effectivement plus brillants, grâce aux préjugés favorables de ceux-ci, cela pouvait être vrai aussi pour les écoliers ».

Pour tester cette audacieuse hypothèse, il a lancé une expérience, qui fut menée dans l'école d’Oak School, une école défavorisée de San Francisco, dans laquelle de nombreux élèves étaient en situation d’échec.
A la rentrée, les chercheurs ont fait passer des tests de Q.I. à tous les enfants, en faisant croire aux professeurs qu’il s’agissait d’un « tout nouveau test mis au point à Harvard, et destiné à détecter les élèves susceptibles de progresser de manière spectaculaire pendant l’année à venir ».

L'équipe du chercheurs a ensuite sélectionné au hasard cinq enfants par classe, en affirmant aux professeurs qu'ils avaient eu d’excellents résultats au test, et qu’on pouvait s’attendre à ce qu’ils fassent des progrès très importants au cours de l’année.
A la fin de l’année scolaire, les chercheurs ont fait à nouveau passer un test de Q.I. à tout les élèves pour comparer les résultats des élèves dits normaux et ceux des élèves désignés comme prometteurs.
Les résultats ont été les mêmes, que pour les rats : les élèves désignés comme « prometteurs » avaient progressé de façon beaucoup plus nette que les autres, et certains avaient gagné plusieurs points de QI, surtout ceux de CP et CE1, années où les attentes des collègues sont les plus fortes. A noter que ces élèves « prometteurs » ont également été perçus comme plus performants et plus agréables que les autres
Malgré toutes les contestations plus ou moins ratiocinantes, entendues et lues ici ou là, cette histoire confirme beaucoup de choses, et d'abord que, les savoirs a priori qu'un enseignant a sur ses élèves, ont une action sur les résultats de ceux-ci. Quand elle est négative, elle apparaît réellement dangereuse : chacun connaît la réaction des instit' d'une école donnée, devant l'arrivée du quatrième (parfois du septième) enfant de la famille Untel : "Ah ! Encore un de cette famille ! Ça va pas être drôle !". Et, pour le pauvre gamin, même s'il est très différent de ses frères et sœurs, les chances d'être un "bon élève" ne sont pas près d'arriver... Sauf s'il change d'école.

Les psychologues expliquent ce phénomène, comme dû à un courant de communication muette et mutuelle entre professeur et élève :
1- Même sans informations préalables, tout enseignant se fabrique des attentes à partir d'indicateurs objectifs, mais aussi d'autres, «subjectifs », tels que le sexe, la réputation, la tenue vestimentaire, le milieu social, l’ethnie, liés à ses représentations et stéréotypes personnels. Or, diverses études montrent que, pour les élèves dont ils ont des attentes élevées, ils sont majoritairement plus chaleureux et rassurants ; tandis que, pour ceux dont ils ont des attentes faibles, ils sont souvent moins amicaux, avec une nette tendance à les critiquer quand ils se trompent, et ils les "voient" moins quand ils demandent la parole.
On imagine ce qui peut se passer quand on renforce "scientifiquement", ces attentes...

2- Les élèves perçoivent, très bien, même inconsciemment, ces différences et ils les interprètent, en ajustant, sans le vouloir, leur comportements à cette lecture, ce qui fait tomber ou grandir leur motivation, l'estime qu'ils ont de soi et leur confiance en eux.

Par delà les contestations, cette histoire fait apparaître deux "leçons", incontestables :
1- l'extrême dangerosité des attentes négatives sur un enfant, surtout très jeune. Et, avec le questionnaire, il y en aura forcément, qui vont leur coller à la peau pour toute leur scolarité.
2- qu'on ne risque rien à avoir des attentes positives : « Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement » dit Marcel Pagnol, dans "Le temps des amours".

A l'objection inévitable : "Alors, il faut mentir aux enfants et leur faire croire qu'ils sont capables, même si ce n'est pas vrai ?...", voici trois réponses :
1- Il n'y a pas de "vérité" dans les capacités des enfants : si un enfant est capable ou non, personne n'en sait rien, pas même les plus grands psychologues.
2- Parier, comme Philippe Meirieu nous y invite, sur l'éducabilité de tous les enfants, ne présente que des avantages — plus encore que ceux que Pascal énumère brillamment dans son "argument du pari"
3- Quels que soient les comportements des enfants, — si inquiétants soient-ils — il y a toujours, dans le raisonnement qui les y a conduits, des éléments positifs sur lesquels on peut s'appuyer pour les aider à rectifier le tir.
Mais, il faut bien voir que pour ces comportements négatifs, le fait de les avoir présentés à l'aide de tests, donc sans contexte, et hors situation, leur donne — là où ils pouvaient n'être qu'un hasard — une réalité quasi définitive, liée à leur personne même, qui rend tout travail de reconstruction, quasi impossible.
Comme je le disais d'entrée : on a réussi à détruire pour eux avenir et espérance. On les a tués.
C'est monstrueux.

Il faut empêcher à tout prix que ce questionnaire honteux ne voie le jour dans les classes. .